Discours sur les prix de vertu 1902

Le 20 novembre 1902

Henry HOUSSAYE

DISCOURS SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. HENRY HOUSSAYE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Un soir, dans le célèbre « salon rouge » de Guernesey, j’ai entendu Victor Hugo dire ceci (je donne l’idée sans la forme, on le verra de reste) : Comment peut-on nier la Providence ! La Providence est partout. Elle est universelle et multiple. Nous sommes tous des Providences, car tout homme est un jour, de quelque façon et sous quelque forme que ce soit, la providence d’un autre homme. Celui-ci, avec une poignée de billets de banque, sauve de la ruine un ami ; celui-là se jette à l’eau pour sauver de la mort un inconnu. Cet autre fait une démarche, écrit une lettre, dit une parole, grâce à quoi son protégé d’un instant aura carrière ouverte et vie assurée. Cet autre encore, par un heureux conseil ou un appui momentané à un jeune artiste, à un jeune écrivain, lui préparera une existence féconde et glorieuse. — Victor Hugo concluait en disant qu’il avait rencontré dans sa toute jeunesse plus d’une Providence, et que lui-même (il s’oubliait rarement, et il avait bien le droit de ne point s’oublier) avait été mainte fois une Providence.

Les Providences à la Victor Hugo sont des Providences fortuites, passagères, souvent inconscientes. Mais il est de par le monde des Providences prédestinées, durables et réfléchies. Des gens se font pendant leur vie entière la providence d’un individu, d’une famille, de tout un groupe d’infortunés, de toute une classe de misérables. Les lauréats des prix de vertu sont de ces Providences-là. Quand on dit de l’un d’eux, comme nous le voyons souvent dans les pétitions adressées à l’Académie, qu’il est la providence de ses vieux parents, la providence des malades, la providence des pauvres, ce n’est ni une hyperbole ni une métaphore ; c’est exactement la constatation d’un fait.

Il y a dix ans, Mlle Marie Desbat était déjà connue dans son village (Saint-Fons, dans le Rhône), pour ses sentiments charitables et ses actes de bienfaisance. Elle donnait aux pauvres et attirait chez elle les enfants vagabonds afin de leur enseigner le catéchisme et la morale chrétienne. Mais la vocation hospitalière ne lui était pas encore venue. Elle tomba gravement malade. En général, quand on souffre on pense à soi ; on est plein de compassion pour sa déplorable personne. Dans les souffrances et dans l’insomnie, Mlle Desbat ne songeait pas à elle ; elle songeait aux malheureux qui sans famille, sans ressources, sans secours, seuls avec la misère, la douleur et le désespoir, languissent au fond d’un taudis. Elle se promit, si elle recouvrait la santé, de consacrer sa vie aux malades abandonnés. À peine guérie, elle commence à visiter, les mains pleines, les grabataires du village et des environs. Elle reconnaît bientôt que ces secours-là ne sont que gouttes d’eau dans le sable. Elle prend le parti de recueillir chez elle tous ces misérables. Comme on le devait prévoir, l’hospice improvisé est vite rempli. Mlle Desbat possède un peu de bien. Elle acquiert à Vénissieux, village proche de Saint-Fons, trois vieilles maisons contiguës où elle transporte ses malades. Il en arrive de nouveaux. L’Asile de Vénissieux devient à son tour insuffisant. Pour que celte colonie dolente fût convenablement logée et soignée, il faudrait un vaste bâtiment construit à destination d’hôpital. C’est le rêve de Mlle Desbat. Comment le réaliser puisqu’elle n’a plus rien ? Mais elle, qui s’est faite Providence, espère en d’autres Providences. Celles-ci se révèlent : de braves gens et des femmes charitables qui s’intéressent à l’œuvre de Mlle Desbat. « L’infâme capital » vient librement en aide à la misère. Sur l’emplacement des trois masures primitives s’élève un hôpital avec de grands dortoirs bien clairs et bien aérés, des chambres d’isolés, une pièce où les hommes qui peuvent se lever viennent fumer, jouer et lire, une buanderie, une salle de bains et de douches, un jardin, une petite chapelle. L’Asile de Vénissieux renferme aujourd’hui quatre-vingt-quatre vieillards.

Pour soigner ces quatre-vingt-quatre malades ou infirmes, combien de personnes ? Vous ne devinerez point. En tout, quatre : Mlle Desbat et trois femmes dignes d’elle qui se sont associées à son œuvre pour l’amour de Dieu et du prochain. Aucune infirmière salariée. Ces quatre femmes suffisent à tout. Mlle Desbat est la directrice, mais elle est aussi la plus active et la moins dégoûtée des servantes. Elle et ses trois associées se partagent les mêmes besognes auprès des gâteux et des cancéreux. Il est cependant une tâche que Mlle Desbat s’est réservée : c’est l’assistance aux mourants. Quand approche l’heure inévitable, Mlle Desbat vient s’asseoir au chevet du moribond. Elle l’exhorte, elle ranime en lui la foi, la dernière et suprême espérance. Cette tâche échoit souvent à Mlle Desbat, car à l’asile de Vénissieux, nul ne guérit. On n’y reçoit que des incurables : paralytiques, tuberculeux cachectiques, rhumatisants ankylosés à jamais cloués sur leur lit ou rivés à leur fauteuil, ataxiques dont le mal a tué le regard dans les yeux grands ouverts, cancéreux, idiots, épileptiques. C’est de cette Cour des miracles que Mlle Desbat s’est faite la servante et la consolatrice. Elle ne donne pas seulement ses soins à ces malheureux, elle leur donne son affection. Ils le savent ou ils en ont l’intuition, et c’est un rayon céleste dans leur détresse sans issue et sans espoir ici-bas. « Ces infortunés, dit le Dr Giraud, qui a visité l’asile, ont l’air heureux. Je vois toujours un pauvre idiot, impotent, attaché à la chaise indispensable avec laquelle il semble faire corps. Chez lui subsiste un unique signe d’intelligence : un sourire quand Mlle Desbat lui parle ou même passe près de lui. »

L’Académie française décerne un prix de 500 francs à Mlle Desbat, — j’allais dire à sœur Desbat, car c’est ainsi que la directrice de l’asile de Vénissieux signe souvent ses lettres. Les sœurs de charité qui comme elles n’ont d’autre but en ce monde que de soulager les souffrances humaines la jugeraient digne d’être leur compagne.

Parmi les lauréats d’aujourd’hui, vous ne verrez aucune de ces saintes filles à cornette blanche que le peuple, par expérience et par gratitude, nomme : les bonnes sœurs. La bonté, la vocation du sacrifice et la grâce de la charité sont chez elles vertus courantes et professionnelles. Et d’ailleurs, leur humilité chrétienne serait surprise d’une citation à l’ordre de l’Armée du Bien. Elles aspirent à une récompense plus haute et moins éphémère qu’une couronne académique. Si parfois, l’Académie française se hasarde de donner un prix à l’une d’elles, ce n’est point parce que celle-là a été plus que ses compagnes secourable aux pauvres, dévouée aux malades, vaillante aux labeurs rebutants ; ce n’est point parce qu’elle a plus de mérite : c’est parce qu’elle a accompli un acte plus original ou parce qu’elle a fondé quelque œuvre spéciale d’assistance. Si nous voulions donner des prix aux « bonnes sœurs » pour ces continuités de sacrifice et de dévouement que nous récompensons — bien modestement ! — chez les laïques, le choix serait impossible. Vous tous qui êtes ici, vous savez qu’il les faudrait couronner toutes.

Je reviens à ces femmes qui, bien que n’ayant pas pris le voile, sont aussi des sœurs de charité. Mlle Jeanne Schneider a fait une chose surprenante, inimaginable. Aveugle, elle a fondé et elle dirige une école d’aveugles. Ses ressources étaient des plus modiques, mais l’esprit de charité ne compte pas ; il est par essence aventureux et téméraire. Mlle Schneider recueillit d’abord dans son asile des Charmettes une dizaine de petits aveugles. Elle a maintenant soixante-sept pensionnaires, garçons et fillettes. Ils reçoivent l’instruction élémentaire. Mlle Schneider s’efforce en outre de leur apprendre un métier qui les fera vivre plus tard et qui, dès aujourd’hui, leur donne la consolation qu’ils peuvent faire quelque chose dans la vie. Comment Mlle Schneider parvient-elle à nourrir et à habiller tout ce petit monde ? C’est le secret, c’est le miracle de la charité. Nous savons seulement que la vaillante jeune fille tient grande ouverte la porte de son asile, et qu’elle ne peut apprendre qu’il y a en quelque village, à vingt lieues à la ronde, un enfant aveugle sans écrire aussitôt pour qu’on le lui amène. Un prix de 500 francs est donné à Mlle Jeanne Schneider. C’est un peu d’argent pour les petits aveugles des Charmettes.

 

Certain jour, un homme se présenta comme valet de chambre à Émile de Girardin. Il était grand, bien tourné, d’aspect robuste ; sa physionomie intelligente, son air franc parlaient pour lui. L’entrevue fut courte, car Girardin n’aimait pas à perdre son temps.

Vos certificats ?

  • Je n’en ai pas.
  • Vous n’avez servi nulle part !
  • Si, mais il y a bien longtemps. Depuis, j’ai passé cinq ans au bagne de Toulon.

De son regard d’acier, Girardin pénétra le nouveau venu.

  • C’est bien, dit-il, je vous prends.

Or, Jean (cet homme s’appelait Jean, tous les amis du grand journaliste l’ont bien connu) fut, pendant vingt ans, un domestique exemplaire. Il devint même l’homme de confiance d’Émile de Girardin.

Si tout le monde avait cette façon simple de résoudre la cruelle et redoutable question des libérés, l’abbé Villion n’aurait pas songé à fonder l’œuvre pour laquelle l’Académie lui décerne le prix Rigot, de 2 000 francs. Mais il y a un demi-siècle (je crois bien qu’il en va toujours ainsi malgré les progrès de la philanthropie el les croisades contre les préjugés), cinq ans passés au bagne ou seulement en prison ne tenaient pas lieu d’un bon certificat. L’abbé Villion était aumônier des prisons. Plein de pitié pour les condamnés, il s’efforçait d’opérer leur relèvement moral par le réveil de la conscience, le repentir, la volonté du bien. Il y réussissait parfois, mais il entrevoyait avec angoisse l’affreuse détresse où ceux dont il avait commencé la conversion allaient tomber quand ils redeviendraient libres. Sans refuge, sans pain, sans possibilité d’avoir du travail, ils étaient exposés, destinés, condamnés aux pires récidives. La prison ne les lâchait, que pour les reprendre. Créer un refuge où les libérés trouveraient du pain par le travail, devint l’unique pensée de l’abbé Villion. Ce projet rencontra mille obstacles. À l’heure qu’il est, on a fondé un certain nombre d’œuvres similaires. Mais l’abbé Villion était le premier à vouloir sauver les libérés. On le traita de rêveur, d’utopiste, de fou. Teilles les municipalités se refusaient à laisser construire l’asile dans leur commune. On ne voulait pas du voisinage de « scélérats ». Enfin, le 1er mars 1864, l’abbé Villion put ouvrir à Couzon, dans le Rhône, l’asile de Saint-Léonard. Reconnue quatre ans plus tard d’utilité publique, cette maison a reçu depuis sa fondation une moyenne de cinquante libérés par an. Nombre d’entre eux ont été placés à leur sortie de Saint-Léonard, d’autres se sont mariés, trente ont obtenu leur réhabilitation.

En 1870, l’asile se vida soudain. L’abbé Villion, fils d’un soldat d’Austerlitz, avait fait engager tous ses protégés. Lui-même partit comme aumônier militaire, remplit sa mission sur les champs de bataille et dans les ambulances, traversa les lignes ennemies pour porter à Belfort des lettres et de petites sommes d’argent envoyées à leurs enfants par des Lyonnais ; deux fois ; il faillit être fusillé comme espion. Au mois de mai 1871, les habitants de Couzon virent revenir l’abbé avec une partie de « ses scélérats ». Plusieurs avaient été blessés ; l’un d’eux, Couturier, portait la croix de la Légion d’honneur. Ceux qui manquaient étaient morts ou se trouvaient encore dans les prisons d’Allemagne. À partir de ce jour-là, on commença à penser dans le pays que l’abbé Villion était un brave homme. Aujourd’hui, on dit que c’est un saint homme : Demandez à un habitant du Lyonnais quel est ce vieux prêtre décoré qui chemine vers la ville ou qui gravit quelque sentier de la Montagne d’Or, il répondra ce seul mot : « C’est le père. »

Pour fonder son œuvre, ce vénérable patron des libérés a été guidé par le cœur et par la raison. C’est sous la seule impulsion de leur cœur qu’ont agi les humbles et nobles femmes dont je vais parler. Mlle Thérèse Parès est l’aînée de onze enfants. Pour aider ses parents, elle renonça à l’éducation qu’ils voulaient lui faire donner et s’établit couturière au bourg d’Ille. Un peu plus tard, elle créa avec deux de ses sœurs un atelier de couture à Perpignan. La maison prospéra si bien que la jeune fille put subvenir largement aux besoins de sa nombreuse famille.

On était heureux, mais la mort jalouse frappa à coups redoublés. En quelques années, le père, la mère, huit enfants moururent. Thérèse resta seule avec les deux sœurs qu’elle avait appelées à Perpignan. Elle leur abandonna la maison de couture pour se consacrer uniquement aux malades ci aux pauvres. Elle se fit infirmière volontaire ; elle devint l’aide préférée du chirurgien en chef de l’hôpital Saint-Joseph. En 1884, le choléra se déclare à Vinça, pays natal de Thérèse Parès. Elle y revient en hâte. Elle s’y multiplie ; elle soigne les malades, elle assiste les moribonds, elle ensevelit les morts. Le choléra décroît à Vinça, mais il éclate avec une violence inouïe à Estoher, au pied du Canigou. Thérèse accourt à Estoher puisque c’est là qu’il y a le plus de danger. Depuis cette époque, Mlle Parès est retournée à Vinça ; elle y vit dans la pratique ardente de la charité. Sa famille disparue, elle a reporté son dévouement sur la grande famille humaine.

Mlle Louise Harel, fille d’un receveur des douanes de Quiberon, est infirme de naissance. Elle avait reçu une petite instruction qui, si bornée qu’elle fût, contrastait singulièrement avec l’ignorance complète où étaient plongés les enfants du pays. À cette époque, en 1816, à peine une fillette sur cinquante savait lire et écrire. La pauvre infirme voulut que sa vie sacrifiée fût du moins utile à autrui. Elle poussa plus loin son instruction, suivit des cours à Vannes, obtint le brevet d’institutrice et, de retour à Quiberon, elle ouvrit dans la caserne où logeait son père une petite école pour les enfants des pêcheurs et des artisans. Quand le pain manquait chez eux, ils en trouvaient à l’école. En 1888, un facteur des postes meurt subitement, laissant sa fille, âgée de dix ales, sans aucune ressource. Cette petite fille est élève de Mme Harel. Mlle Harel va-t-elle envoyer l’enfant dans quelque lointain orphelinat ? Non. Elle la prend chez elle, elle l’adopte, elle en fait sa fille. Mlle Harel est aujourd’hui presque octogénaire. Elle tient encore avec le même dévouement et la même activité l’école où elle a instruit depuis cinquante-quatre ans dix générations de Quiberonnaises.

Mme°Leblanc habite à l’île Grande, en Plenmeur. Veuve d’un douanier péri à la mer en service commandé, elle a une pension de 270 francs et un bureau de tabac qui rapporte moins que la Civette : elle le loue 72 francs par an. Avec ces très modestes ressources, elle a élevé ses quatre enfants. Aujourd’hui qu’elle n’en a plus qu’un seul à sa charge, elle emploie le superflu de ses revenus — le superflu de 90 centimes par jour ! — à secourir les malades de l’île. Si elle ne donnait que cela ! Mais elle se donne elle- même, et tout entière. Dans les épidémies de croup, de variole, de rougeole, de fièvre typhoïde, elle se multiplie, courant de chaumière en chaumière. On l’appelle « Maman Blanc ». Elle est la garde-malade de toute l’île. Elle en est aussi un peu le médecin, car les médecins de Lannion et de Perros-Guirec ne peuvent passer chaque jour dans l’île Grande. Ils connaissent bien « Maman Blanc », car il n’est pas de blessure ou de maladie grave qu’ils aient soignée sans être secondés par elle. La pétition qui désigne Mme°Leblanc à l’attention de l’Académie porte plus de trois cents noms ; la population entière de l’île a signé. Ces braves gens ont le sens juste des choses, car ils nous écrivent : « Le prix de vertu que vous décernerez à Mme°Leblanc ne sera jamais, si beau qu’il soit, à la hauteur de son dévouement. »

 

Le 8 mars 1901, au matin, les guetteurs postés dans le clocher de Roscoff signalèrent à moins de deux milles au large un navire en perdition. C’était un trois-mâts du port de Bordeaux, la Sainte-Marthe. Son gouvernail brisé, sa voilure en lambeaux, la goélette flottait déjà comme une épave, et le flux la chassait à la côte de Plouescat que borde une triple chaîne de rochers à fleur d’eau et d’écueils sous-marins. Ces parages redoutables étaient exploités autrefois par les naufrageurs. Dans les nuits de tempête, ils y attiraient les navires au moyen de fanaux attachés aux cornes des vaches ; quand la mer avait accompli son œuvre de destruction, ils venaient piller les épaves. Autres temps, autre esprit. Le pays des naufrageurs est devenu le pays des sauveteurs. Au premier signal, deux canots de sauvetage, celui de Roscoff et celui de l’île de Batz, prennent la mer pour secourir la Sainte-Marthe, ils sont montés, chacun, par douze marins vaillants et robustes, rompus à ces périlleuses expéditions ; ils ont comme patrons deux hommes décorés de la Légion d’honneur pour vingt sauvetages en pareilles circonstances. Les canots bondissent sur les lames, s’approchent, à deux encablures, du navire maintenant engagé parmi les récifs. Les matelots de la Sainte-Marthe se croient sauvés. Ils sont perdus. Arrêtés par des remparts de rochers sur lesquels c’est miracle qu’ils ne se soient pas déjà brisés, les deux canots virent de bord tour à tour. Les sauveteurs s’en retournent, aussi désespérés que ceux qu’ils abandonnent, et, selon l’expression d’un des patrons, « la mort dans l’âme, les mains saignantes et les fesses pelées ». Un jeune charpentier de Roscoff, David Didier, et cinq hardis compagnons mettent une embarcation à flot pour tenter le sauvetage que n’ont pu accomplir les professionnels. L’état de la mer rend vains leur dévouement et leurs efforts. Par trois fois, les vagues furieuses les rejettent au rivage.

La Sainte-Marthe, toujours poussée par le flux, s’engage de plus en plus au milieu des écueils. Des grèves de Plouëscat et de Cléder, où quinze cents personnes sont accourues, on voit avec angoisse le navire ballotté à une demi-lieue du rivage, entre deux grands récifs, le roc Haxo et le Squeïs. « Il y est pris, dit le rapport, ainsi que par de gigantesques tenailles. » Dans cette foule, émue et silencieuse comme devant la mort, cieux hommes se consultent du regard. L’un, Tanguy Floch, a fait, à bord du Fabert, la campagne de Madagascar. Son congé fini, il est revenu dans la chaumière natale, près de ses vieux parents, qu’il fait vivre de sa pêche. Il a pour tous biens ses bras, sa barque et ses filets. L’autre, René Bourel, est son voisin. Il travaille à la terre, mais il pêche quelquefois avec Floch. Signe particulier : il ne sait pas nager. « — Si on y allait ? » dit Floch à voix basse. Les Bretons sont peu bavards, Bourel acquiesce d’un simple signe de tête. Aussitôt, ils poussent dans le sable, vers la mer, la barque de Floch, un mauvais rafiau de trois mètres à peine, sans gouvernail ni aviron de fortune. « Nous n’avons pas beaucoup réfléchi, dirent-ils plus tard, mais nous voyions des hommes sur le point de mourir, et nous n’avons pensé qu’à eux. »

Floch et Bourel doivent d’abord vaincre la résistance de ceux qui les entourent. Parents, amis, voisins veulent les détourner d’aller inutilement à la mort. On leur barre le chemin, on les retient par leurs vêtements. C’est en vain ! La barque entre dans la nappe d’écume, elle s’efface sous le voile des embruns, elle disparaît derrière les hautes vagues d’un vert livide. Soudain, on la revoit, presque immobile. Un remous l’a portée sur une roche plate à fleur d’eau, d’où elle ne peut démarrer. Alors Bourel, — celui qui ne sait pas nager, — saute hors du canot, s’arc-boute et, d’une poussée, le remet à flot, tout en y reprenant place par un vigoureux rétablissement. La mer déferle avec fureur. La coque de la Sainte-Marthe se déchire aux écueils. Le capitaine commande à ses hommes de se jeter à la nage pour tâcher de gagner les rochers. Les lames sont si impétueuses et si précipitées, les récifs semblent si aigus et si inabordables, que cinq hommes seulement, sur les onze qui forment l’équipage, se résolvent à quitter la goélette en perdition. Une vague monstrueuse balaie le pont et entraîne le capitaine. Une autre, puis une autre encore s’abattent sur la Sainte-Marthe, qui se disloque, sombre et engloutit avec elle les six matelots restés à bord. Les six survivants, parmi lesquels est le capitaine, nagent désespérément, sans pouvoir avancer. Mais Bourel et Floch arrivent. Ils ne s’arrêtent pas à choisir parmi les naufragés. Ils hissent dans leur canot ceux qui sont le plus près d’eux, le novice et le second, et reviennent, avec les mêmes difficultés et les mêmes périls qu’à l’aller, les déposer à demi évanouis sur la grève.

La tâche des deux intrépides Bretons n’est pas achevée puisqu’il reste encore des hommes à sauver. Ils se rembarquent, malgré les supplications de la foule qui tout en les acclamant s’efforce de les retenir. « — Maintenant que nous sommes mouillés, dit simplement Bourel, autant vaut continuer. » Comme la peur, l’héroïsme est contagieux, les batailles en offrent cent exemples. Pour cette seconde traversée, un pêcheur de Sibiril, Jean-Marie Tanguy, a demandé à accompagner Floch et Bourel. Il part avec eux. Deux hommes rament ; le troisième, armé de l’écope, rejette l’eau hors du canot, qui se remplit sans cesse. On passe par-dessus les vagues, on passe au travers des brisants, on atteint le lieu du naufrage. Deux des nageurs, à bout de forces, se sont laissé couler. Mais on rejoint le capitaine, qui flotte à la dérive sur un débris d’échelle où il a engagé ses bras et ses jambes. Il est en sang, à demi mort, incapable de faire un mouvement. Tandis que Floch rame, ses compagnons s’y reprennent à vingt fois pour détacher de l’épave ce gros corps inerte. Ils parviennent enfin à le hisser à bord par l’arrière. Sous ce poids, le canot bascule, se dresse verticalement, presque toute la quille hors de l’eau ; par miracle, au lieu de capoter, il retombe sur la vague. On fait force de rames pour regagner le rivage, car Floch a aperçu deux naufragés cramponnés à la roche du Squeïs, et il ne veut pas tarder à leur porter secours. Le troisième voyage est plus périlleux encore. Autour du Squeïs, les épaves de la goélette, poutres, mâts rompus, débris de carcasse, flottent comme des récifs mouvants sur la mer démontée. En outre, le flot commence à descendre, et le jusant multiplie les ressacs. Des vagues énormes battent sans cesse la roche d’où le maître d’équipage et le cuisinier de la Sainte-Marthe, glacés et sanglants, manquent d’être arrachés à chaque assaut de la mer. À s’approcher du récif pour y prendre ces hommes, les sauveteurs risquent que leur frêle canot soit broyé contre le granit comme une coquille d’œuf. Ils attendent en louvoyant ; puis, avec un admirable esprit de décision, ils saisissent le court instant d’accalmie qui suit d’ordinaire le déferlage successif de trois lames, donnent un vigoureux coup d’aviron, frôlent le rocher, et en enlèvent les naufragés.

L’Académie décerne la plus haute de ses récompenses, le prix Montyon, de deux mille francs, aux trois héros bretons, Floch, Bourel et Tanguy.

Dans le Livre d’Or des sauveteurs, il faut inscrire aussi le nom de Raymond Pitet. Quand il était enfant, sa mère, fille d’un pêcheur de Trouville qui avait sauvé plusieurs personnes, lui disait, en montrant les médailles du vieux marin : « J’espère bien glue tu feras comme lui. » Bon terre-neuve sauve de race. À seize ans, Raymond Pitet accomplit un premier sauvetage. Vingt autres ont suivi. C’est, en tout, vingt et une personnes qui lui doivent la vie, Détail à noter, M. Raymond Pitet n’est pas marin. Il est professeur de gymnastique à Paris. Mais chaque année, à l’époque où ces prisons qu’on appelle des collèges ouvrent leurs portes, il va passer quelques semaines chez sa mère, au Havre, et il trouve toujours l’occasion de sauver une ou deux personnes. C’est sa façon à lui d’employer ses vacances. Tantôt il se jette à la mer tout habillé et ramène au rivage un nageur qu’entraînait le courant ; tantôt il plonge à deux reprises sous un bateau plat pour en retirer un enfant. Au Havre, Pitet habite le quai Notre-Dame. Une nuit, il entend de son lit des cris de détresse. C’est un matelot anglais, peut-être un peu gris, qui s’est laissé choir d’un charbonnier. Sans prendre le temps de se vêtir, Pitet descend sur le quai, se jette, nage vers l’Anglais, l’atteint et le sauve. Ce grand sauveteur n’est pas, d’ailleurs, un spécialiste. C’est, si je puis dire, un encyclopédiste du sauvetage. Il va au feu comme il va à l’eau. Il arrache les gens du milieu des flammes, il arrête les chevaux emportés, il court au-devant des trains en marche pour prendre à la volée des enfants tombés sur la voie. Je ne doute pas qu’en notre vertigineuse et meurtrière époque d’automobiles et de tramways électriques, il n’inaugure bientôt un nouveau genre de sauvetage. Depuis que l’Académie lui a donné un prix, j’ai eu la bonne fortune de rencontrer M. Raymond Pitet. Il n’a rien d’un athlète. À voir sa taille mince, son aspect presque frêle, son allure timide, ses yeux très doux, on dirait plutôt d’un professeur de langues ou de géographie que d’un professeur de gymnastique. J’étais tenté de lui demander : « — Est-ce bien vous le sauveteur ? » C’est un modeste. Il tient tout ce qu’il a fait pour la chose la plus simple du monde. Il semble qu’en sauvant ses semblables, il accomplisse une fonction naturelle. Comme je le questionnais sur les sentiments qu’il avait éprouvés après son premier sauvetage, il m’a répondu : « — Je ne sais pas bien. Ça m’a fait plaisir, et ça m’a donné l’envie de recommencer. »

Jacques Ollier est un sauveteur d’eau douce. C’est une constatation, ce n’est pas une atténuation. La rivière, avec ses courants et ses tourbillons, n’est guère moins perfide que la mer. De 1873 à 1901, Ollier a sauvé onze personnes dans la Loire, proche le village du Pertuiset. Si vous passez par là, ne vous baignez pas. C’est un mauvais endroit, comme semble, d’ailleurs, l’indiquer le nom donné à une roche voisine que baigne le fleuve : le Rocher Maudit. Il est vrai que Jacques Ollier sera là pour vous tirer de l’eau. Défense de se noyer ici.

 

Si nous admirons le courage, l’audace, l’héroïsme des sauveteurs, des vertus plus humbles nous surprennent et nous touchent davantage. Celles-ci sont, en quelque sorte, plus étrangères à notre être. Elles nous dépassent, elles confondent notre entendement, disons-le, notre égoïsme. Elles nous semblent extra-humaines. Sauver un équipage en détresse, arracher des flammes un enfant, c’est comme escalader une redoute ou prendre un drapeau à l’ennemi. Si tout le monde n’a pas l’élan sublime qu’il faut pour ces choses-là, tout le monde comprend qu’on les fasse, envie ceux qui les font, voudrait les avoir faites. Mais qui envie ces longues existences de dévouement quotidien et d’abnégation continue, passées tout entières au foyer des pauvres, au chevet des incurables, dans l’atmosphère de la misère, de la peste et de la mort ? Si l’on était assuré contre les risques, nul ne demanderait mieux que d’être un héros ; mais on recule à la pensée d’être un saint. Au fond de nous-mêmes, nous ne laissons pas de plaindre un peu ceux qui ont fait de leur vie un perpétuel sacrifice, et c’est pourquoi notre admiration est si attendrie, si révérence et si grande.

Ces volontaires du sacrifice sont plus nombreux que l’on ne croit. La commission du prix Montyon a eu à examiner trois cents dossiers. Et combien de belles actions restent ignorées ! La statistique nous apprend que chaque année la criminalité va croissant. Serait-ce, comme le prétendent les optimistes, parce que la police étant mieux faite, on arrête plus de malfaiteurs ? Cette explication paraîtra, aujourd’hui, très hasardée. Tout de même, si la police de la vertu était organisée comme la police du crime, s’il y avait des agents des bonnes mœurs comme il y a des agents des mauvaises mœurs, on dirait aussi, probablement, que la vertu augmente en France.

Jean-Louis Verdelhan est entièrement paralysé du bras droit. Il fait vivre sa mère aveugle et son frère idiot en cultivant, avec sa seule main gauche, un petit champ au fond d’une gorge des Cévennes. — À seize ans, Mlle Jeanne Levais est entrée en service dans une famille qui n’a pas tardé à être à peu près ruinée. Jeanne Leyais a aujourd’hui soixante-quinze ans ; elle est encore dans cette famille. Non seulement elle a refusé tous gages, mais elle avait hérité 3 000 francs, elle a prêté cet argent à ses maîtres. — Le foyer où est venue comme servante Mlle Julie Boyer est une annexe des Incurables. Le mari est aveugle, la femme est paralysée. Depuis quarante ans, Julie Boyer soigne l’un et l’autre avec un inlassable dévouement. Mlle Dupuis, institutrice communale, a pris à sa charge sa mère, ses trois sœurs, un beau-frère et onze neveux et nièces Quand l’un de ses hôtes trouvait à s’employer ou guérissait du mal de la vie, la place qu’il laissait était vite remplie par quelque autre membre de la famille. — Avec un salaire de 40 centimes. Mlle Gabrielle Lasbleiz, de Trézardec (Côtes-du-Nord), a soutenu, pendant dix ans, son père aveugle, pendant vingt ans sa mère infirme.

Un bûcheron d’Ectot reste veuf avec une nichée d’enfants. Ils sont onze, le plus jeune a huit jours, l’aînée, Marie, a quatorze ans. Elle se fait la ménagère du triste foyer, la mère des dix orphelins. Elle berce, lève, habille, soigne, fait manger ses frères et ses sœurs ; elle prépare les repas, elle balaie, elle blanchit, elle raccommode, elle pourvoit à tout. L’aîné des garçons est infirme ; elle le conduit à l’école et le ramène dans une petite voiture. Le mal empirant, il ne peut plus quitter sa chaise. Marie redouble de soins pour lui. Afin de le distraire, elle lui apprend à coudre et si bien, qu’il peut l’aider très vite à raccommoder les hardes et, même, à confectionner de petits vêtements. Il a, comme toute la maisonnée, un culte pour sa sœur aînée. Si l’un des enfants n’est pas sage, il suffit de lui dire : « Tu vas faire de la peine à Marie ! » pour que, aussitôt, le petit mutin demeure tranquille. Il y a neuf années que Marie Jourdan remplit ce rôle de mère avec le même courage et la même douceur.

MmePajot a eu onze enfants, dont sept sont vivants. Les soins qu’elle donne à ce petit monde et à sa mère octogénaire, et les travaux du ménage occuperaient la pleine journée d’une autre femme. Marie Pajot trouve du temps de reste. Chaque jour, elle va rejoindre son mari en forêt. C’est un charpentier. Elle l’aide à scier les troncs d’arbres ou elle fagote pendant qu’il débite le bois. Quand le soleil décline, elle se hâte vers sa chaumière afin de préparer la soupe. À neuf heures, les enfants et la vieille mère sont endormis, la modeste vaisselle est lavée, le mari se couche. Louise Pajot sort de chez elle. Cette fille dévouée, cette femme incomparable, cette mère excellente s’est créé encore d’autres devoirs. Il y a au village des malades pauvres et des vieillards infirmes. Elle soigne les uns, secourt les autres, apporte à tous un peu de bois, un peu de soupe, un peu de lait. Elle est, dit un habitant qui, sans le savoir, pense et parle comme Victor Hugo, « une Providence visible ».

Chaque jour, Jean-Marie Cabès s’assied à son métier de tisserand, à quatre heures du matin ; il le quitte à huit heures du soir. Grâce à ce labeur, ininterrompu depuis trente- huit ans, il est parvenu à nourrir sa mère toujours malade, deux sœurs germaines valétudinaires et deux sœurs consanguines, l’une impotente et l’autre sourde-muette. Jugeant sa famille assez nombreuse pour ses ressources, il n’a jamais voulu se marier. À la mort de sa mère, bientôt suivie de celle de deux de ses sœurs, il a recueilli la veuve de son frère aîné, laissée sans pain avec deux enfants au berceau et un troisième au sein.

Jusques à quinze ans, Marie Lelandais n’a connu d’autre lit qu’une botte de paille sur la terre battue, d’autre nourriture que la bouillie d’eau et de sarrasin ou de châtaignes sauvages. Pour elle, le pain était un aliment fabuleux. Quand sa malheureuse mère allait en journée, elle gagnait trois sous ; c’était le salaire dans l’Orne, en 1820. Dès l’âge de cinq ans, Marie filait du chanvre. À quinze ans, elle entra comme servante dans une ferme, aux gages de 40 francs par an, une fortune pour sa mère à qui elle donnait tout. Sa tâche était rude. Elle faisait le ménage, soignait la basse-cour, servait les maîtres. Quels maîtres ! « En trois ans, a-t-elle raconté plus tard, jamais je n’ai reçu une parole d’encouragement. L’hiver, quand je rentrais crottée, mouillée jusqu’aux os, transie de froid, ils ne m’auraient pas seulement permis de déranger un peu leur chien pour m’approcher du feu. » Ce cruel apprentissage de la vie, qui aurait pu endurcir le cœur de la petite servante, le rendit, plus tendre et plus pitoyable. Ses propres souffrances la firent mieux compatir aux souffrances d’autrui. Après toute une odyssée, Marie devint cuisinière et passa cordon bleu chez un banquier de Domfront. Probe, active, dévouée, elle était aimée de ses maîtres autant qu’elle les aimait elle-même. Survinrent la faillite et la mort. La femme et la fille du banquier se trouvèrent complètement ruinées. Marie Lelandais ne voulut point les abandonner. Avec les quelques économies qu’elle avait faites sur ses gages — malheureusement, elle n’avait pas fait danser l’anse du panier ! — elle pourvut à leur première installation ; pendant trente ans, elle a su les faire vivre sans jamais leur témoigner moins de respect qu’aux jours fortunés, ni leur montrer un visage moins souriant. Toutes deux sont mortes dans ses bras. Quelque temps avant la mort de Mme Louvel qui avait survécu à sa fille, Marie Lelandais se sentant malade adressait cette prière à Dieu : « Mon Dieu, ne me faites pas mourir avant Madame. Qui est-ce qui prendrait soin d’elle si je n’étais plus là ! »

 

J’arrête ce dénombrement. Il épuiserait votre patience sans lasser votre admiration. Aussi bien, je ne vous dirais plus rien que vous n’ayez déjà entendu. Ce seraient d’autres personnages, mais ce seraient les mêmes scènes et les actions ; ce seraient d’autres noms, ce seraient les mêmes cœurs. Vous verriez, interminablement, agir les héros de la charité, et souffrir les infortunés qui forment leur dolente clientèle. Loin d’être un réconfort, la lecture des dossiers pour les prix de vertu laisse une impression de tristesse, de découragement, presque de révolte. On s’aperçoit sans doute que le cœur de l’homme recèle d’insoupçonnables trésors de bonté et de dévouement ; mais en même temps que l’on juge l’humanité, meilleure, on juge la vie pire. On devient pessimiste à connaître en détail l’existence de ces misérables dont l’enfance a été sans jeux, la jeunesse sans amour, l’âge mûr sans espoir, la vieillesse sans repos, qui n’ont pas eu, en tant d’années, une heure de sérénité, une seule minute de joie, et sur lesquels l’adversité a redoublé ses coups, s’acharnant à frapper comme le tourmenteur sur le patient. Tu es pauvre, la santé qu’il faut pour le labeur journalier est indispensable à ta subsistance ; tu seras malade. Tu as peine à gagner ton pain avec tes deux bras ; tu perdras le bras droit. Tu aimes ta femme, ton enfant ; ils te seront ravis et, poussé par l’inéluctable nécessité, Juif-Errant du travail, tu n’auras pas même le temps de les pleurer en paix. Tu souffres sans relâche de toutes les inquiétudes, de toutes les angoisses morales ; tu vas connaître la gamme infinie de la douleur physique. Tu seras brûlé par la fièvre, torturé par les rhumatismes, rongé par la tuberculose, dévoré par le cancer. Tu séjourneras vivant dans chacun des neuf cercles infernaux.

C’est à ces martyrs de la vie, à ces perpétuels crucifiés, que se dévouent tous les braves gens dont j’aurais voulu citer, sans en omettre aucun, les noms obscurs et les actes insignes. Ils les secourent, ils les servent, ils les soignent, ils les consolent. Ils leur prodiguent toutes les magnificences de la charité. Ils s’oublient au point de ne plus vivre qu’afin de les faire vivre. Pour célébrer ces sublimes vertus, ces œuvres de miséricorde, ces holocaustes où le victimaire et la victime ne sont qu’une même personne, pour conter ces existences de dévouement et de sacrifice, il faudrait un Jacques de Voragine. Combien de lauréats du Prix Montyon seraient dignes de figurer dans la Légende dorée ! Ils ont la foi profonde et la charité ardente, ils aiment leur prochain plus qu’eux-mêmes, leur vie n’est qu’une immolation continue, et, à les voir, eux qui n’ont rien, suffire à tant de misérables, peut-on dire qu’ils n’opèrent pas des miracles ?