Scène d’une tragédie inédite

Le 5 avril 1809

Antoine-Vincent ARNAULT

SCÈNE D’UNE TRAGÉDIE INÉDITE,

LUE A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 5 AVRIL I 809,

PAR M. ARNAULT.

 

 

« Deux factions célèbres, sous le nom de Guelfes et de -Gibelins, désolèrent l’Italie depuis la fin du onzième siècle jusqu’à celle du quatorzième. C’est à Florence particulièrement qu’elles s’entre-choquèrent avec le plus de fureur. Les querelles d’opinion y dégénérèrent souvent en combats, les combats en massacres que le parti vainqueur prolongeait même après le triomphe.

« Las de vaincre, à proscrire on mit souvent sa gloire.
L’échafaud fut dressé sur le champ de victoire ;
Les soldats fatigués firent place aux bourreaux ;
On ouvrit les prisons pour emplir les tombeaux ;
La loi rendit au fer sa victime échappée,
Et la haché abattit ceux qu’épargna l’épée.

« À la suite d’une de ces batailles toujours funestes à l’État, les chefs de la faction victorieuse mirent un jour en délibération la destruction de Florence, de la ville où leurs ennemis avaient dominé si longtemps, où leurs rivaux reprenaient sans cesse de nouvelles forces. Uberti, chef de la famille de ce nom, et général de l’armée victorieuse, s’éleva seul contre cette proposition.

« Si quelques-uns de vous, dit-il à ses propres soldats, craignent leur patrie, qu’ils fassent ce qu’ils pourront pour la détruire ; pour moi, je prétends la défendre avec la même valeur dont j’en ai chassé vos tyrans. »

« La fermeté d’Uberti produisit sur les Florentins le même effet que celle de Scipion sur les Romains. On se souvient qu’après la bataille de Cannes, ce dernier fit jurer sûr son épée de voler au secours de Rome à ceux-là même qui voulaient l’abandonner au pouvoir d’Annibal.

« Uberti était aussi un héros ; Machiavel le nomme avec admiration, et Dante, en le damnant, le proclame grand homme. Des circonstances semblables inspirent aux âmes de même trempe de semblables résolutions.

« Ce fait est le sujet de la scène que l’on va entendre ; scène où l’on a aussi tenté de peindre les divers intérêts qui font mouvoir les hommes d’un même parti, les réunissent un moment contre l’ennemi commun, et les diviseront dès qu’ils seront en possession du pouvoir.

« Je n’aurai point de regret d’avoir esquissé ce tableau ; tout terrible qu’il soit, si le souvenir des troubles civils fait sentir plus vivement à chacun le prix du retour de l’ordre et la reconnaissance due au héros au courage et à la sagesse duquel nous devons la fin de nos malheurs et le rétablissement de la prospérité publique. »

 

La scène se passe au milieu des Apennins., dans une caverne. Uberti s’y entretient d’abord seul avec Spada, son ami.

 

« Uberti, après avoir exposé son projet d’arracher le pouvoir aux mains des Gibelins ; après avoir dit qu’il vient délivrer l’État et non le ruiner ; après avoir fait connaître les peines qu’il se donne pour contenir les hommes de son propre parti, moins animés par l’intérêt public que par leur ressentiment particulier, ajoute :

« Mais quel bruit, quel éclat, de ces retraites sombres
Dissipent tout à coup le silence et les ombres ?
Ce sont nos conjurés. Ils viennent concerter
Le grand, le dernier coup qui nous reste à porter.
Guelfe comme eux, Spada, reste, et tu vas connaître
Les grands événements que ce jour verra naître. »

 

SCÈNE III.

UBERTI, SPADA, CORSO, PAZZI, ALIGHÉRI, COME GUELFES.

Ils sont tous armés, quelques-uns portent des flambeaux.

UBERTI.

Des droits les plus sacrés généreux défenseurs,
Vous qui, prêts à marcher contre les oppresseurs,
Qui de gloire altérés non moins que de vengeance,
Voulez, pour mieux frapper, frapper d’intelligence,
Guelfes, connaissez tous quels moyens différents
Vont arracher l’empire aux mains de vos tyrans,
Affranchir le pays d’un honteux esclavage,
Et vous reconquérir votre propre héritage.

Par moi seul enfantés, de si hardis projets
De cent talents divers attendent leur succès.

J’ai su les préparer. Instruit par vos suffrages,
Parmi les plus vaillants choisissant les plus sages,
Entre tous les esprits qu’implorent nos besoins,
Du commun intérêt j’ai partagé les soins.

D’un parti dispersé par des coups si funestes,
Tandis qu’Alighéri réunissait les restes,
Ralliait dans ces bois, sous ces rocs escarpés,
Trois mille fugitifs au carnage échappés,
Corso, dans ce lieu même, amassait en silence
Le fer qui cette nuit doit armer leur vengeance,
Le fer que les Génois à nos bras ont prêté.

Pazzi, non moins heureux, par un triple traité,
À partager l’honneur d’une telle entreprise
Déterminait les chefs de Bologne et de Pise,
Des Lucquois, leurs rivaux, vous obtenait l’appui ;
Trois puissants alliés, qui, d’accord aujourd’hui,
Dans la ville avec nous sont prêts à s’introduire,
Assez forts pour servir et point assez pour nuire.
Florence cependant, en butte à tant d’efforts,
N’est pas moins menacée au dedans qu’au dehors.
Craignons peu les tyrans : tandis qu’ils nous proscrivent,
Jusque dans leurs conseils mes regards les poursuivent.
Leur fol aveuglement au comble est parvenu ;
Et tout leur est caché quand tout nous est connu.
Avec nos affidés dont leurs murs se remplissent,
De la sédition tous les germes se glissent ;
Vont des palais du noble au toit des artisans
Faire à nos intérêts de nouveaux partisans,
Réveiller de ceux-ci la colère endormie,
De ceux-là rassurer la foi mal affermie ;
Flatter tous les penchants, offrir pour suborneur
À beaucoup l’intérêt, à quelques-uns l’honneur.
Quoi de plus ! Bondelmonte, à sa haine infidèle,
Doit en notre pouvoir mettre la citadelle,
À l’heure où, prévenu par un commun signal,
Aux conjurés Guidon ouvrira l’arsenal ;
À l’heure ou Médicis à nos braves cohortes,
Du rempart qu’il commande aura livré les portes :
Laissez entrer l’espoir en vos cœurs étonnés.
Les serments sont reçus, les otages donnés,
L’instant fixé : l’airain dont les accents funèbres
Réveillent la prière au milieu des ténèbres,
À minuit sonnera le signal concerté,
Signal de la victoire et de la liberté.

 

CORSO.

Crois-en l’ardente élite en ces lieux réunie ;
Le courage applaudit aux projets du génie,
Et n’attend que la nuit qui doit favoriser
Nos bras impatients de les réaliser.

La nuit est loin encor ! et quel long intervalle
De ce moment à l’heure et tardive et fatale
Où nous pourrons enfin écouter librement
Ce droit des opprimés, ce juste emportement
Qui du faible souvent fait un homme invincible,
Et qu’en nous la contrainte a rendu plus terrible.

 

PAZZI.

Tels sont nos vœux à tous : oui, les maux différents,
Les maux que l’avarice et l’orgueil des tyrans
Si longtemps sur ma tête a versés sans mesure,
Je veux à ces tyrans les rendre avec usure !
L’exil, la pauvreté, l’absolu dénûment,
Seront pour eux encore un trop doux châtiment.

Les trésors amassés par mes travaux prospères,
L’héritage sacré que m’ont transmis mes pères,
Sans pitié, sans pudeur, ils me les ont ravis ;
De mes biens à loisir ils se sont assouvis ;
Ah ! leurs biens, tous leurs biens, de ma longue indigence
Pourront seuls apaiser la soif et la vengeance.

 

ALIGHERI

Que leur or satisfasse à ton inimitié
À si bas prix mon cœur ne met pas sa pitié.
C’est leur sang, tout leur sang, qu’il faut à ma colère,
À la douleur d’un fils, au désespoir d’un père.
Tant qu’ils vivraient, leur sort me semblerait trop deux.
Mon père et mes enfants sont tombés sous leurs coups.

 

UBERTI.

Et qui donc de leurs lois n’a pas été victime,
N’a pas à les punir d’une injure ou d’un crime ?
Mais nos champs envahis, nos palais saccagés,
Même après le combat nos parents égorgés,
Mais nos propres malheurs sont-ils les seuls outrages
Que vengent aujourd’hui nos bras et nos courages ?
Ah ! tout un peuple en proie aux fureurs d’un parti,
Des lois, des saintes lois le cours interverti ;
Du plus vil factieux le plus léger caprice
Usurpant et la force et le nom de justice ;
Un pouvoir méprisé jusque dans sa rigueur,
Qui faible sans pitié, qui cruel sans vigueur,
N’a pour justifier sa longue tyrannie,
Ni les droits du bonheur, ni les droits du génie,
Voilà des attentats pour les cœurs généreux,
Pour vos cœurs, pour le mien mille fois plus affreux
Que les sanglants arrêts qui font notre infortune.
Dévoués sans réserve à la cause commune,
Que tout autre intérêt nous devienne étranger.
C’est l’État avant tout que nous devons venger.
Vaincre en est le moyen ; quant au reste, à m’en croire,
Nous en reparlerons, mais après la victoire.

 

CÔME.

Non ; avant le combat : Uberti, si tu crois
Pouvoir des opprimés nous contester les droits,
C’est avant le combat qu’il faut que l’on m’explique
Quel projet dissimule et suit ta politique ;
Tout en nous excitant, pourquoi tu nous retiens ;
Comment mon intérêt s’accorde avec les tiens.
C’est avant le combat qu’il m’importe d’apprendre
Quel prix tu mets au sang qu’on est prêt à répandre ;
Où. tendent les succès que tu nous a promis ;
Si le plus juste espoir ne nous est pas permis,
Si tu nous interdis, même avant la victoire,
La vengeance, aux proscrits plus douce que la gloire ?

 

UBERTI.

Je t’interdis le crime ; et ma sévérité
Compte encor malgré toi sur ta docilité.
Je ne t’impute pas le soupçon qui t’égare ;
Le malheur te rend seul ombrageux et barbare.
Ton malheur dure encor, c’est lui qui m’a blessé.
Tu le désavoûras quand il aura cessé.
Un sort plus doux rendra ton âme à l’indulgence ;
Ou, pour toi s’il n’est pas de bonheur sans vengeance,
Des lois que nous servons tu voudras l’obtenir,
Et ne pas imiter ceux que tu vas punir.

 

ALIGHÉRI.

Il faut les imiter, s’il faut qu’on les punisse.
Pour eux le vol fut droit, l’assassinat justice.
N’abrogeons pas leurs lois ; et sans plus discuter,
Mettons notre vengeance à les exécuter.
Leurs fureurs ont rendu les nôtres légitimes.
Ainsi les châtiments seront égaux aux crimes,
Les pleurs paîront les pleurs, le sang paîra le sang.
Nul de nous à leurs yeux ne parut innocent ;
Nul d’entre eux devant nous ne doit obtenir grâce.
Mais c’est peu de détruire eux, leur règne et leur race ;
Détruisons jusqu’aux murs qui pour quelques moments
Les dérobent encore à nos ressentiments.
Ces murs, du sang des miens rougis par leur furie,
Ces murs qui m’ont proscrit ne sont plus ma patrie ;
Qu’ils tombent ! j’ai juré leur ruine, et je vois
Que tout Guelfe y conspire et le jure avec moi.

Il se fait un mouvement.

 

UBERTI.

Arrêtez ! s’il obtient l’aveu qu’il ose attendre,
Guelfes, épargnez-moi la douleur de l’entendre,
Cet aveu.... Mon arrêt m’a causé moins d’horreur
Que l’odieux serment dicté par sa fureur.
Malheur aux Gibelins ! mais enfin leur furie
N’a pas exterminé jusqu’au nom de patrie.
Ils ont de leurs enfants épargné le berceau ;
Ils ont de leurs aïeux respecté le tombeau.
Au secours de l’État je croyais vous conduire ;
Je voulais le sauver, vous voulez le détruire ;
Je vous rends le pouvoir que vous m’avez commis.
Frappez le plus cruel de tous vos ennemis.
Armé pour le bon droit et non pour l’injustice,
Noble conspirateur et non pas vil complice,
Je saurai dans la tombe emporter les secrets
Qui liaient la fortune à vos vrais intérêts.
Frappez, sans croire, ingrats, que mon cœur vous pardonne.
Je vous punis assez quand je vous abandonne ;
Mais quoi ! quelle stupeur succède à vos transports ?
Même avant le forfait vous sentez le remords !
Oublions, mes amis, une erreur passagère ;
Et tout au mouvement que l’honneur nous suggère,
Promettons sur ce fer, d’une commune voix,
De raffermir l’État, de relever les lois,
Sans qui toute alliance est bientôt désunie,
Sans qui tout est licence, ou tout est tyrannie.

 

LES GUELFES.

Nous le jurons !

 

UBERTI.

J’accepte, et j’en crois ce serment ;
Il est digne de vous. Que sans perdre un moment
Chacun se rende au poste oh son honneur l’appelle.
La confiance, amis, d’accord avec le zèle,
Assure le succès de vos heureux efforts.
Corso dirigera nos projets au dehors ;
Au dedans ils seront réglés par mon audace.
Là le risque est plus grand, là surtout est ma place.

Les Guelfes sortent.

 

SCÈNE IV.

UBERTI SPADA,

 

SPADA.

Tant de férocité m’étonne.... Je frémis....

 

UBERTI.

Étonne-toi plutôt de les voir si soumis !
À l’homme ainsi le mal de tout temps fut facile ;
À la voix qui l’ordonne il n’est que trop docile...
Mais le chef que le crime a rendu triomphant
Est bien mal obéi sitôt qu’il le défend.

 

SPADA.

Grâce au noble ascendant d’une âme ardente et ferme,
Ce jour à tant d’horreur te verra mettre un terme.

 

UBERTI.

Te l’avoûrai-je, ami, je l’espère ; je croi
Qu’à ces jours de fureur, de désordre, d’effroi,
Succéderont des jours glorieux et tranquilles.

C’est aux convulsions des discordes civiles,
Où le crime lui-même est empreint de grandeur,
Que plus d’un peuple a dû sa force et sa splendeur.
Dans ses cruels effets quelquefois salutaire,
Ce fléau qui parcourt incessamment la terre,
Laisse, en affermissant ce qu’il n’a pas détruit,
Le sage moins timide et le fort plus instruit.

Oui, souvent dans l’horreur du tumulte où nous sommes,
Les grands événements ont formé ces grands hommes
Dont l’audace, arrachant au pilote incertain
Le gouvernail public usurpé par sa main,
Au plus fort du péril a soustrait au naufrage
Le vaisseau moins brisé qu’éprouvé par l’orage.
Mais retourne en nos murs