Discours de réception de l'abbé Houtteville

Le 25 février 1723

Claude-François-Alexandre HOUTTEVILLE

Monsieur l’Abbé HOUTTEVILLE ayant eflé éleu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de feu M. l’Abbé MASSIEU, Professeur Royal en Langue Grecque, y vint prendre séance le Jeudy vingt cinquième Février 1723, & prononça le Discours qui suit.

 

     Messieurs,

En entrant dans cette Illustre Compagnie, Vous avez tous reconnu que l’honneur d’y estre admis espuisoit la plus vive reconnoissance. Lors mesme que la vostre s’expliquoit avec tant de grace, vous reprochiez encore à l’esprit de seconder mal vos sentimens. Au milieu de ces tours inespérez qui varioient si noblement un hommage tant de fois rendu, vostre éloquence modeste se plaignoit à ceux qu’elle venoit remercier, de luy avoir enlevé ce quelle auroit deu leur dire. Quelle doit donc estre ma peine ; à moy qui n’apporte parmy vous qu’un cœur pénétré de la grace que vos suffrages m’accordent. Et dois-je croire qu’un retour si naturel m’acquitte assez de vos bienfaits ?

Non, Messieurs, la vraye reconnoissance que vous exigez de ceux que vous adoptez, celle qu’ils vous doivent, est de se rendre plus parfaits, & de s’efforcer d’atteindre où vous estes arrivez vous-mesmes. Heureusement cette ardeur, toute ambitieuse, peut-estre mesme toute vaine qu’elle est, flate mon courage. Je suis docile, & encore dans l’âge des leçons, sensible aux charmes de l’estude, avide de connoistre, épris des grands modeles ; & quand je desespere d’en estre le rival, glorieux au moins d’en estre le disciple.

Quel avantage pour moy de les trouver parmy ceux dont je deviens le Confrère ! Ce titre que je prononce avec transport va donc me donner droit à vos connoissances, m’associer à vos lumières, & m’ouvrir tous vos thresors. J’aime à parcourir desja les secours qui me sont destinez, & les richesses qui m’attendent. Icy me seront confiez les plus intimes secrets de l’art. Vous m’inspirerez ce goust du beau, ce discernement exquis & judicieux, ce choix délicat, ce naturel gratieux & doux, cette aimable & délicieuse simplicité, ce caractère de sublime & de force, qui dans les divers genres mettent le prix aux productions de l’Éloquence. Vous m’apprendrez à sentir ce qu’elle avoue, & ce qu’elle reprouve ; ce qui est dans le vray, & ce qui n’est qu’imposant ; ce que la règle authorise, & ce qui la blesse ; ce qui peut estre heureusement hazardé pour embellir la raison, & ce qui la dépare, ou par de vains ornements, ou mesme par de vrayes beautez, mais respanduës & prodiguées au-delà d’une sage mesure. Vous m’instruirez à enrichir le style, sans multiplier les termes contre le respect inviolable de l’usage ; à discipliner l’imagination ; à sousmettre les nouveautez audacieuses à la correction du langage ; à décrire par ces traits vifs & rapides qui peignent tout l’objet ; à trouver les routes seures de la persuasion, & le rare avantage d’estre exact sans cesser de plaire.

Tel, Messieurs, est le but de vos Assemblées, & tel estoit celuy du Grand Cardinal à qui l’Académie doit sa naissance. Jaloux de sa gloire & de la nostre, cet homme encore plus louable qu’il n’a esté loué, ne renferma pas ses vues dans les courtes limites du présent. Il sçut prévoir & arranger de loin. Lors mesme qu’il faisoit agir les ressorts de la plus profonde politique, qu’il reculoit nos Frontières, qu’il respandoit la terreur de nos Armes au-delà du Rhin & du Danube, des Alpes & des Pyrénées ; qu’il pénétroit dans les desseins des Cours estrangeres, comme s’il eust esté assis dans leurs Conseils, & qu’il dirigeoit à son gré les destins de l’Europe. Lorsqu’au dedans de l’Estat il recueilloit les desbris de nos guerres civiles ; ramenoit à la subordination des ames altières fortifiées dans l’habitude de l’indépendance ; que par la plus nécessaire de toutes les conquestes, il domptoit l’hérésie, fiere de la tolérance & de l’impunité. Lorsque par une entreprise qui attendoit pour estre justifiée que le succès la couronnast, il donnoit des loix aux vagues de l’Ocean. Au milieu de ces pénibles veilles, il songeoit à vous, Messieurs, & il y songeoit comme à la plus noble, à la plus durable portion de sa gloire. Il avoit eslevé nostre Monarchie à la hauteur des plus grands Empires de l’Univers ; mais nous cédions encore le pouvoir de la parole, & c’est par vous qu’il voulut qu’un jour la France pust disputer de génie avec Athènes & avec Rome. N’avez-vous que remplis ses espérances ? Eh ! vos Ouvrages nous ont contraints de mettre en doute s’ils n’ont que le mérite des premiers modeles.

Quelle rapidité dans vos progrès ! L’esprit estonné les suit à peine. En moins d’un siécle vos heureux travaux nous ont reproduit des Sophocles, des Euripides, que toutes les Nations traduisent à l’envi, & qui ont accru dans la nostre les sentiments héroïques, le généreux amour de la Patrie, & la noble émulation pour les vertus civiles. Un autre Homère a parlé nostre langue, avec la sagesse de Virgile. C’est la vertu elle-mesme qui l’instruit à former les Rois. Ses pures Leçons ravissent l’ame, & l’harmonie poëtique de sa Prose enchante l’oreille. De la Lyre de Pindare, muette durant tant des siécles, sont sortis de nouveaux accords. Ouy, peut-estre que la Grèce, qui en estoit si vaine, n’en a veu que les essais, & que la postérité nous applaudira d’en avoir veu la perfection. Plaute a reparu, mais plus modeste ; Terence, mais plus vif, plus intéressant & plus varié. Horace s’est remontré, mais plus chaste ; Philosophe esgalement enjoué, & censeur du moins aussi moral. Le Phèdre du dernier siécle raconte avec l’élegance de l’Ancien, & il a de plus le naïf simple d’Esope, jusqu’alors inimitable ; modele luy-mesme si bien imité depuis Theocrite & Virgile se font fait entendre parmi nous. Ce sont les mesmes Bergers ; mais leurs concerts sont plus élégants, plus tendres, & ils choisissent mieux les sujets de leurs chansons. Un imitateur original a fait revivre Lucien ; je le reconnois à la legereté ingénieuse dans les matières mesmes les plus austères.

Je m’arreste, Messieurs, un trop grand spectacle s’offre devant moy. Sous les noms d’Orateurs, de Philosophes, de Théologiens, de Traducteurs, & de Critiques, je louerois tous ceux qui m’entendent, & je n’ay pas encore appris à louer dignement. Non je ne suis point estonné qu’auprès la perte de Seguier, si capable d’essuyer vos premières larmes, votre Protecteur ait esté celuy de l’Église & des Rois. Il falloit que le plus grand homme fust à la teste de la plus brillante Compagnie de l’Europe, & que vous marchassiez ensemble à l’Immortalité ; Louis, par les Exploits qu’il vous donnoit à célébrer ; Vous, par le soin de les transmettre à l’avenir & de les luy rendre croyables.

Vous avez chanté les victoires d’un Règne si fécond en prodiges de valeur ; aujourd’huy s’ouvre une carrière nouvelle à vos talents. Un jeune Roy que la Providence tenoit en réserve pour perpétuer l’honneur de sa Race, prend les resnes de son Empire, & commence l’exercice de ce vaste pouvoir qu’il a reçeu de ses Ancestres. Héritier de leurs vertus autant que de leur Couronne, tout nous flate de retrouver en luy la pieté solide de son Père, l’humanité généreuse de son Ayeul, & le sage héroïsme de son Auguste Prédécesseur. Et pourquoy donnerions-nous des bornes à nos espérances ? Quelqu’un né pour commander a-t-il monté jamais sur le Throsne après une éducation marquée de plus de succès, & dans un amas de conjonctures plus favorables ?

Graces à la sagesse du Prince, digne dépositaire du Sceptre, une tranquille paix regne sur nous, & toute l’Europe en ressent les douceurs ; nos campagnes, auparavant espuisées, ont réparé ce que leur coustoient nos conquestes. Le Commerce refleurit ; nos vaisseaux, si long-temps oisifs, sortent de nos Ports, vont chercher les richesses de l’Orient, & leur retour multiplie nostre abondance. Les deux plus grands Royaumes se sont liez par un double gage. La justice & la victoire avoient mis le mesme Sang sur les deux Throsnes, & la paix y a placé pour toujours le même cœur. L’Église de France voit s’esteindre chaque jour les contestations nées d’un zèle contraire ; un silence prudent en a desja banni la diversité du langage, & nous promet d’y revoir bientost l’édifiante uniformité des sentiments. Un Ministre desoccupé de luy-mesme, & seulement ambitieux pour la gloire de son Maistre, enfante, exécute les plus nobles, les plus utiles desseins. Génie pénétrant, sublime, fort, & plus grand que sa fortune ; habile dans l’art de faire céder aux seules forces de la raison ceux qui pouroient résister à toute autre puissance ; exercé dans la science de connoistre les hommes & de les employer ; inepuisable dans les ressources ; conciliateur des interests les plus opposez ; impénétrable & ferme dans ses projets ; fidèle à la religion des promesses ; chéri de son Prince ; respecté des Alliez ; infatigable dans les travaux qui l’immolent aux besoins de l’État, il ne connoist, il n’envisage de recompense que la félicité générale que nous préparent son zèle & ses talents.

Voilà, Messieurs, sous quels auspices va commencer le nouveau Règne. Approuvez que je cède à l’impatience de louer bientost avec vous les grands événements qu’il présage, & qu’au moins par cette ardeur je tente d’adoucir les regrets que vous donnez à celuy dont j’occupe la place. Convaincu que les exemples sont les plus puissantes leçons, j’ay voulu, j’ay osé m’instruire de tout le mérite d’un tel Prédécesseur, & je crois le voir cet homme vray, simple, modeste, orné seulement de sa vertu &des richesses de son sçavoir. Profond dans la connoissance des Langues anciennes, il s’estoit fait par elles un accès tousjours ouvert auprès des grands Génies des siécles sçavants ; & de ce commerce si doux à qui l’a gousté, naissoient pour luy d’utiles plaisirs qu’il tournoit à l’avantage public. A l’aide de ces vives lumières de l’Antiquité il avoit veu le beau dans sa source, & il y avoit puisé. Fidèle à des guides si esclairez, & qui eux-mesmes n’en avoient point d’autres que la Nature, l’unique passion qu’il sentit fut de les faire connoistre ; & penestré de ce qu’il leur devoit, sa juste reconnoissance ne s’occupa que du soin de leur attirer de nouveaux hommages. Delà cette admirable version de Pindare leuë dans une docte Assemblée qui décerna des honneurs presque égaux au Traducteur & au Poëte. Delà cette attention vigilante pour les Ouvrages d’un illustre Amy, où le premier Orateur de la Grèce vit & respire encore avec sa noble véhémence. Delà ce goust pur de perfection qui dans le travail mesme où il se devouoit à la gloire d’un Confrère, luy laissoit appercevoir dans un autre de foibles dessauts, perceptibles à peine dans le prodigieux nombre de ses beautez neuves.

Bientost vous verrez, Messieurs, ce qu’il avoit composé sur la Poësie Françoise. C’est l’histoire de vos Prédécesseurs, c’est la vostre mesme, c’est la preuve de son attachement pour l’Académie. Qualité que je mets encore au-dessus des autres ; peut-estre par le plaisir de louer dans celuy que je remplace, un zèle que je ressents au mesme degré que luy. Unique conformité dont il m’est permis de m’applaudir.