Funérailles de M. Victor Cousin

Le 24 janvier 1867

Henri PATIN

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE M. PATIN,
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE ET DOYEN DE LA FACULTE DES LETTRES,

AU NOM DE LA FACULTE DES LETTRES.

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. V. COUSIN,

Le 24 janvier 1867.

 

MESSIEURS,

La Faculté des lettres a, pour exprimer à son tour ses douloureux regrets, des titres bien anciens, bien particuliers. Cet écrivain, ce philosophe que pleurent deux grandes Académies, c’est elle qui l’a d’abord possédé, et il n’a jamais cessé de lui appartenir. C’est sur nos bancs, en écoutant les maîtres qu’il devait glorieusement continuer, que s’est déclarée sa haute vocation ; c’est dans une de nos plus nobles chaires, celle de Royer-Collard, que la confiance hardie de l’illustre titulaire l’a appelé, bien jeune encore, à se produire ; c’est là, dans le laborieux exercice d’un vaste enseignement, où ont été passées en revue toutes les grandes questions de la philosophie, toutes les grandes époques de son histoire, c’est là, dis-je, que se sont préparées tant d’œuvres justement admirées pour l’étendue et la profondeur du savoir, la force et l’élévation de la pensée, la sévère beauté du style.

Ce que fut, au début, la parole du nouveau professeur d’histoire de la philosophie, ceux-là surtout peuvent le dire aujourd’hui qui, ses contemporains et ses condisciples, en avaient, dans les exercices du collége et de l’École normale, pressenti le singulier éclat ; qui, les premiers, avec la joie d’un succès personnel, applaudirent à ses soudains triomphes : parole puissante, en effet, qu’animait la chaleur des études et des convictions, et dont les accents passionnés troublaient et charmaient tout ensemble : parole hardie, toute aux idées, sans souci des inégalités et des écarts, ne craignant pas de quitter sa voie à l’appel de quelque pensée nouvelle, s’attachant résolûment à la suivre, et entraînant ses auditeurs surpris, inquiets même, mais bientôt rassurés, au milieu des périls et vers les heureuses rencontres de ces développements inattendus.

Elle ne parut pas moins éloquente, mais elle le fut autrement, quand, après quelques années d’un silence imposé par les ombrages du pouvoir aux interprètes publics les plus considérables, les plus accrédités de la philosophie, de l’histoire, de la littérature, il lui fut accordé de se faire entendre de nouveau. Dans l’intervalle, l’ardent professeur. impatient du repos, avait entrepris et hâté d’importants travaux sur les principaux monuments philosophiques des temps anciens et des temps modernes ; il avait entretenu un étroit et assidu commerce avec Platon et Descartes : il avait recherché partout, en France et à l’étranger, l’entretien des plus profonds penseurs de ce siècle ; sa science n’avait cessé de s’accroître, sa pensée de se fortifier et de grandir ; la maturité de sa raison devait naturellement amener celle de son talent oratoire, désormais plus réglé, sans avoir rien perdu de ses qualités premières. La grandeur des sujets, la majestueuse simplicité des plans, le soin scrupuleux de n’en point franchir les limites, le retranchement sévère de tout agrément accessoire, un enchaînement rigoureux d’idées, une progression continue de mouvements, un langage ferme, énergique, élevé, souvent plein de magnificence, et dont la forme, par un effort suprême de l’art, était arrêtée avec une précision qui ne semble permise qu’au patient labeur de la composition solitaire, tels furent les caractères de ces leçons mémorables qui, de 1828 à 1830, partagèrent avec deux autres enseignements, bien dignes eux-mêmes de ne se point effacer du souvenir, l’attention empressée, les sympathiques et enthousiastes applaudissements d’une foule studieuse.

Mais ce ne serait pas estimer ces leçons à leur valeur que d’y voir seulement de belles créations de l’art accueillies par un ravissement passager. Elles exerçaient sur les esprits une action profonde et durable. On en rapportait une généreuse ardeur pour ce vrai, pour ce beau, pour ce bien, dont elles avaient évoqué les vivantes images. À cette impression s’ajoutait, pour des auditeurs d’élite, celle qu’ils recevaient des conversations chaleureuses d’un maître doué, autant qu’on le fut jamais, du don de communiquer, d’imposer aux autres, avec un séduisant despotisme, ses idées, ses sentiments, de les échauffer de son ardeur.

Par là, autant peut-être que par la supériorité reconnue de son savoir, de ses lumières, de ses talents, que par l’autorité de ses leçons et de ses exemples, il a été, de nos jours, en philosophie, le promoteur d’un grand et général mouvement duquel procèdent même, à leur insu, ses contradicteurs. Dans notre Faculté particulièrement s’est marquée sa puis sante et féconde influence, par la succession, bien rapide, hélas! de tant de maîtres qui s’y sont passé l’éclatant flambeau reçu de ses mains.

Combien déjà ont disparu, dans la force de l’âge, de la carrière où il les avait introduits, Jouffroy, Damiron, Saisset, Garnier ! Et voilà que lui-même, prématurément, on peut le dire malgré le nombre de ses années, nous est aussi enlevé par le coup le plus imprévu. Depuis longtemps, sans doute, il ne participait plus à nos actes ; mais son nom inscrit auprès des nôtres sur nos programmes, mais sa présence dans nos murs, dans cet appartement de la Sorbonne dont il s’appliquait à faire, avec de si généreuses intentions, une bibliothèque des plus rares, ses aimables prévenances pour nous y attirer, nous y retenir, les conseils de son expérience et de son amicale sollicitude, ses encouragements, ses louanges, la vive part toujours prise par lui à nos prospérités ou à nos disgrâces, tout cela lui conservait parmi nous une sorte d’activité qui nous était précieuse et chère.

C’est pour nous un sujet de profonde affliction que de voir se rompre inopinément ce dernier lien ; que de prendre congé pour toujours, par un adieu funèbre, d’un tel maître, d’un tel collègue ; qu’on me permette d’ajouter, pour quelques-uns encore plus cruellement frappés du compagnon aimé de leur vie !