Inauguration de la statue de Jean-Jacques Rousseau, à Paris

Le 3 février 1889

Jules SIMON

INAUGURATION DE LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

À PARIS

Le dimanche 3 février 1889

DISCOURS

DE

M. JULES SIMON

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Voilà, grâce à vous, Jean-Jacques Rousseau installé sur le sommet de la Montagne Sainte-Geneviève, où trônaient autrefois l’Université de Paris et la Sorbonne : une place bien choisie pour un homme qui a rompu en visière à toutes les traditions, et qui, ayant pu être un des favoris de la fortune, a choisi d’être un révolté et un persécuté. On a dit de Jean-Jacques Rousseau qu’il a formé une- société nouvelle et des hommes nouveaux. Moi qui ne parle ici ni du philosophe, ni du socialiste, mais souvent du grand écrivain, je dirai : Quelque opinion qui compte sur le caractère et l’étendue de son influence, soit porte sur lui le jugement de Diderot et de Voltaire que celui du Parlement de Paris qui se contentait de brûler ses livres, il est certain qu’il a fait de toutes pièces homme, ce qui est, d’après lui-même, le plus beau et le plus difficile chef-d’œuvre. Et cet homme est Jean-Jacques Rousseau.

Il eut pour père un modeste horloger, travaillant de ses mains, quelque peu lettré cependant, qui lui apprit à lire dans des romans. C’était lui apprendre en même temps à rêver. Jean-Jacques, qui, dit-il, ne fut jamais un enfant, se passionne, à huit ans, pour des héros imaginaires ; mais quand, au milieu de toute cette littérature, il rencontre les Vies de Plutarque, il sent la différence du conte et de la vérité, et ne veut plus se passionner que pour des réalités. Mais son père, qui est toute sa famille, disparaît de sa vie ; et Rousseau se trouve seul, à neuf ans, dans le désert du monde.

Tour à tour apprenti greffier, apprenti graveur, laquais, valet de chambre, séminariste, interprète d’un archimandrite, secrétaire du cadastre, maître de musique, précepteur, employé d’ambassade, caissier d’un fermier général, il commence, à trente-huit ans, à être écrivain, et débute par un coup de tonnerre. Il n’a eu pour se former à l’art de penser et à l’art d’écrire que des livres placés sous sa main par le hasard, et la conversation des personnes fort disparates avec lesquelles sa destinée errante l’a mis en rapport.

Il trouve un botaniste, et le voilà sérieusement épris de la botanique ; un musicien, et son goût, un goût très vif, pour la musique, se développe au point de l’absorber tout entier pendant plusieurs années ; une femme aimable, et la vie lui apparaît comme un roman où l’amour a le droit de prendre toute la place. Le plus clair de son trésor intellectuel est formé de ce qu’il apprend sans maître et sans conseiller. Il touche à toutes les branches du savoir humain, à l’histoire, à la géométrie, à l’algèbre, à la théologie. Il s’obstine à apprendre le latin, qu’il ne sut jamais. En revanche, il est passé maître dans la langue française.

Il est avant tout un grand écrivain ; mais il est en même temps savant dans l’art d’écrire, ce qui n’est pas la même chose. Il lui arrive de se laisser emporter par un élan impétueux de son âme ; mais il revient ensuite sur ce qu’il a écrit, pour trouver le mot juste, l’agencement harmonieux ; semblable à un peintre qui perfectionne sa première ébauche et lui donne par le travail une nouvelle et plus complète beauté. Il unit ainsi la force de l’inspiration à la grâce des nuances. Il sait l’histoire de la langue ; il en possède à fond la grammaire si compliquée et si difficile. Il a la mémoire remplie des chefs-d’œuvre de notre littérature. Il les aime et il sait les aimer. Il connaît toutes les délicatesses de cette belle langue ; il en développe toutes les énergies. Il est, dans cet ordre de culture intellectuelle, respectueux de la règle et des traditions, qu’il dédaigne partout ailleurs. Il y apporte cette clarté, cette précision, cette fermeté qui en sont le propre caractère. Cet homme, qui domine son siècle, n’en est pas. Il appartient, par sa langue, au XVIIe siècle, et au XIXe par ses passions et ses idées politiques.

Il est né en Suisse, il y a été élevé, mais il a passé la majeure partie de sa vie à Paris, après avoir habité en Italie et en Angleterre. C’est, pour son temps, être cosmopolite. Il est d’une famille bourgeoise ; il a été mêlé aux pauvres et aux ignorants ; il a fréquenté les deux aristocraties de l’argent et de la naissance, il en a été chassé ; il a été l’ami des philosophes, il est devenu leur ennemi. Il a connu les vains enivrements de la popularité et le mâle orgueil de la solitude. Sa vie, comme son caractère, embrasse tous les contrastes. Cette variété de situations et d’impressions, qui aurait effacé toute originalité dans une âme médiocre, profite à l’originalité de Rousseau parce que sa personnalité est assez forte pour tout dominer. Les obstacles lui deviennent des instruments, ce qui est l’avantage et le signe de la force.

Cette langue cadencée et grave, qui n’abandonne rien au hasard, même quand elle est inspirée, qui tantôt décrit dans un roman enflammé toutes les passions de l’amour, qui, dans l’Émile, expose une théorie philosophique de l’éducation après Rabelais et Montaigne ; qui, dans les Confessions, descend parfois au ton de la comédie la plus fine et se relève jusqu’au sublime par l’épisode du vicaire savoyard ; qui, dans le Contrat social, sert d’organe à cette entreprise inouïe de guérir tous les maux de la société au moyen d’une constitution ; entremise, espérance, maladie, inoculées par lui à la France, occupée, depuis Rousseau, à chercher son salut dans des constitutions et à leur reprocher ensuite ses malheurs ; cette langue virile, énergique, pompeuse, et pourtant simple, gracieuse quand il le faut, il l’a formée de tous côtés comme une abeille compose son miel de toutes les fleurs du jardin, tantôt dans la conversation des duchesses, tantôt dans le commerce des grands écrivains, tantôt aussi, mais très rarement, en empruntant des mots et des images à la langue rude et expressive du peuple, toujours en écoutant les émotions de son âme, et les élans passionnés de son enthousiasme ou de sa haine. C’est par la beauté de sa langue plus encore que par la nouveauté et la hardiesse de ses idées qu’il faut expliquer son influence. Son Contrat social est dans Mably ; son Émile est dans Locke ; son style n’est que dans Jean-Jacques. Le style de Jean-Jacques musicien, chose étrange, n’a que de la grâce ; mais toutes les formes de la beauté se trouvent dans le style de Jean-Jacques écrivain.

C’est pour lui surtout que semble fait le mot célèbre : Le style, c’est l’homme. Et cela est vrai à ce point, qu’on ne peut lire une page de Rousseau sans se rappeler le livre entier des Confessions qui le peint avec tant de sincérité et de vérité. C’est ce qu’il a voulu. Il paraît devant la postérité comme il voulait paraître devant Dieu, avec son livre à la main.

Objet d’amour et de haine, digne, si on l’en croit, de l’un et de l’autre, chargé par ses ennemis de la responsabilité des crimes qu’ils imputent à la Révolution française, et sans aucun doute, initiateur de quelques-unes de ses plus belles œuvres, le dernier trait de ses destinées est d’avoir eu si tard une statue dans une ville qu’il a remplie de son nom et couverte de son influence. Je ne sais pas à quel Jean-Jacques Rousseau vous l’élevez : si c’est à l’auteur de l’Émile, ou à l’auteur de la Nouvelle Héloïse, ou à l’auteur du Contrat social, mais c’est à l’incomparable écrivain, à l’un des maîtres de la langue, que l’Académie française le consacre.