Fables

Le 14 août 1862

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DES CINQ ACADÉMIES

DU 14 AOUT 1862,

PAR M. VIENNET.

 

 

LE JOCKO ET LE BABOUIN.

Un jocko voyageait au pays de Bénin ;
Et, pour se nourrir en chemin,
Emportait un sac de noisettes.
Un babouin l’aborde ; et, d’un air patelin,
L’appelle son ami, lui fait mille courbettes.
Crédule et confiant, mon jocko s’attendrit,
Se laisse prendre au verbiage
De qui vante si bien son cœur et son esprit,
Lui rend grâce des vœux qu’il fait pour son voyage,
L’invite à son premier repas,
Puis au second, puis au troisième.
L’amour du babouin croissait à chaque pas.
Il jurait au jocko d’être un autre lui-même,
De le suivre jusqu’au trépas.
Mais, le sac épuisé, c’est un autre langage.
Mon babouin se rappelle à l’instant
Qu’une affaire pressée, un devoir important
L’appelle dans le voisinage.
Il embrasse à ces mots son ami, son très-cher ;
Promet de revenir au réveil de l’aurore,
Et disparaît comme l’éclair.
Mais le jocko l’attend encore.
Fermez la porte à ces écornifleurs,
ces amis qui vous tombent des nues.
Méfiez-vous de leurs discours flatteurs,
De leurs figures ingénues...
Ces bons amis vous resteront
Tant que noisettes dureront.

 

LE CHIEN DE TERRE-NEUVE ET LE ROQUET.

Un chien de Terre-Neuve à la forte encolure,
Mais que, malgré sa taille, en tous lieux on citait
Pour sa débonnaire nature,
S’était pris d’amitié pour un jeune roquet.
Ils étaient commensaux de la même cuisine,
Mangeaient à la même terrine,
Et le même chenil tous deux les abritait.
Un caprice de gourmandise
Vint troubler leurs félicités.
Parmi les rogatons à leur faim présentés,
Se trouvait une friandise ;
Et, sans trop y songer, le gros chien l’avait prise.
Le roquet se fâcha, grogna, montra les dents,
Sauta même au museau de son grand camarade,
Qui, surpris, indigné d’une telle incartade,
Fond sur lui, le renverse et, les regards ardents,
Ouvrant une gueule effroyable,
De ses crocs acérés menace le coupable.
Mais le voyant si faible et surtout si tremblant,
Soit pitié, soit mépris, il retient sa colère ;
Et, ramenant ses pattes en arrière,
Le fait rouler dans l’âtre, et s’éloigne en grondant.
Notre pauvre roquet, heureux d’en être quitte,
Rougit bientôt de sa conduite.
Il suivit à pas lents son ami courroucé.
Le regard suppliant, le corps tout ramassé,
Cherchant à ranimer une vieille tendresse,
Il risqua même une caresse :
Et trois et quatre fois il se vit repoussé.
Le chenil fraternel, la terrine commune,
Tout lui fut interdit, tout jusqu’à la maison.
De mon gros chien l’intraitable rancune
N’y voyait qu’un ingrat indigne de pardon.
Son terrible regard le tenait à distance.
Cela dura longtemps. Le roquet en perdit
Et le sommeil et l’appétit.
Autour de la maison il rôdait en silence,
Accablé de son repentir,
Jurant cent et cent fois de n’y plus revenir,
Si son ami jamais oubliait son offense.
C’est un fardeau lourd à traîner
Que le souvenir d’une faute ;
Mais il est pour les grands une vertu bien haute,
C’est de croire au remords et de lui pardonner.
C’est ce que fit mon chien, je le dis à sa gloire.
Je n’aurais sans cela pu me déterminer
A vous raconter son histoire.

 

LA LINOTTE, LA FAUVETTE ET LA PIE.

Une linotte se plaignait
D’une fauvette, sa voisine
La fauvette, à son tour, lui faisait grise mine.
Tout le quartier s’en affligeait.
Mais de leur différend la cause était frivole.
A les remettre en paix chacun eût pris plaisir,
Et pensait à bon droit que, pour y réussir,
Il suffisait d’une parole.
Par une sotte pie et son caquet maudit
Leur espérance fut détruite.
La linotte eut d’abord sa première visite.
Elle la flatta, la plaignit,
Montra les sentiments de la plus tendre amie ;
Donna tort à son ennemie ;
Entretint son humeur, provoqua son dépit ;
En tira des plaintes amères,
Des mots blessants, que, sans plus s’arrêter,
Chez la fauvette elle alla répéter
Avec de méchants commentaires.
Enfin de rapport en rapport,
Tout fut si bien aigri par sa langue indiscrète,
Que la linotte et la fauvette
Se firent une guerre à mort.
Dieu nous préserve, amis, de ces méchantes pies,
Qui vont de voisin en voisin
Ramasser, colporter caquets et calomnies ;
Qui ne laissent mourir aucun propos malin,
A ceux même qu’il blesse aiment à le redire ;
Et brouilleraient le genre humain
Pour le seul plaisir de médire.

 

L’AQUILON ET LES ENFANTS.

Un jour que le fougueux, le terrible Aquilon
S’engouffrait en hurlant dans un étroit vallon,
Une troupe d’enfants, au sortir de l’école,
Eut l’étrange dessein et l’espérance folle,
Cet âge a si peu de raison,
De dompter la fureur de cet enfant d’Éole.
Les voilà donc criant, jetant à pleines mains
Les mottes, les cailloux, le sable des chemins,
Les feuilles dont l’automne avait jonché la terre,
Et leurs casquettes pleines d’eau
Qu’ils puisaient à l’envi dans un prochain ruisseau.
L’Aquilon se jouait de leur vaine colère ;
Leur rejetait au nez feuilles, sable, cailloux ;
Leur aveuglait les yeux, leur inondait la face
Mais ce troupeau de jeunes fous
Ne perdait l’espoir ni l’audace.
Sur une seule ligne ils se rangèrent tous,
S’avancèrent de front bras dessus, bras dessous ;
Criant au vent Recule ; et, refoulés en masse,
Rappelés sous leurs toits par la nuit et la faim,
Lui firent encor la menace
De revenir le lendemain.
Ils vinrent en effet, et tous ceux du village.
Mais la tempête avait cessé :
Le vent ne soufflait plus et n’avait pas laissé
Un vestige de son passage.
La vogue d’une opinion,
D’un livre, d’un auteur, d’un héros de tribune
Ont parfois la même fortune
Que ce vent du septentrion.
L’arrêter dans son cours serait chose insensée ;
Mais quand cette vogue est passée
On se demande bien souvent
Ce qu’était ce héros, cet auteur, cet ouvrage,
Qui faisaient un si grand tapage.
Ce qu’ils étaient ? Ce qu’est le vent. 

 

LE PLAISIR ET L’ENNUI.

Une jeune beauté, dont j’ignore le nom,
Et la famille et la patrie,
Que pourtant je suppose avoir reçu la vie
Entre Boulogne et Charenton,
Avait pris pour ami, d’autres disaient pour frère,
Les malins disaient pour amant,
Un beau lion, un jeune homme charmant.
Plaisir était son nom de guerre.
La joie et le bonheur remplissaient leurs hivers ;
C’étaient, le jour, la nuit, des bals et des concerts,
Puis les courses de mai, les primeurs du théâtre ;
Elle y montait parfois et son monde idolâtre
Lui prodiguait les fleurs, les bravos et les vers.
On la trouvait partout où la foule se presse,
Où l’on va pour se faire voir,
Pour s’amuser, pour s’émouvoir,
Où du soir au matin on fait chère et liesse.
Elle courait l’été de châteaux en châteaux,
Toujours choyée et toujours bienvenue ;
Aux danses du village était même assidue,
Chassait, comme Diane, à crever les chevaux.
Plaisir la promenait ainsi de fête en fête,
Prévenait son moindre désir.
Hors les moments de sa toilette,
Elle n’avait ni repos ni loisir ;
Et des femmes m’ont dit que, pour une coquette,
C’étaient encor des moments de plaisir.
Mais, à ce doux métier, les mois et les années
S’écoulaient comme des journées.
Le temps s’enfuyait à grands pas.
La belle ne le voyait pas.
Elle l’apprit un jour de son miroir perfide.
L’aspect d’un cheveu blanc et même d’une ride
Porta le trouble dans ses sens.
« Tu me fais, cher ami, vieillir un peu trop vite.
« Ralentis la marche du temps, »
S’écriait-elle, « ou je te quitte. »
Sitôt dit, sitôt fait. Un nouveau directeur,
Comme de son esprit, s’empara de son cœur.
Il avait l’art, il lui fit la promesse
De modérer du temps la fatale vitesse,
De le faire marcher comme marchaient jadis
Les diligences du pays.
C’était un homme grave, au visage sévère,
A la lèvre boudeuse, à la parole austère.
Soir et matin il lui parlait raison,
Lui contait les prix Montyon,
La chronique parlementaire ;
La menait parfois au sermon,
Aux concours mensuels de l’école primaire ;
Lui lisait le journal, lequel je n’en sais rien ;
Ou les romans moraux, mais on n’en faisait guère
Les éditeurs ne les payaient pas bien.
Enfin il l’occupait des soins de son ménage,
De son mari, de ses enfants.
Le temps ne marchait plus, se traînait à pas lents.
Les jours étaient des mois, les mois plus que des ans.
En trois saisons elle perdit courage
Et, bâillant longuement au nez du personnage,
L’apostrophant du nom d’ennui,
Rompant brusquement avec lui,
Elle alla retrouver l’ami de son jeune âge.
A quarante ans, hélas la mort vint l’y saisir.
Mais quand de ses amis la douleur impuissante
De cette mort précoce accusait le plaisir,
Elle leur répondait, à son dernier soupir
« L’ennui m’eût fait mourir à trente. »
La sagesse eût mieux dit en tout conciliant,
Les plaisirs, les devoirs, les fêtes, les affaires.
Mais la sagesse est rare et les vertus légères ;
Et le plaisir bien attrayant.

 

L’HUILIER CASSÉ.

Renversé par un chat du haut d’une tablette,
Un huilier fut mis en morceaux ;
Et l’huile et le vinaigre, en deux petits ruisseaux,
S’échappèrent soudain de la double burette.
En un clin d’œil de tous côtés sortis,
Pucerons, mouches et fourmis
Couvrirent par essaims la moindre goutte d’huile.
En moins d’une minute on les comptait par mille ;
Et ceux que le vinaigre atteignait par hasard,
Se mettaient bien vite à l’écart.
Chefs de corps, d’atelier, de famille ou d’empire,
Voulez-vous des amis : retenez ma leçon :
Vous voyez ce qui les attire,
Ne vous trompez pas de flacon.