Funérailles de M. François Ponsard

Le 9 juillet 1867

Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE M. CUVILLIER-FLEURY
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. PONSARD

Le mardi 9 juillet 1867.

 

MESSIEURS,

Appelé par l’Académie française au douloureux honneur d’exprimer les regrets que lui laisse la mort si prématurée de l’un de ses membres les plus jeunes et les plus illustres, c’est le témoignage de son affliction que j’apporte devant vous ; ce n’est pas une notice que l’Académie me charge de vous lire, encore moins un jugement que je veux rendre, même en son nom.

Il viendra, pour notre éminent confrère, M. Ponsard, le jour de la justice, et elle lui sera rendue avec éclat par un très-bon juge. Ce sont des larmes qui sont dues en ce moment à cette froide dépouille, si longtemps disputée à la mort, avec tant d’énergique patience, par une âme qui était, comme celle des plus braves, « maîtresse du corps » qu’elle animait. Ce sont des larmes qu’il faut verser devant ce cercueil qui vient de se fermer si fatalement sur tant de nobles pensées, tant d’honnêtes sentiments, de si mâles conceptions, de si poétiques élans, de si brillants espoirs, fils légitimes des sérieux succès… Mais non, Messieurs, ne médisons pas de la mort elle-même : elle ne fait pas tout le mal qu’on croit. La tombe ne prend pas tout. La vraie gloire ne s’y laisse pas sceller sous la pierre insensible ; elle s’en échappe en déployant ses ailes, comme dit un ancien poète, cher à Ponsard, et elle triomphe de la destruction. Le corps a péri, les œuvres restent. Après avoir été l’honneur d’une vie mortelle, elles se groupent autour d’un nom célèbre pour le protéger contre nos distractions injustes et nos faciles oublis.

L’oubli avant la mort, ce fléau si redouté des écrivains et des artistes, M. Ponsard du moins ne l’avait pas connu. Non-seulement ses œuvres n’ont pas cessé, presque jusqu’à son dernier jour, d’occuper, d’attirer et d’émouvoir le public intelligent : mais ce besoin généreux d’expansion et d’éloquence qui caractérisait notre confrère, ce goût noble et hardi de parler aux idées, aux sentiments et aux saines passions de la multitude, eussent fait de lui un orateur de premier ordre, s’il ne fût né poète dramatique. Chez Ponsard, point de métier, quoiqu’il eût beaucoup d’habileté et de savoir-faire ; aussi est-il impossible de nier cette prédestination dramatique dont je parle, quand, après avoir remarqué avec quelle force irrésistible elle s’empara de sa première jeunesse, malgré les résistances de la famille, on jette les yeux sur son théâtre ; — son théâtre si peu artificiel, si peu banal, où le poète était parvenu à faire aimer la poésie, nième de nos jours, et où, ni la distinction de la forme, étudiée jusqu’au scrupule, ni l’audace et le péril des emprunts faits à l’histoire contemporaine, ne portaient le cachet ou le joug d’une école quelconque.

M. Ponsard avait-il créé son école, celle qui l’eût fait le représentant du bon sens, réhabilité sur la scène ? On le disait. Il laissait dire. Comment se défendre décemment, même aujourd’hui, contre un tel éloge ? Je crois pourtant qu’il ne songeait guère à être le chef d’un parti littéraire. L’étoffe lui manquait pour se draper en novateur ou en prophète. Il avait celle d’un inventeur sérieux. Jamais esprit plus ferme dans ses principes n’a moins prétendu à la domination sur le terrain d’autrui. Jamais tolérance plus sereine ne s’est alliée à plus de vraie vigueur. Les forts sont bons. L’âme de Ponsard était faite de constance, de fidélité et de bonté. Il a fait peu de théories et presque pas de préfaces. Il a fait des pièces. Il était le plus doux des hommes dans la polémique littéraire. Ses pièces combattaient pour lui. C’étaient ses filles à lui, ses héroïques filles, comme les victoires du héros thébain. Chacune d’elles ouvrait une arène à la controverse des idées et des doctrines. Lucrèce rajeunissait l’antique tragédie, et recevait une couronne de l’Académie française, pendant que, vainqueur avec un éclat magnifique sur quelques points, délaissé sur d’autres, le drame moderne, à bout d’inventions, tombait dans l’ornière des imitations faciles. Agnès de Méranie continuait l’entreprise longtemps hasardeuse, même sous la plume du grand Voltaire, de l’appropriation de nos vieilles annales aux mœurs et aux convenances du théâtre. Charlotte Corday montrait plus d’audace encore, en vraie fille de Corneille. Elle nous faisait voir sur la glorieuse scène du Théâtre-Français, avec tout le prestige de l’art et du talent, ces sanguinaires acteurs de 93, si terribles à rencontrer, même dans l’histoire ; nous préparant ainsi, par lu saisissante énergie de l’action et la poétique vraisemblable du langage, à cette grande émotion publique que devait combler la longue série des représentations du Lion amoureux.

Entre ces deux sucées de la tragédie, mise au service de l’histoire contemporaine, quel éclat de rire a retenti ? quelle piquante raillerie ose s’attaquer à ce dieu de notre temps, de tous les temps, hélas ! l’argent ? Et quel audacieux apologiste s’avise d’opposer, à cette idole sans entrailles, ce jouet éternel et ce triste rebut des époques vouées au culte de l’intérêt matériel, la vertu ? Laudatur et alget. M. Ponsard était le premier, je crois, qui fût descendu dans cette arène semée de millions triomphants ; le premier, il avait mis en présence et comme en champ clos l’honneur et l’argent, et risque cette aventure dramatique, où quelques brillants esprits l’ont suivi aux applaudissements du monde. Aucun, peut-être, n’avait fait vibrer avec autant de force cette fibre morale qui, Dieu merci ! dans notre honnête et mobile nation, survit aux plus déconcertantes épreuves de la vie politique et littéraire. Oui, l’âme était là ! ce poète était, à ses heures, un philosophe, très-attentif aux exigences et aux intérêts de la morale publique. Il avait au plus haut degré, l’instinct et le goût de cette condition de l’art véritable, l’idéal, dont un excellent juge a si bien dit : « Qu’il est une sorte d’émule et de supérieur tout de la fois, aveu lequel le vrai poète lutte toute sa vie, toujours vaincu, jamais découragé.[1] »

Ces francs succès qui, Messieurs, si grands qu’ils fussent, ne mirent jamais Ponsard à la mode (il n’y visait pas), l’avaient fait adopter par les esprits sérieux et par ce que j’ai appelé le public intelligent. Ce public, c’est tout le monde, si l’on veut, ce monde qui a plus d’esprit que Voltaire ; mais il faut regarder au temps. Le public s’oublie quelquefois, se disperse et se gaspille pour ainsi dire. Il devient une foule, et il court aux parades. M. Ponsard fut aimé du grand public. Cette adoption avait précédé celle dont l’Académie française avait voulu honorer non-seulement son talent, mais son caractère. L’Académie le distinguait déjà depuis longtemps, et elle l’avait aimé, elle aussi, avant de le choisir. Quand M. Ponsard se présenta, elle ne se fit pas trop prier, si j’ai bon souvenir ; on se connaissait, on s’était plu, on s’était donné des gages. Le reste était facile. L’Académie approuvait volontiers les idées et les doctrines de M. Ponsard, qui se présentaient, sous forme de théories, avec la modestie des néophytes, et qui, sous forme de drames, se produisaient avec un triomphant éclat. Quel gage ne donnait-elle pas, en effet, par un pareil choix aux saines lettres, aux traditions pures du génie français, aux audaces correctes, aux succès de bon aloi, à ce qui est l’éloquence, non le tapage, la lumière sans la fumée, l’éclat sans l’oripeau, le bon sens associé à l’invention, laissant à celle-ci ses coudées franches, mais non pas toujours, comme le disait Mme de Sévigné de sa correspondance familière, la bride sur le cou ! « Non, disait Ponsard, les lettres dégénèrent et meurent quand elles ne sont plus nourries du lait robuste des idées. On est homme avant d’être poète. On est une âme avant d’être une voix. On ne devient même un grand écrivain qu’à la condition de croire à quelque chose. Le fond seul peut donner de l’ampleur et de la puissance à la forme... »

C’est ainsi, Messieurs, que notre regretté confrère avait compris la mission de l’art auquel il avait voué vie.

De sa vie, je n’ai rien voulu dire. Elle fut consacrée tout entière au travail, sérieux et libre. De sa physionomie, j’ai à peine marqué quelques traits. Comment aurais-je pu en donner, en si peu de lignes, même une esquisse, digne de sa mémoire ?

Nature bienveillante et forte, très-ferme avec une candeur charmante, capable de tous les contrastes qui forment l’harmonie d’une riche intelligence : d’une simplicité presque enfantine, avec une foi très-robuste dans tous les grands principes de l’art et du goût. Ponsard reflétait avec autant d’ingénuité que d’éclat toutes les influences qui l’avaient formé. D’honnêtes parents l’avaient élevé. La solitude bien employée, la nature bien étudiée, lui avaient révélé sa vocation. Il avait eu pour premiers maîtres Homère, Virgile, Tite-Live, l’inspirateur de sa Lucrèce, Horace, qu’il avait mis sur la scène française. C’est la muse latine qui l’avait nourri, sans cesse invoquée par le jeune poète au milieu des monuments de cette ancienne Gaule romaine où il était né. Et plus tard, quand ce monde qu’il voulut peindre l’avait à son tour attiré, quand il avait semblé céder à la douceur et à la puissance de ses amorces, son esprit n’y avait rien perdu de sa vigueur naturelle. Il l’avait conservée, même dans le plus désespérant déclin de sa santé ; et c’est en proie à la douleur physique la plus incurable qu’il avait enfanté ce dernier-né de son génie dramatique, celle de ses œuvres qu’il aimait le plus, ce Galilée, noble ébauche d’une main virile qui brillera parmi ses tableaux les plus achevés.

Et puis, toute cette gloire du lettré lentement acquise, tout ce bonheur de l’époux tendrement aimé, noblement assisté, toute cette joie du père souriant à son bel enfant : tout ce contentement de la vie intime qu’entouraient de si fidèles amitiés et où était venue récemment le chercher une sollicitude auguste ; oui, Messieurs, toutes ces félicités d’une existence humaine, notre illustre confrère les a vues finir, quand elles lui semblaient le plus complètes, vaincu par le mal, sous ce toit de l’incomparable ami qui nous rassemblait tout à l’heure, ce toit respecté qui avait abrité le poète, pauvre et fier, reconnaissant et confiant, et qui ne l’a rendu qu’à la mort.

La mort ! c’est le mot profond, terrible et insondable qui devrait être prononcé le dernier devant ce cercueil, Messieurs, si la vocation du poète, qui n’a cessé de s’élever si haut par l’esprit, pouvait aboutir à cette pelletée de terre que la main du prêtre jettera demain sur sa dépouille, et si la destinée d’une âme immortelle, sublime espoir pour celui qui meurt, pouvait rester un doute pour ceux qui survivent.

 

[1] M. Désiré Nisard, réponse au discours de réception de M. Ponsard à l’Académie Française (1856).