Inauguration du monument élevé à la mémoire de Sainte-Beuve, à Paris

Le 19 juin 1898

François COPPÉE

NSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

INAUGURATION DU MONUMENT

ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE SAINTE-BEUVE,

À PARIS

Le 19 juin 1898.

DISCOURS

DE

M. FRANÇOIS COPPÉE MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
PRÉSIDENT DU COMITÉ

 

 

MESSIEURS,

Il y a deux ans, un médecin très distingué, qui est aussi un lettré délicat, se souvint que Sainte-Beuve avait été, dans sa première jeunesse, externe des hôpitaux et qu’un jour même, à l’Hôtel-Dieu, pour remplacer un interne absent, il avait porté le tablier à côté de Dupuytren. Sans doute il abandonna de bonne heure le scalpel et ne pratiqua plus la dissection que sur les ouvrages de l’esprit. Néanmoins, estimant que c’était une fierté pour le corps médical qu’un tel homme eût débuté dans ses rangs, et surpris que l’illustre écrivain n’eût pas encore obtenu les honneurs, désormais démocratisés, de la place publique, M. le docteur Cabanès s’adressa d’abord à ses confrères pour réparer ce regrettable oubli.

C’était, du même coup, inspirer un remords à la grande famille des gens de lettres, qui tous, ne fût-ce qu’au point de vue du travail incessant, opiniâtre, héroïque, doivent considérer Sainte-Beuve comme un modèle. Avant même que les médecins répondissent à l’appel de M. le docteur Cabanès, en faveur de celui que Guizot, après une lecture de Joseph Delorme, surnomma « Werther-Carabin », la presse s’empara de cette heureuse pensée et fut unanime à demander qu’un monument s’élevât, dans Paris, à la mémoire de Sainte-Beuve. À son tour, elle exprima sa surprise qu’à une époque où tant de personnages de célébrité moyenne triomphent, dès le lendemain de leur mort, en marbre ou en airain, ce vaste et subtil esprit, dont, au bout de trente ans, l’œuvre demeure intacte et vivante, n’eût pas encore été l’objet d’un semblable hommage.

Le dirai-je ? Je veux bien m’étonner, avec l’opinion, de cette injustice ; mais n’a-t-elle pas cet avantage de nous donner, pour l’acte que nous accomplissons aujourd’hui, une sorte de garantie ? Quand on grave un nom sur un piédestal, c’est, je suppose, avec l’espoir que, pendant de longues, de très longues années, il ne sera pas inconnu des passants qui le liront. Or ne s’est-on pas trop hâté, parfois, de promettre ainsi la durée à des réputations plus ou moins brillantes, mais dont s’est rapidement terni l’éclat ? Même aux rares hommes qui laissent après eux une odeur d’immortalité, ne serait-il pas sage de faire subir une épreuve, une sorte de stage, avant de les admettre dans le paradis de la gloire ? Avec Sainte-Beuve, nous n’avons pas à nous préoccuper de ces scrupules. Le temps a passé sans que sa légitime et solide renommée ait subi la moindre atteinte. Le nom dont les lettres sont incisées dans cette pierre durera aussi longtemps que la littérature française ; et après les trente années de purgatoire que lui infligea notre indifférence ou, pour mieux dire, notre ingratitude, Sainte-Beuve a vraiment droit à cette modeste apothéose.

Le sentiment public l’a bien compris. Dès que le comité pour l’érection de ce monument fut constitué, nous vîmes se grouper autour de nous les sympathies et les bonnes volontés, et à tous ceux qui ont assuré le succès de notre entreprise, j’ai le devoir très doux d’exprimer notre reconnaissance. Auprès de l’administration des Beaux-Arts, du Conseil général de la Seine et des Conseils municipaux de Paris et de Boulogne-sur-Mer, ville natale de Sainte-Beuve, aussitôt s’inscrivirent sur nos listes l’Académie française, le Collège de France, la Revue des Deux Mondes, la Société des Gens de Lettres, plus un grand nombre de noms illustres et chers, une foule qui est une élite. Qu’ils soient tous remerciés. Mais parmi nos souscriptions, il en est certaines qui, à cause même de leur faible chiffre, ont à nos yeux une valeur et un mérite tout particuliers. Ce sont les envois des modestes travailleurs et notamment des membres de l’enseignement public, qui ont ainsi témoigné de leur gratitude envers le grand lettré dont le puissant et admirable labeur leur est tous les jours si précieux. Ces touchants souvenirs nous sont parvenus en assez grande quantité ; mais si nous avions reçu l’obole de tous ceux dont l’encyclopédie littéraire qui s’appelle les Causeries du Lundi a facilité la tâche, de tous ceux qui sont, pour ainsi parler, les obligés intellectuels de Sainte-Beuve, ce n’est pas un simple buste, c’est une grande et belle statue que nous lui dresserions aujourd’hui.

Car Taine a eu raison quand il a proclamé Sainte-Beuve en notre temps, un des cinq ou six serviteurs les plus utiles de l’esprit humain ; car Weiss a dit vrai quand il affirma que depuis Gœthe, notre siècle n’a pas produit de plus grand critique et qu’il a produit bien peu d’aussi grands esprits. Prenez un volume au hasard dans cette œuvre vraiment prodigieuse par le travail, par le savoir et par le talent. Vous y trouverez certainement, sur un auteur ancien ou moderne, grave ou léger, étranger ou national, qu’il soit orateur ou historien, mémorialiste ou conteur, philosophe ou dramaturge, prosateur ou poète, un jugement original, des points de vue nouveaux, cent détails curieux, rares, toujours exacts et scrupuleusement contrôlés, et le plus piquant mélange de science ingénieuse et profonde, de saine et fine raison, de jolie et gracieuse malice. S’agit-il d’un classique, d’un grand et harmonieux écrivain, chez qui les beautés sont égales comme les épis d’un champ ? Sainte-Beuve se contentera de vous faire admirer l’abondante moisson ; mais s’il se trouve en présence d’un auteur de second ordre, où les pages heureuses sont éparses comme des fleurs dans une prairie, Sainte-Beuve vous épargne alors la peine de les chercher et cueille, pour vous l’offrir, toute la gerbe. Mais surtout, — on ne saurait trop le redire, — quelle étendue de connaissances ! quelle variété inouïe ! Sainte-Beuve sait tout, goûte et pénètre tout ! Rien ne le surprend. Il a, sur toutes choses, des trésors d’idées et d’aperçus, des mines inépuisables de notes et de documents. À peine a-t-il démonté, avec une adresse d’horloger, la machine compliquée qu’est le cerveau d’un philosophe, qu’il saisit ses crayons de couleur et ressuscite, au pastel, une séduisante figure de femme. Tout à l’heure il était installé dévotement, avec Louis XIV et sa cour, devant la chaire où Bossuet faisait retentir les grandes orgues de son éloquence ; et voilà maintenant qu’il s’amuse, sous le chèvrefeuille d’une guinguette, à écouter les refrains de Désaugiers. Hier, le long d’un mélancolique bandeau de tilleuls, à Port-Royal-des-Champs, il se promenait dans l’austère compagnie de « ces Messieurs » ; aujourd’hui, assis dans un raide fauteuil à tètes de sphinx de l’Abbaye-aux-Bois, il observe avec ironie le majestueux ennui du vieux René. Véritable Protée de l’intelligence, il débrouille une intrigue diplomatique comme s’il avait eu sa place au tapis vert de tous les congrès, et il raconte une bataille de Napoléon comme s’il l’avait suivie, l’œil à la fameuse lunette d’approche appuyée sur l’épaule d’un chasseur de la garde. Prenez, vous dis-je, prenez n’importe quel tome de Sainte-Beuve, vous ne le fermerez pas de sitôt, et vous sortirez toujours de cette lecture instruit et charmé.

Mais on vous a parlé et on vous parlera encore ici, avec bien plus d’éloquence et d’autorité que je ne saurais le faire, du critique, du professeur, de l’historien. Laissez-moi seulement vous dire encore quelques mots du poète.

Sainte-Beuve avait débuté dans la littérature par la poésie, et vous vous rappelez tous, Messieurs, le goût si vif qu’il conserva toute sa vie pour les œuvres en vers et pour leurs auteurs. Cet esprit, essentiellement original et ayant la passion de la nouveauté, eut l’ambition de créer un genre qui manquait à notre littérature : la poésie intime, familière, s’inspirant de peu, volontiers inclinée du côté des humbles personnes et des choses dédaignées, restant toujours poétique cependant, mais encore plus par le sentiment que par l’expression. Certes le grand essor du lyrique est sublime ; mais la pensée du poète, avant d’atteindre le sommet, est souvent voilée par les brumes. Sainte-Beuve voulut s’arrêter à mi-côte, « sur le penchant des coteaux modérés », comme il l’a dit lui-même, d’où l’on voit mieux la réalité, de haut et de loin, mais sans risquer de se perdre dans la nuée. Cette tentative, qu’on peut rapprocher de celle des lakistes anglais, et que de plus récents poètes ont renouvelée, ne pouvait réussir bruyamment dans notre pays, avant tout épris d’éloquence, et dans notre langue, où la poésie prend volontiers un tout-pompeux et oratoire. Il n’en est pas moins vrai que Sainte-Beuve inventa un vers qui est bien à lui, simple et non pas prosaïque, d’un accent très sincère et très pénétrant, et admirablement propre à exprimer les émotions discrètes et les sentiments contenus. L’auteur de Joseph Delorme, des Consolations et des Pensées d’Août, ne fut peut-être pas un grand poète, mais il fut un vrai poète ; et quand on observe les astres du firmament romantique, il est impossible de n’y pas distinguer le doux rayonnement de son étoile.

Mais je dois me borner et, pour finir, reprendre mon modeste rôle, qui consiste à remercier tous ceux qui ont contribué au succès de cette fête littéraire ; car je me reprocherais d’oublier M. Puech, un des jeunes maîtres de notre belle école de sculpture, qui a fait revivre dans ce marbre le spirituel sourire de Sainte-Beuve, et surtout le Sénat de la République, qui accueille aujourd’hui, avec une bonne grâce tout athénienne, un sénateur d’autrefois et qui, d’une manière générale, donne si courtoisement l’hospitalité, dans ce beau jardin, aux monuments élevés à la gloire des poètes et des artistes.

La place de Sainte-Beuve était d’ailleurs marquée au Luxembourg, car, dans les rares heures de repos qu’il s’accordait, il a souvent promené sa méditation sous ces ombrages. Oui, il est bien ici, non loin de ces abeilles dont il eut toujours le tact exquis et quelquefois l’aiguillon ; et à la studieuse jeunesse du Pays Latin, le nom et l’image de ce travailleur infatigable, de cet étudiant jusqu’à la mort, offriront un enseignement et un exemple.