Récit fait à la seconde classe de l’Institut, de la manière dont les titres et les registres de l’Académie françaises ont été conservés dans la Révolution, pour être replacés dans la bibliothèque de l’Institut. Réception de M. de Lacretelle

Le 6 mars 1805

André MORELLET

RÉCIT

FAIT A LA SECONDE CLASSE DE L’INSTITUT,

DE LA MANIÈRE

DONT LES TITRES ET LES REGISTRES DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ONT ÉTÉ CONSERVÉS DANS LA RÉVOLUTION,

PAR M. L’ABBÉ MORELLET,

POUR ÊTRE REPLACÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE DE L’INSTITUT.

LU DANS L’ASSEMBLÉE PUBLIQUE DU 15 VENTÔSE DE L’AN XIII (6 mars 1805)

A LA RÉCEPTION DE M. DE LACRETELLE.

 

J’ai l’honneur de vous présenter, pour être placés dans la bibliothèque de l’Institut, un portefeuille contenant les titres et papiers de l’Académie française, cinq volumes des registres de ses séances, trois volumes de ses délibérations, et un volume de ses remarques sur le Quinte-Curce de Vaugelas ; pièces que je crois avoir sauvées de la destruction qui a fait disparaître beaucoup d’autres monuments précieux de la gloire littéraire des deux derniers siècles. Permettez que je vous rende compte des circonstances qui ont concouru à leur conservation.

Tous ceux qui ont quelque connaissance de l’histoire de notre révolution savent que, dès la fin de juin 1793, le vandalisme commençait ses ravages. On annonçait dès lors la suppression de tous les corps littéraires, parmi lesquels l’Académie française était un de ceux que les novateurs décriaient avec le moins de ménagement.

D’un commun accord, nous convînmes, dans la séance du 5 août, d’interrompre nos assemblées ; et c’est en effet la dernière qu’ait tenue l’Académie française.

Le 8 août, fut porté le décret qui supprimait les académies, et, quelques jours après, les scellés furent, mis sur la salle de nos assemblées particulières, où se trouvaient une bibliothèque d’environ six cents volumes, servant au travail de l’Académie, les portraits en grand de Richelieu et du chancelier Séguier, une vingtaine de bustes et quelques médailles.

Parmi ces effets devaient naturellement se trouver aussi environ quatre-vingts portraits des académiciens, qui couvraient nos murs, les titres et papiers de l’Académie, les registres de ses délibérations, etc. Mais des mesures prises avant de terminer nos séances avaient mis ces objets à l’abri d’une première invasion. Quant aux portraits de nos confrères, nous les avions fait détacher des murs, et mettre en pile dans une des tribunes, fermant à clef, de la salle des assemblées publiques, qui précédait la salle de l’Académie française. On peut croire que c’est à cette précaution que nous devons de les avoir conservés. Ils ont été retrouvés l’année dernière, et, rassemblés par les soins de nos deux collègues, M. Lacuée et M. Raymond, architecte du Louvre.

Nous pouvions abandonner, sans beaucoup de regrets, la bibliothèque, quoique de quelque valeur, et formée par les académiciens eux-mêmes et de leurs deniers, et les portraits des grands hommes qui ont illustré l’Académie, et qu’immortalisent leurs écrits bien plus que leurs images ; mais nous craignions davantage pour les objets dont la perte eût été plus fâcheuse. Les titres de l’Académie, l’acte authentique de son établissement en 1635, la suite non interrompue de ses délibérations, de ses assemblées, de ses élections de ses règlements, de ses relations immédiates avec le souverain, étaient menacés d’une destruction qui ne respectait pas plus les monuments du génie que le silence des tombeaux. J’étais directeur, et, en l’absence de M. Marmontel, éloigné depuis plus d’une année, je remplissais la fonction de secrétaire. À ces deux titres, je m’étais cru non-seulement autorisé par les circonstances, mais même obligé de faire tous nies efforts pour sauver ces restes précieux, et je les avais emportés chez moi, disposé à les rendre lorsque quelque autorité les demanderait, démarche qui, dans ces temps malheureux, n’était pas sans quelque danger.

C’est, Messieurs, à ce pieux larcin (car je ne rougis pas de l’appeler ainsi) que nous devrons la conservation de notre généalogie littéraire et des titres d’une sorte de noblesse qui ne peut faire ombrage aux amis les plus ardents d’une juste égalité. Je remets dans vos mains la chaîne qui rattache cette compagnie à la première Académie française, ou plutôt qui fait de l’une et de l’autre une même académie. Vous retrouverez, dans ses délibérations, l’esprit qui l’animait, la modération et la dignité qu’elle a constamment gardées, et des matériaux pour la suite de son histoire, devenue aujourd’hui la vôtre, et que nous n’avons que jusqu’à l’année 1784. Enfin, Messieurs, vous y verrez encore avec quelque intérêt jusqu’aux simples noms de vos illustres devanciers, tracés de leur propre main ; car le souvenir de ces hommes célèbres s’attache aux plus légères circonstances, parce que nous voulons l’avoir toujours présent, et qu’il nous intéresse toujours.