Rapport sur les concours d’éloquence et de poésie de l’année 1809

Le 25 août 1809

Jean-Baptiste-Antoine SUARD

RAPPORT

DE M. SUARD

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LES CONCOURS DE POÉSIE ET D’ÉLOQUENCE

POUR L’ANNÉE 1809.

 

 

Le concours dont nous allons rendre compte est bien loin d’avoir répondu aux espérances que la classe avait dû concevoir. Elle avait deux prix à décerner : l’un de poésie, l’autre d’éloquence. Le sujet du premier était les Embellissements de Paris. Ce sujet a paru riche, varié et favorable à la poésie. Vingt-huit pièces ont été admises au concours ; mais dans aucune le sujet n’a paru assez heureusement conçu, ni traité avec assez de talent pour mériter une couronne.

Deux pièces seulement ont été distinguées : l’une, enregistrée n° 22 a pour épigraphe ces mots : Sta, viator ; l’autre, n° 26, a pour épigraphe ces vers d’Horace :

« Trabes Hymettae
Premunt columnas ultimâ recisas
Africa. »

La première offre des traits heureux et quelques morceaux écrits avec noblesse et avec élégance ; mais le sujet y est considéré trop superficiellement. La seconde, d’un mérite inférieur, annonce cependant de l’esprit et du talent pour la poésie ; mais la marche en est irrégulière, le style inégal et souvent négligé.

Le défaut le plus général des ouvrages en vers envoyés à nos concours, est dans l’imperfection du plan ; nous avons déjà eu occasion de le remarquer, mais, nous ne devons pas craindre de le répéter. Le plan, cette partie essentielle de toute composition, n’est pas sans doute celle d’où naissent les beautés les plus originales et les plus brillantes ; mais sans elle, les plus grandes beautés perdent une partie de leur effet.

Cet art de disposer, d’enchaîner et de graduer les idées, de manière à les faire valoir l’une par l’autre, exige de l’écrivain un travail difficile à concilier quelquefois avec l’impatience du talent. Un jeune boëte, d’ordinaire, ne voit rien de plus important et de plus pressé que de faire de beaux vers ; à peine a-t-il conçu vaguement un sujet, qu’il se met à en versifier quelque partie qui le frappe davantage ; il dessine une figure sans savoir où il la placera ; il peint le second plan de son tableau avant d’avoir ébauché le premier. En suivant cette méthode, on peut semer beaucoup de beautés dans un ouvrage, mais on ne fera pas un bel ouvrage.

Les premières idées qui se présentent à l’esprit sont rarement les plus heureuses. L’imagination la plus riche, le talent le plus facile, ont besoin d’être fécondés par la méditation. Il faut d’abord considérer son objet sous toutes ses faces pour être en état d’en saisir les aspects les plus favorables ; il faut surtout attendre le moment de l’inspiration ; et ce moment est celui où les pensées et les sentiments ayant acquis une sorte de maturité, sollicitent d’eux-mêmes, pour ainsi dire, le pinceau du peintre ou la lyre du poète.

Le tableau des Embellissements de Paris offre au premier coup d’œil une multitude d’objets si divers, qu’il est difficile de saisir une vue générale qui, en les unissant par un lien commun, ajoute à l’intérêt particulier que peut avoir chaque objet isolé, celui qu’il reçoit de ses rapports avec les autres. La plupart des concurrents, frappés au premier coup d’œil de cette foule de monuments qui charment et étonnent l’imagination, semblent n’y avoir vu que des sujets de descriptions et de tableaux : cependant ces ponts, ces quais, ces fontaines, ces colonnes, ces arcs de triomphe, qui ornent nos rues, nos places, nos palais ; ces superbes et immenses collections de statues et de tableaux, trophées inappréciables de nos conquêtes ; la plus vaste et la plus magnifique des habitations royales, ce Louvre, restauré, agrandi, embelli, près d’être achevé en quelques années, après être resté imparfait et dégradé pendant plusieurs siècles ; de tels travaux ne sont pas de pures décorations de faste, de stériles merveilles des arts, destinées uniquement à amuser les regards du voyageur curieux ou à satisfaire le goût de l’amateur éclairé : les uns ont pour but d’entretenir la propreté, la salubrité, la sécurité même, objets d’une si haute importance dans une grande ville ; d’autres servent aux plaisirs de la société, en rendant plus faciles les communications entre ses habitants ; les autres contribuent à étendre et à inspirer le goût des arts, et par là même à en favoriser les progrès et le perfectionnement.

Tout ce qui frappe l’imagination des hommes par un caractère de grandeur et de beauté, tend à épurer les idées, à polir les mœurs, à élever les âmes ; et tout ce qui sert à perfectionner les arts libéraux, sert encore à perfectionner les arts de l’industrie et du commerce. Ces divers points de vue sont propres à répandre de la variété et de l’intérêt sur le tableau d’une grande et riche capitale.

L’art de décrire les objets sensibles est sans doute une partie précieuse du talent poétique, mais ce n’en est qu’une partie subordonnée. Ce n’est pas assez de peindre en vers harmonieux les objets qui frappent les sens ; il faut surtout parler à l’esprit et toucher le cœur. La poésie purement descriptive, froide par elle-même, fatigue bientôt lorsqu’elle se prolonge, si le poète n’a l’art d’animer les imitations physiques, en y rattachant des idées, des sentiments, des souvenirs intéressants. C’est particulièrement l’art de Virgile, C’est celui de tous les grands poètes. Un de ceux-ci, que nous n’avons pas besoin de nommer, rappelant, dans un de ses poëmes, les débris imposants des monuments de l’ancienne Rome, désigne ainsi ses arcs de triomphe :

« Sous ces portes passaient les dépouilles du monde. »

Cette manière d’agrandir encore un grand objet par de nobles souvenirs, est la perfection de l’art ; et ce beau vers est aussi une leçon utile pour nos jeunes poëtes. Nous ne nous permettrons pas de leur proposer nos vues sur les moyens de mettre en pratique cette leçon : ceux qui joignent un bon esprit au talent des vers, n’ont besoin que d’être avertis ; ceux que la nature n’a pas doués des mêmes dons, profiteraient peu de nos idées ; car les conseils ne sont guère utiles qu’à ceux qui pourraient s’en passer.

Nous n’ajouterons que quelques mots. Le poëte qui, en considérant attentivement les vues différentes qu’offre son sujet, saura embellir des prestiges de son art le tableau des trésors et des jouissances nouvelles que la capitale a acquis en si peu d’années, présentera un digne hommage de la reconnaissance nationale à l’auteur auguste de ces bienfaits, à ce génie vaste et profond qui conçoit avec grandeur, veut avec énergie, exécute avec rapidité ; qui a pensé peut-être que la magnificence extérieure, principe de ruine pour les fortunes particulières, peut devenir une source de richesse pour un grand État ; qui veut enfin faire de Paris la plus belle des cités, comme de la France le plus puissant des empires.

Le sujet du prix d’éloquence proposé par l’Académie était le Tableau littéraire de la France au XVIIIe  siècle, sujet, qu’elle mettait au concours pour la troisième fois ; et quoique le résultat de cette troisième épreuve n’ait pas encore satisfait entièrement le vœu de l’Académie, elle a reconnu avec satisfaction que plusieurs des concurrents avaient mieux saisi le véritable esprit du sujet proposé, l’avaient plus approfondi dans ses parties principales, et l’avaient traité dans les détails avec plus de talent et de maturité ; cependant, de dix-neuf discours qu’elle a reçus, trois seulement lui ont paru mériter une attention particulière : l’un, enregistré n° 8, ayant pour épigraphe ce passage de Cicéron : Sine philosophici, non posse effici quem qucerimus eloquentem, est écrit avec esprit et avec talent : ; la marche en est claire et rapide, et il annonce de l’instruction et de bonnes études ; mais l’auteur s’est plus attaché à tracer le caractère des écrivains qu’à observer le progrès de la langue et des lumières ; ses jugements n’ont pas assez d’originalité et de profondeur, et il n’a pas considéré le sujet dans toute son étendue.

Le second discours, n° 12, a pour épigraphe ces deux vers d’Horace :

« Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici,
Plœraque differat, et praesens in tempus omittat. »

On y trouve du mouvement, de la chaleur, et des morceaux bien écrits et bien pensés, mais il est diffus ; la marche en est embarrassée et ralentie par des préparations inutiles ; le style manque en général de précision, quelquefois même de correction.

Un troisième discours, supérieur aux deux premiers, a pour épigraphe ces vers de Virgile :

… Primo avulso, non deficit alter
Aureus ; et simili frondescit… metallo. »

Le sujet y est traité d’une manière plus complète que dans aucun autre ; le ton en est animé ; le style a du mouvement, de l’élégance et de la couleur ; les jugements sur les écrivains et sur les différents genres de littérature annoncent des principes sains, un talent exercé, un esprit naturel fortifié par la réflexion et par de bonnes études. Un mérite si peu commun était malheureusement déparé par des imperfections assez graves ; on y a remarqué des réflexions qui ont plus d’éclat que de justesse, quelques jugements superficiels ou hasardés, quelques négligences de diction. La partie qui regarde les rapports des ouvrages philosophiques avec la littérature y est trop faiblement traitée. Nous ne pouvons dissimuler même qu’un morceau assez considérable de l’ouvrage contenait quelques observations que la classe n’a pu approuver, et que l’auteur devait d’autant plus s’interdire qu’elles ne tenaient pas essentiellement au fond de son sujet. Ces défauts cependant sont rachetés par des beautés d’un ordre si distingué, que les juges auraient été disposés à couronner l’ouvrage, s’ils n’avaient été arrêtés par une considération qui leur a paru d’un intérêt prépondérant. L’Académie a jugé qu’ayant mis trois fois au concours le même sujet, elle devait justifier sa persévérance à cet égard, en ne couronnant qu’un ouvrage digne de remplir complétement et ses vues et l’attente du public. Elle n’a pas douté qu’en remettant encore le prix, elle n’atteignit enfin, dans le prochain concours, le but qu’elle s’est proposé. Ce nouveau délai laissera à l’auteur du discours que nous venons de désigner, plus de temps qu’il ne lui en faut pour le revoir avec soin, pour en corriger les défauts, en fortifier les parties faibles, et en supprimer ce qui a excité l’improbation de ses juges : son triomphe, pour être retardé, n’en sera que plus brillant et plus pur ; à moins toutefois qu’un concurrent plus habile ne vienne lui disputer la palme qu’il aura été si près de saisir : s’il est permis au public de le désirer, l’auteur du discours a peu de raison de le craindre. Dans ce cas même, l’Académie aurait la satisfaction d’avoir donné naissance à un bon ouvrage de plus.

Quelle que soit l’issue de ce concours, il aura produit un bien incontestable, celui d’avoir engagé les hommes d’esprit et de talent à se livrer à des études intéressantes et solides, propres à étendre les idées, à former le goût, et à perfectionner le talent.