Rapport sur le concours de poésie de l’année 1815

Le 25 août 1815

Jean-Baptiste-Antoine SUARD

RAPPORT

DE M. SUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1815.

 

 

La classe de la langue et de la littérature françaises avait deux prix de poésie à décerner pour cette séance ; l’un, proposé dans le concours de 1813, avait pour sujet : Les derniers moments de Bayard. Aucune des pièces qui avaient concouru n’ayant paru digne du prix, le même sujet a été remis au concours. Elle avait en même temps proposé pour sujet du prix de poésie, destiné au concours de cette année, La découverte de la Vaccine. Sur ces deux objets, les vues de l’Académie ont été remplies, même au-delà de ses espérances. Elle a observé avec satisfaction, que plusieurs des pièces sur la mort de Bayard, qui avaient paru au premier concours, s’étaient représentées au second avec des améliorations sensibles, et dans le style et dans la composition ; ce qui prouve une chose qui semblerait ne pas  avoir besoin de preuves, c’est que les concours académiques exercent une influence salutaire sur les progrès du goût et sur la direction des talents. En comparant les divers ouvrages publiés par les jeunes poëtes qui ont obtenu des Prix dans nos concours, on peut remarquer que les ouvrages couronnés sont d’ordinaire ceux où l’on trouve plus de correction, un goût plus pur, et une élégance plus soutenue.

Trente-trois pièces ont été admises au concours, sur le sujet de la mort de Bayard. La classe a trouvé, dans plusieurs de ces ouvrages, de l’esprit, des idées heureuses, du talent pour la versification, mais avec des défauts trop essentiels pour leur permettre d’aspirer au prix. Dans ce nombre elle a distingué le n° 20, ayant pour épigraphe :

« …Puissions-nous aujourd’hui
Vivre comme Bayard, et mourir comme lui ! »

Cette pièce annonce un talent qui aurait pu s’exercer avec plus de succès, si l’auteur avait plus soigné sa composition.

Le n° 29, portant pour épigraphe : « Son ombre eût pu encore gagner des batailles, » et offrant plus de mérite avec moins de défauts, a été jugé digne d’une mention honorable. Trois autres ouvrages ont offert à la classe des beautés d’un ordre encore supérieur ; ce sont les nos 4, 26 et 33. Chacun des deux derniers pouvait prétendre à un prix ; ils se distinguent par des mérites d’un genre très-divers, mais le sujet y est traité avec un degré à peu près égal de bonheur et de talent. La classe a cru devoir partager le prix entre eux. Le n° 26 a pour épigraphe : Extinctus amabitur idem ; et le n° 33, ces vers de Voltaire :

« Fidèles à leur Dieu, fidèles à leurs rois,
C’est l’honneur qui leur parle, ils marchent à sa voix. »

L’auteur du premier est M. Alexandre Soumet, dont le talent s’est déjà fait connaître avec distinction dans un précédent concours ; il a obtenu une mention honorable dans celui qui avait pour sujet, les Embellissements de Paris.

Le n° 33 est de madame Dufresnoy, auteur déjà très-connu de plusieurs ouvrages de poésie qui ont mérité les suffrages du public, et qui se distinguent par la grâce, la sensibilité, l’élégance, et le bon goût.

On peut rappeler ici que, dans le premier concours ouvert par l’Académie française, en 1671, une femme remporta le prix ; ce fut mademoiselle de Scudéri : après plus de cent quarante ans, madame Dufresnoy est la seule femme qui ait obtenu la même distinction, mais par un ouvrage dont le mérite ne sera pas contesté par les gens de goût des siècles suivants.

La classe accorde l’accessit au n° 4, ayant pour épigraphe : Virtutem videant, intabescantque relicta.

Le concours sur La découverte de la Vaccine n’a pas eu un succès moins heureux. En proposant ce sujet, la classe ne s’est pas dissimulé la difficulté qu’il y aurait à l’embellir des couleurs et des formes de la poésie. Il devait effrayer les talents encore peu exercés ; mais la difficulté même était propre à exciter l’émulation de ceux qui ont déjà éprouvé leurs forces. Cette attente n’a pas été trompée.

Il ne s’est présenté dans la lice que onze concurrents, dont trois seulement se sont fait distinguer avec avantage. Mais il s’en est trouvé un qui, par la supériorité de talent qu’annonce son ouvrage, n’a pas permis aux juges d’hésiter sur leurs suffrages. Ils y ont trouvé tout ce qui caractérise le vrai poëte : un ton élevé sans effort, un style animé et riche d’images, le sentiment naturel de l’harmonie, et l’heureux emploi des formes particulières qui distinguent le langage de la poésie de celui de la prose. Cet ouvrage, enregistré n° 10, a pour épigraphe : Ea visa salus morientibus una. On apprendra sans doute avec intérêt que l’auteur est M. Alexandre Soumet, le même qui vient d’obtenir une couronne dans le précédent concours.

Le jeune écrivain qui s’annonce avec tant d’éclat, doit aspirer à des succès plus brillants encore, lorsque son talent, perfectionné et étendu par la méditation et de bonnes études, s’appliquera aux grands sujets où la poésie peut déployer toutes ses richesses exercer toute son influence.

La classe a accordé l’accessit au n° 8, ayant pour épigraphe : Non ignara mali miseris succurrere disco.

Elle y a trouvé beaucoup d’esprit, un talent souple et varié. L’auteur aurait pu prétendre à un succès plus flatteur encore, s’il n’avait pas négligé l’art des transitions, et cette gradation d’intérêt, si nécessaire à l’effet des compositions littéraires.

L’auteur est M. Casimir Delavigne, qui a obtenu une mention honorable dans un précédent concours.

Un concours extraordinaire, annoncé au public il y a plus d’une année, a occupé la classe.

Une personne qui ne s’est pas fait connaître lui a fait remettre une somme de 1,000 francs, et l’a invitée à en former un prix, offert à celui qui, au jugement de cette compagnie, aura le mieux traité la question expliquée dans le programme suivant :

« Quelles sont les difficultés réelles qui s’opposent à l’introduction du rhythme des Grecs et des Latins dans la poésie française ? »

« Pourquoi ne peut-on faire des vers français sans rimes ? »

« Supposé que le défaut de fixité de la prosodie française soit une des raisons principales, est-ce un obstacle invincible ? Et comment peut-on parvenir à établir à cet égard des principes sûrs, clairs, et faciles ? »

« Quels sont les tentatives, les recherches, et les ouvrages remarquables, qu’on a faits jusqu’ici sur cet objet ? En donner l’analyse, faire voir jusqu’à quel point on est avancé dans cet examen intéressant ; par quelles raisons enfin, si la réussite est impossible, les autres langues modernes y sont-elles parvenues ? »

On voit que ce programme comprend plusieurs questions, sans indiquer un résultat simple et précis. Un sujet si compliqué a dû présenter d’assez grandes difficultés à ceux qui ont entrepris de le traiter, et même quelque embarras aux juges du concours.

Pour remplir en entier les intentions du fondateur du prix, il se présente quatre questions à résoudre.

1° Déterminer avec précision quelles sont les formes de la versification grecque et latine qui la caractérisent essentiellement. Cette solution est nécessaire pour examiner si ces procédés peuvent s’appliquer, en tout ou en partie, à la nature des langues modernes.

2° Quelles sont les tentatives que l’on a faites dans les langues modernes, pour y introduire le mécanisme de la versification ancienne, et quel en a été le résultat ?

3° Les essais qu’on a faits pour transporter dans notre poésie le même mécanisme de versification n’ayant eu jusqu’ici aucun succès, y a-t-il entre la nature de notre langue et celle des autres langues modernes quelque différence essentielle qui nous empêche de faire ce que d’autres nations ont pu tenter avec quelque succès ?

4° La langue française n’ayant dans la prononciation de ses syllabes, ni une valeur de temps assez déterminée et assez constante, ni un accent assez fortement marqué, pour être susceptible d’une versification mesurée comme celle des anciens, ne serait-il pas possible de trouver dans une heureuse combinaison des longues et des brèves, dans la variété des repos et des césures, le moyen d’y introduire une mesure régulière qui pût satisfaire l’oreille sans le secours de la rime ; ou même ne pourrait-on pas trouver un procédé analogue qui pût s’associer à l’usage de la rime ?

La plupart des concurrents ont traité ces quatre questions avec plus ou moins de développement ; mais aucun n’en donne une solution complète et qui réponde parfaitement aux vues exprimées dans le programme. Mais, quoique la question principale reste encore indécise, plusieurs y ont répandu des lumières qui peuvent servir à la résoudre. Elle a trouvé surtout dans les Mémoires 9, 10 et 11, des recherches savantes, des vues utiles, et des idées ingénieuses qui lui ont paru mériter une honorable distinction.

La nature du sujet et l’étendue des Mémoires n’ont pas permis à la classe de suivre pour le jugement de ce concours les mêmes procédés que pour les concours de ses prix ordinaires. Elle a nommé une commission qui s’est chargée d’examiner les treize Mémoires admis au concours, pour lui en faire un rapport. Un des commissaires, M. le comte Daru, a fait une analyse détaillée des Mémoires, en donnant une opinion motivée sur k mérite, les défauts, et le résultat de chaque ouvrage. Ce travail, fait avec autant de lumières que d’impartialité, et qui a été imprimé et distribué à la classe, l’a dirigée dans le jugement définitif qu’elle a porté. En conséquence, elle a décerné le prix au Mémoire n° 11, ayant pour épigraphe : Eloquio victi re vincimus ipsa.

L’auteur est M. l’abbé Scoppa, Sicilien, à qui l’on doit un bon ouvrage intitulé : Les vrais principes de la versification dans les différentes langues, ouvrage où sont exposés les principes qu’il a développés dans son Mémoire.

L’accessit est accordé au Mémoire n° 10, ayant pour épigraphe : Le rhythme est le père du mètre.

Le n° 9 a obtenu une mention honorable. Il a pour épigraphe :

« Nam veneres habet et charites vox undique vestra,
Ast alias veneres, ast alias charites. »

Les auteurs des deux derniers Mémoires ne se sont pas l’ai connaître.

La classe déclare ici qu’elle est loin d’approuver toutes les idées et toutes les vues qu’elle a trouvées dans les trois ouvrages qu’elle a jugés dignes des distinctions qu’ils ont obtenues. Elle y a remarqué, même dans celui qu’elle a couronné, plusieurs assertions purement hypothétiques, et quelques-unes qui lui ont paru erronées.