Rapport sur les concours de l’année 1852

Le 19 août 1852

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1852.

DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

Le 19 août 1852

 

 

MESSIEURS,

L’ancienne protection offerte aux sciences, aux lettres, aux arts, cette protection des Médicis ou de Louis XIV, magnifique, délicate, reconnaissante même au nom de la gloire d’un pays, semble, il faut le dire, avoir passé sans retour. II reste un autre encouragement, le premier de tous lorsqu’il est libre et éclairé, la faveur publique l’adoption du talent par le commun suffrage. Mais cette distinction si flatteuse et si inspirante est rare, difficile à obtenir et à fixer longtemps. Elle veut dans le peuple qui la décerne un loisir et une tranquille préoccupation des esprits, une sécurité d’espérance, un mélange de mouvement et de calme que connaît bien peu l’instabilité de nos derniers temps, si pressée, si affairée entre des intérêts positifs à défendre et des institutions toujours nouvelles à consolider. « Chacun de nous, disait la Bruyère dans un siècle de grandeur affermie, chacun de nous, par la disposition de son esprit, de son cœur ou de sa fortune, est froid sur les conceptions d’autrui. » Cela est bien plus vrai encore de notre siècle, et de tout le monde à la fois, du public entier, que tant de soins sérieux emportent et distraient.

C’est là sans doute un motif d’apprécier d’autant plus ces fondations immuables que quelques citoyens généreux ont établies à l’honneur des lettres et des sciences, et qui sont pour les travaux de l’esprit une sorte de protection impartiale et désintéressée, attendant la venue du talent, et ne lui demandant que d’être fidèle à sa vocation et à sa noble nature. Combien cette vérité nous est plus sensible en ce moment, où de concert avec vous, Messieurs, nous allons, pour la douzième fois, attribuer au peintre aveugle et immortel de notre histoire la dotation annuelle que le fils d’un général de l’Empire, filleul de Napoléon le baron Gobert, a fondée sur le riche héritage de son nom éteint prématurément ?

L’Empire, qui, dans son goût de la gloire aurait certainement décerné plus tard à l’éloquent auteur de la Conquête de l’Angleterre par les Normands la couronne décennale, qu’il destinait en 1809 à la touchante et prophétique Histoire de l’Anarchie de Pologne, l’Empire a disparu devant l’insurrection du monde. Les deux monarchies tempérées qui, parmi d’autres actes d’intelligente faveur, encouragèrent le rare et laborieux talent de M. Augustin Thierry, n’ont pas duré âge d’homme : le prince aimable et jeune qui s’était empressé d’offrir au savant historien, jeune alors, ses dons personnels, la garde honorifique et rétribuée de sa bibliothèque, a cessé de vivre, avant les autres adversités de sa branche royale ; et la richesse, comme le pouvoir, manquerait aujourd’hui à la continuation de son bienfait.

Au milieu de cette triste incertitude des munificences les plus justes, parmi ces révolutions qui atteignent le talent comme la puissance, il est consolant de penser que le don commis à la foi publique par le baron Gobert, pour récompenser à perpétuité une des plus nobles applications de l’esprit français, vient de nouveau couronner M. Augustin Thierry, et peut assurer longtemps encore l’activité de son travail, la dignité de sa retraite, la sûreté de sa vieillesse. La seule condition régulière, en effet, pour qu’il en fût privé, ce serait la dépossession par une œuvre d’un mérite supérieur, par un livre d’histoire plus original et plus vrai que les siens.

Cette condition, Messieurs, l’Académie ne la croit pas encore remplie par un candidat nouveau ; non que d’importants travaux récemment achevés n’aient fixé notre plus sérieuse attention. L’histoire, et l’histoire nationale, celle du pays et parfois celle du jour, est une étude maintenant fort accréditée. Le mouvement rapide et extraordinaire des événements a suscité, pour ainsi dire, l’émulation des récits ; mais, on le conçoit, Messieurs, et cette remarque n’est pas un blâme, ce qui dans les récits s’attache surtout à l’époque présente, ou parfois ne remonte plus haut que pour la retrouver encore et pour teindre le passé même des plus vives couleurs de nos intérêts contemporains, peut difficilement prendre place dans les régions sereines de la science.

Tant que l’histoire est un champ de bataille pour des passions encore vivantes, on peut y tresser des couronnes à ses amis et à sa cause on n’y remporte pas la paisible couronne de l’art. C’est la différence du plaidoyer qui passionne l’auditoire au jugement qui satisfait la conscience publique et instruit l’avenir. C’est la différence d’une déposition souvent sincère et attachante, mais partielle et incomplète, au résumé du juge qui compare tout, et dit la vérité. Ce n’est pas un défaut en contraste avec un mérite ce sont des efforts et des buts différents.

Peut-être, dans la comparaison entre ces formes diverses de l’histoire, est-il permis de dire que l’éloignement des époques à peindre, la perspective du temps est particulièrement favorable au talent de l’historien, pouvant seule lui donner cette passion plus haute qui se nourrit par l’étude, s’anime dans la contemplation du vrai et du juste, et retrouve par la seconde vue de l’intelligence ce qui n’est pas sous les yeux, au lieu d’altérer quelquefois l’évidence même par l’intérêt ou le système du moment.

Dans cette pensée, Messieurs, tout en estimant beaucoup celles des histoires récentes de la Révolution qui pouvaient tomber sous notre examen, l’Académie s’est abstenue d’y choisir un modèle et un objet de préférence. Pour le second comme pour le premier prix fondé par le baron Gobert, elle n’a pas hésité à se reporter vers l’horizon plus libre d’un passé plus lointain : là elle a retrouvé sous la plume d’un écrivain qu’elle avait cru devoir avertir, même en le couronnant, cette sagesse de vues que facilite l’éloignement. Un nouveau et intéressant volume publié par M. Henri Martin a confirmé le titre qui méritait déjà de rester attaché à son premier travail. Le long règne de Louis XIV achevé par l’historien, sans distraction et sans lassitude, les derniers moments du grand roi rendus avec vérité, le compte de sa gloire impartialement dressé, la minorité de Louis XV décrite dans les justes proportions du sujet, comme l’avait été celle de Louis XIV, avec le cardinal Dubois au lieu du cardinal Mazarin, et le système de Law au lieu de la bataille de Rocroy, les temps meilleurs et paisibles du cardinal de Fleury et le mouvement des esprits dans le déclin du pouvoir, tout cela forme un tableau, dont plusieurs traits habilement recueillis manquaient encore à notre histoire. L’Académie, en conservant le premier prix aux Considérations et aux Récits de M. Augustin Thierry, maintient donc aussi à M. Henri Martin la seconde place, dont il s’honore. Puisse-t-il, en s’avançant vers une époque plus récente, rester fidèle à ces habitudes de modération et à ce goût de la vérité, que donne l’étude des âges anciens ! C’est à ce prix que l’historien n’est pas trompé par sa propre opinion et peut tirer son coloris du fond même des choses, et son éloquence de l’éternelle vérité morale.

L’Académie n’aura point à regretter aujourd’hui d’immobiliser ainsi les deux premières récompenses dont elle dispose pour l’histoire. La générosité d’un autre fondateur, et une juste interprétation de son bienfait, nous permettent de réserver pour un troisième ouvrage historique une distinction du même ordre. L’Académie couronne, à titre de livre moral, l’Histoire des quatre Conquêtes de l’Angleterre, ouvrage de M. de Bonnechose. Le sujet et l’idée de l’auteur sont en effet ici ce qu’il y a de plus satisfaisant pour le sentiment inné de la justice, et pour la conscience de l’homme civilisé : c’est la puissance imprescriptible du droit, et cette indomptable renaissance morale qui, sous les coups réitérés de la force, sous le poids d’invasions successives, reparaît toujours, surmonte tous les obstacles, et fait lentement sortir du chaos des droits confondus la souveraineté de la justice et de la raison, personnifiée dans l’histoire d’un peuple libre et marquée par des époques, qui sont comme autant d’épreuves et de degrés d’une même vérité. La leçon est ici un drame expressif, analogue à l’œuvre politique et morale que l’Académie couronnait, il y a dix ans, dans l’important et généreux ouvrage de M. Gustave de Beaumont sur l’Irlande. Ainsi comprise, l’histoire est la plus sainte prédication du devoir et de la vertu civile elle tient le milieu entre le sens moral et la science politique, entre ce qu’il y a de plus nécessaire à l’homme et ce qui fait la vie et la grandeur des États.

Aussi, Messieurs, vous le savez, c’est à un ouvrage de cet ordre que s’est appliqué le prix le plus éclatant qu’ait jamais décerné l’Académie, comme dépositaire de la haute et libérale fondation de M. de Montyon. C’est ainsi qu’elle a couronné solennellement et signalé à l’attention de l’Europe, il y a dix ans, un des livres les plus éminents et les plus durables de notre siècle, l’Histoire de la démocratie américaine, par M. Alexis de Tocqueville, ouvrage que les Américains nous envient, et dont les maximes élevées et les sages prévoyances ont paru chaque jour plus instructives et mieux vérifiées. L’Histoire des quatre Conquêtes de l’Angleterre n’offre pas sans doute ce même caractère de bon sens prophétique et de vérité présente. C’est un livre du passé ; mais il est animé de cet esprit moral qui entretient les bons principes en politique, et de ce talent qui renouvelle, sans l’altérer, l’image des actions généreuses.

L’Académie décerne à M. de Bonnechose la première médaille du concours.

De là, Messieurs, elle a porté volontiers son examen et son choix sur des études plus spéculatives encore, sur des travaux qui n’intéressent que la vérité abstraite et l’art. Elle aime à s’y renfermer ; elle y trouve la forme la plus féconde et la moins offensive de cet enseignement moral qu’au nom d’une fondation digne des meilleurs temps, elle a charge d’encourager. A ce point de vue, deux grands noms étrangers que la science française entreprenait de naturaliser parmi nous, deux importants ouvrages qu’il s’agissait non pas seulement de traduire, mais d’éclaircir, d’analyser habilement, de juger avec indépendance d’esprit, ont occupé longtemps l’étude et les délibérations de l’Académie : l’un est l’Esthétique du célèbre Hégel, l’autre, la Critique de la raison pure de Kant ; deux grands problèmes, Messieurs, le rapport du goût, du jugement fin dans les arts à la morale, la source la plus élevée de la morale elle-même, l’origine du droit et du devoir. Toucher ces grands sujets, s’approcher librement des intelligences supérieures qui les ont traités, c’est faire plus que traduire ; et l’Académie n’étonnera personne, en fixant sa préférence sur des travaux sévères et difficiles appliqués à de tels monuments. Si Platou, pour définir le beau dans les arts, l’a nommé la splendeur du bon, si notre Vauvenargues a dit avec une justesse dont il était la preuve vivante : « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût, » une grande étude de métaphysique littéraire, une théorie des beaux-arts, une interprétation savante du plus pur des enthousiasmes ne saurait être déplacée dans ce concours pour les ouvrages le plus utiles aux mœurs.

Mais une autre objection s’élevait et préoccupait d’éminents esprits : on avait défiance et crainte de la philosophie d’Hégel, soit dans le fondateur lui-même, soit du moins dans quelques disciples suspects d’exagération, comme tous les imitateurs, soit enfin dans l’apparence et la renommée de cette philosophie ; car toute grande doctrine devient un peu responsable des faux bruits qu’on répand sur son compte, comme de ses propres conséquences. On doutait qu’il fût séant et exemplaire d’admettre, même à discussion, une des arts inaugurée sous les auspices d’une philosophie qui passait pour avoir inquiété la morale et méconnu la Divinité. Ce n’était plus, comme il y a trente ans, un scrupule classique ; c’était presque un scrupule de conscience qui repoussait l’Esthétique hégélienne.

En honorant de tels motifs, l’Académie ne les a pas crus applicables cette fois. Elle a jugé, au contraire, précieux et instructif de constater en bien des points l’heureuse et nécessaire inconséquence du hardi novateur, et de prendre sur le fait l’imagination souvent ingénue d’Hégel, contrevenant d’elle-même à son système, et la puissance salutaire du beau, l’idée épuratrice du grand et du sublime le ramenant sans cesse dans son Esthétique à la présence divine, cette grande poésie de l’univers, et au spiritualisme, cette réalité immortelle de l’âme qu’il avait l’une et l’autre trop oubliées ou trop voilées dans sa philosophie dogmatique.

Il nous a paru qu’il y avait là une belle protestation de la sensibilité humaine contre les excès et les dangers de l’esprit de système, et que d’ailleurs, dans ce dernier travail de sa vie, l’heureux instinct d’Hégel pour les arts, plus fort que sa doctrine, jetait souvent de grands traits de lumière sur l’antiquité, le moyen âge, les temps modernes, sur la poésie lyrique et chantée des Hébreux et des Grecs, sur le théâtre d’Athènes, sur les affinités des arts entre eux et leur rapport à la vie sociale ; que si, parfois, il est bizarrement injuste, et porte, par exemple, d’étranges décisions sur Molière et Corneille, la littérature française est assez puissante pour être généreuse, et n’en pas moins accueillir la science et les réflexions curieuses d’un penseur sceptique envers sa gloire, comme envers beaucoup d’autres vérités reconnues par le monde.

Sous toute réserve donc, et sauf toute objection à l’auteur original et parfois au savant traducteur, M. Bénard, qui n’a pas toujours assez fortement combattu ce qu’il désapprouve dans Hégel, l’Académie décerne à ce travail utile et neuf un prix de 3,000 francs.

Elle n’a pas éprouvé le même doute sur l’introduction dans notre langue de la Critique de la raison pure par Kant. Cette méthode de démonstration aiguë et pénétrante avec lenteur, comme la vis enfoncée dans le chêne, peut lasser l’impatience française ; cette phraséologie, même corrigée par l’habile traducteur, peut paraître étrange et pénible ; mais certes, pour le fond, il n’y a pas de philosophie plus irréprochable, plus austère et plus généreuse. Kant part du même principe que Pascal : « La raison est le tout de l’homme. » Mais de ce principe il tire plus directement, par une voie tout humaine, et sainte cependant, l’énergie des preuves qu’il apporte et l’évidence des vérités qu’il affirme, faisant du devoir moral la loi suprême, et trouvant dans la nature spirituelle de l’homme l’origine et la cause du devoir.

Ce même génie, plus logiquement et plus sûrement que le philosophe Hégel, a cherché aussi le beau dans le vrai, le beau et le vrai dans la vertu, dans la rectitude de l’âme élevée à sa plus sublime abstraction. C’est la théorie des arts esquissée par une conscience stoïcienne, et une leçon émanée du Portique autant que de l’Académie. Quelle que soit la préférence du goût individuel, on ne peut que profiter à ces fortes lectures, et remercier le talent érudit qui nous les rend accessibles, non pas seulement par une version expressive, mais par une analyse, une révision, une contre-critique aussi bien rédigée que substantielle et savante. L’auteur est M. Barni, un des esprits distingués qu’a formés la science philosophique depuis vingt ans, digne de cette science par sa sévère et laborieuse sagacité, aimant avec passion l’étude et ce qu’il croit la vérité, et méritant de ne les chercher jamais hors du cercle assez vaste de cette sagesse chrétienne, qui contenait et n’entravait pas Bacon, Descartes et Leibnitz.

Tout en rapportant à la morale les théories mêmes de la poésie, l’Académie, non certes par froideur pour notre poésie française, mais par la haute idée qu’elle a de ce grand art, admet bien rarement des essais en vers parmi les ouvrages appelés au prix Montyon. Dans la poésie, en effet, l’excellent seul est utile. Là cependant où le but est placé si haut, l’effort si laborieux et trop souvent méconnu, n’est-il pas juste d’honorer le succès même incomplet et le talent à demi vainqueur de tant d’obstacles ? C’est le titre qui recommandait à nos yeux un recueil de poésies, trop peu varié de forme, mais d’une inspiration élevée, souvent inégal, mais où l’auteur, M. Boulay-Paty, déjà couronné pour un noble chant sur l’Arc de triomphe, a mis une précieuse empreinte de sentiment moral et d’amour de l’art d’émotion naturelle et d’expression savante. L’Académie décerne à ce nom et à cette œuvre une médaille de 2,000 francs.

Elle n’oublie pas, Messieurs, qu’un ordre tout différent d’ouvrages s’est introduit d’autorité dans ce concours et apporte souvent sous ses yeux des questions de bien-être social, de science économique, difficiles en elles-mêmes, et dont elle n’est pas juge privilégié, bien que ceux qu’elle couronnerait soient prêts à la reconnaître. Elle ne repousse pas de tels ouvrages, à Dieu ne plaise ! mais, on le conçoit, elle ne les admet qu’avec réserve, tâchant d’éviter également ce qui lui paraît trop technique ou trop conjectural ; et cela par égard pour la science, pour les concurrents et pour le public. C’est ainsi que les précieuses recherches statistiques, la longue et savante vocation de bien public, les utiles et incontestables résultats qui honorent le nom de M. Moreau de Jonnès n’ont point paru à l’Académie rentrer assez directement dans sa compétence sur les prix Montyon.

C’est ainsi qu’elle a cru également, après une étude attentive, ne pas devoir prendre sur elle de juger même, par des récompenses bien méritées sans doute, les observations détaillées, les vues d’amélioration les projets étendus d’un autre écrivain philanthrope, M. Moreau Christophe.

Ici le fondateur des prix lui-même approuverait notre modeste scrupule, et renverrait l’examen au pouvoir et à la science officielle de l’État.

Deux ouvrages seulement par leur forme, pour ainsi dire d’intérêt usuel ne nous ont pas paru commander cette discrétion. Le premier surtout, l’Éloge de l’économie, par M. Mézières, dans sa méthode simple et piquante, avec une instruction très-vraie, rappelle un peu ces petits livres moraux de Franklin, délassements d’un homme de génie, lus et goûtés par tout le monde. Là ce qu’il y a de science, emprunté aux meilleures sources, est acquis au bon sens général, et rendu plus persuasif et par conséquent plus utile, par une expression toujours précise et juste. Inspiré de ce modèle, l’ouvrage de M. Mézières est un livre comme les demandait M. de Montyon, et comme il en a donné lui-même l’exemple dans quelques Essais d’une parfaite justesse sur les choses de la vie, et pleins au même degré de clairvoyance pour soi-même et d’attention affectueuse pour autrui.

Le même esprit d’observation, la même défiance de l’erreur et du système, appliqués dans un ordre plus élevé, à des faits plus généraux, ont produit, par le concert de deux hommes d’expérience amis du bien public, MM. G. de Lurieu et H. Romand, les Études des colonies agricoles de mendiants, jeunes détenus, orphelins et enfants trouvés.

Ce livre n’est point une théorie, un projet. C’est un intelligent examen des faits, la description de l’entreprise, des vicissitudes et du résultat final de quelques colonies agricoles essayées dans un actif et judicieux pays, la Hollande. L’Académie décerne à l’ouvrage de M. Mézières une médaille de 2,000 francs ; elle partage une médaille semblable entre les deux auteurs du livre des Colonies agricoles, dont la première récompense est dans l’honneur du sage et ferme conseil qu’ils ont donné.

L’Académie cependant, Messieurs, a pensé qu’en dehors de ces prix si divers et si justes, elle avait encore à décerner un prix extraordinaire, un prix à part, et qu’elle pouvait, à double titre, acquitter, sur les bienfaits et selon la pensée de M. de Montyon, une dernière dette envers l’art et la morale, envers le talent de bien dire employé à faire le bien, sous la forme à la fois la plus brillante et la plus populaire. Elle n’a pas craint de ramener ici, dans un rang fort élevé par la récompense, le recueil, et nous dirons presque la vie entière d’un écrivain, Français autant qu’on peut l’être, d’intention et d’esprit, mais qui ne parle dans ses vers qu’un des patois provinciaux d’où est sortie notre langue, et qu’elle a rejetés. Lorsque le choix de l’Académie paraît s’écarter ainsi de la loi grammaticale, qu’elle-même impose ou du moins recommande, il faut prévenir chez quelques bons esprits un doute qui serait une injustice pour le talent, que nous voulons honorer.

Dans le silence ou l’exil de plus d’une voix illustre, on pourrait croire qu’un zèle qui cherche des consolations nous fait curieusement découvrir et vanter au delà du vrai les moindres étincelles d’un feu près de s’éteindre. Il n’en est rien. Aux jours les plus actifs de l’émulation littéraire, dans le plus grand luxe de ces plaisirs de l’esprit chers aux peuples heureux et contents d’eux-mêmes, dans l’élégante liberté des salons parisiens du dernier siècle ou dans l’atmosphère hardie du goût britannique, le talent que nous allons nommer eût rencontré partout justice et faveur. Car ce talent est celui d’un vrai poëte ; et rien, dans une vocation déjà longue, dans une destinée modeste et pure, dans l’emploi moral de l’art, dans sa noble, dans sa secourable influence, n’a dérogé à la dignité d’un tel nom. Comme le poëte écossais Burns, Jasmin enrichit de son dialecte et de son âme poétique la grande littérature nationale, dont il ne parle pas la langue. Jasmin, le perruquier d’Agen, le poëte du Midi, qui fait accourir les foules à sa voix qui embellit les fêtes de l’opulence, qui assainit les joies du peuple, qui dote en passant des établissements de charité, et achève ou rebâtit des églises, Jasmin, cette gloire de sa patrie locale, dans la patrie commune, mérite d’être adopté par la France entière et proclamé par elle.

Racine ne nous en blâmerait pas, lui qui, durant ses loisirs solitaires de jeunesse, dans le prieuré d’Uzès, formait à l’école antique et moderne des idiomes du Midi et aux accents sonores des deux Italies le beau langage dont il nous a charmés ; et, de nos jours, l’Académie française, et pour dire plus encore, l’Institut national, peuvent-ils oublier que c’est un des leurs, et des plus illustres M. Raynouard érudit, poëte et législateur citoyen, qui a rendu à l’Europe savante et à nous une moitié de l’ancien esprit français, par la restitution de cette langue romane du XIIIe siècle, dont les monuments s’étaient comme perdus sous la gloire du français de Rouen et de Paris, du français de Corneille et de Molière ?

Aujourd’hui ce n’est plus le souvenir lointain et l’écho retrouvé des anciennes chansons du Languedoc, c’est la voix même, la voix vivante de son enfance et de son peuple qu’il nous est donné de saluer et de reconnaître, sous une forme agrandie. Ce réveil poétique et populaire, nous le devons au talent d’un homme qui marque de l’empreinte de l’art et du feu de la passion les formes longtemps dédaignées du langage vulgaire de l’ancienne Provence et en fait une langue écrite, parce qu’il en fait une langue éloquente, et une langue éloquente, parce qu’il en fait un instrument d’œuvres honnêtes et de vertueuses pensées, de charité fraternelle et de patriotisme méridional et français.

Tacite l’a dit quelque part : La renommée ne trompe pas toujours ; parfois elle choisit souverainement : Non semper errat fama ; aliquando eligit. Nous l’éprouvons aujourd’hui. Cette approbation enthousiaste et sans contradicteur de plusieurs grandes provinces de France pour un poète populaire ne pouvait être une méprise ; elle nous désignait le dernier, et ajoutons, peut-être le plus grand des troubadours. D’habités maîtres de la critique en ont ainsi juge. A part l’étrangeté gracieuse de son idiome sonore, à part, si vous voulez, un peu de prévention actuelle pour ce qu’on réputé naïf et populaire, le poète d’Agen est de la meilleure famille des poëtes, naturel et travaillant avec art, tacite, inspiré, pathétique, rapide et concis dans ses tableaux, heureux et neuf dans ses images. Quelques-uns de ses récits en chant, l’Aveugle de Castel-Cuillié, Françounetto, sont des créations que le talent tire, à lui seul, de quelque bloc vulgaire et qu’il élève à l’immortalité de la poésie ; parfois même ce sont des drames, où le mot du cœur déchirant et simple a été rencontré de génie.

Une autre gloire de ce talent original, un titre qui le désigne à la couronne littéraire préparée par les bienfaits d’un sage, c’est de ne respirer que les sentiments les plus droits et les plus purs, Dieu, la patrie, la famille, l’amour bien placé et fidèle, l’amitié reconnaissante, le zèle pour les pauvres, les orphelins, les souffrants, pour l’église du village, pour le presbytère en ruines du bon curé, pour la statue du héros. Bien rarement une autre émotion que ces souvenirs a passionné la voix mobile et vibrante du poëte. Soit qu’il célèbre sur des tons héroïques un des plus vaillants associés et des plus nobles martyrs de la gloire impériale, le maréchal Lannes, soit qu’il trouve des accents d’admiration et de respect pour le talent seul de la parole encore ennobli par une occasion de dévouement délicat et de courage, pour Martignac, partout il sent avec âme ce qui est élevé, généreux, utile au monde, et il y ajoute aussitôt une couronne par le don privilégié du poëte.

Tel, dans les joies ou dans les douleurs publiques, dans le luxe des riches et commerçantes cités, dans les châteaux, dans les villages, de Bordeaux à Toulouse, de Lyon à Marseille et à Pau, de Lectoure et de Marmande à Vaucluse et à Nérac, Jasmin a mérité de plaire, et de plaire toujours à cette brillante et spirituelle population du Midi, à cette contrée que Rome victorieuse se plaisait à nommer, moins une province de l’Italie[1] qu’une continuation de l’Italie elle-même, et que vous tous, an souvenir de Montaigne et de Henri IV, de Fénelon, de Massillon, de Montesquieu, de Mirabeau et de Masséna, de bien d’autres encore, passés, présents et à venir, vous nommez avec orgueil une des plus belles régions de la France éloquente, libérale et guerrière.

Nous croyons répondre à ce sentiment, Messieurs, et à la destination patriotique de tous ces prix de moralité littéraire et d’actions vertueuses, en décernant ici, devant vous, au poëte Jasmin une médaille frappée pour lui, la médaille du poète moral et populaire.

Maintenant, Messieurs, il restait à l’Académie à juger les travaux qu’elle a demandés, et pour ainsi dire suggérés elle-même, dans ces intérêts de science politique et sociale, dont elle n’accepte qu’avec précaution l’examen, si bien fait ailleurs. De ce nombre sans doute était la question qu’elle avait proposée sur la charité dans les premiers siècles chrétiens, sur le caractère essentiel de cette charité considérée comme une vertu pour celui qui l’exerce, non comme un droit absolu pour celui qui l’obtient, fondée enfin également sur le respect de la propriété que consacre la loi de Dieu, et sur l’amour de l’humanité que cette loi commande.

L’Académie ne peut que se féliciter d’avoir indiqué ce but, proposé ce travail. D’excellents essais d’histoire et de jurisprudence morale en sont sortis. Les monuments des premiers siècles chrétiens, la législation païenne, la philosophie, l’éloquence religieuse comparées avec soin ont offert, en réponse aux paradoxes anarchiques, une précieuse tradition de faits incontestables, d’idées justes et vraies, de sentiments vertueux et puissants sur les âmes.

Ce sujet, digne de notre temps, avait attiré des esprits graves. Douze traités manuscrits ont longtemps occupé les juges. Deux ouvrages surtout ont fixé leur estime par une connaissance approfondie du sujet, par une méthode judicieuse et ferme, par une tendance au vrai et à l’utile, inséparables ici, comme ailleurs, par le dégoût enfin de ces falsifications du passé, qui voudraient le plier au service des paradoxes actuels, et, entre autres impostures, assimiler ce qui se ressemble le moins dans le monde, l’austère abnégation, le détachement spirituel de la morale évangélique, et l’égoïsme violent, le matérialisme armé de Thomas Payne et de tant d’autres.

Des deux ouvrages réserves les premiers, l’un inscrit sous le n°4, porte pour épigraphe cette belle parole de saint Augustin : « La où la charité n’est pas, la justice ne peut pas être ? » Ubi caritas non est, non potest esse justitia. Il est digne d’une telle devise. C’est un savant ouvrage, écrit avec l’émotion d’un homme de bien. Les textes curieux de la littérature profane et chrétienne, des jurisconsultes romains et des Pères de l’Église grecque ou latine, des empereurs et des sophistes y sont habilement employés, et partout indiqués ou transcrits. On recueille là le témoignage complet de l’antiquité sur une grave question, avec la méthode sûre d’un critique et parfois les vues d’un penseur, en qui la science aiguise la réflexion, et qui, sous des formes un peu lentes et étrangères, fait sortir d’une scrupuleuse étude l’autorité morale, l’intérêt constant, et accidentellement l’éloquence de l’âme et du langage.

L’autre ouvrage, également à part, inscrit sous le n°5, porte pour épigraphe : « A Dieu, dans les pauvres ; » Deo in pauperibus.

S’il est moins chargé de témoignages et d’autorités textuelles, et s’il procède par des déductions moins complètes, il n’en est pas moins écrit sur une étude profonde et ancienne des premiers âges chrétiens. Cela même apparaît dans la marche plus libre de l’auteur. Ce qu’il dit suppose la connaissance de ce qu’il néglige. Familiarisé, par un précédent travail qu’a couronné l’Académie des inscriptions, avec l’histoire de la chute du paganisme, et par conséquent de l’établissement et des bienfaits soudains et graduels du christianisme, il s’oriente facilement à travers cette immense question de la charité ; il la comprend, il la développe en judicieux antiquaire, en historien qui sait peindre, et en ami religieux de l’humanité ; il la rapproche des influences oratoires du prosélytisme chrétien ; et il sait la confronter aussi à nos expériences et à nos spéculations modernes, avec une science analogue à celle de son docte concurrent, et par des formes et des procédés d’esprit différents, sans être inférieurs.

Ces deux ouvrages nous paraissent donc s’appuyer, se compléter l’un l’autre, et offrir la plus instructive, la plus morale solution du problème posé. La décision de l’Académie. qui leur partage le prix, ne paraîtra, nous le croyons, à tout lecteur attentif, qu’un juste hommage à deux rares mérites, entre lesquels l’estime même interdit la préférence. En même temps, Messieurs, l’Académie a pensé que la valeur du prix devait être élevée ; et d’après sa demande, autorisée par M. le ministre de l’instruction publique et des cultes, le prix proposé de 3,000 fr., porté à 5,000 par un prélèvement sur la dotation Montyon, formera deux prix égaux décernés aux deux savants auteurs, M. Charles Schmidt, professeur la Faculté de théologie de Strasbourg, et M. Etienne Chaste, professeur à Genève.

L’Académie a du remarquer encore et honorer d’un accessit et d’une mention, précieuse dans un pareil concours, deux ouvrages moins érudits et moins méthodiques, mais ou la science et la sagacité n’ont pas fait défaut cependant au sentiment moral ; ce sont l’ouvrage inscrit sous le n°8, avec cette épigraphe : « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, » et l’ouvrage inscrit sous le n°9, portant pour épigraphe : « L’Évangile n’a pas dit au peuple : Monte et grandis ; il lui a dit : « Contente-toi de ta position, tu as la meilleure part. » L’auteur est M. Martin d’Oisy, honorablement connu par d’autres travaux du même ordre.

De ces diversions dans les études d’histoire et d’antiquité tournées vers des recherches d’utilité morale, nous revenons volontiers, Messieurs, à des sujets plus exclusivement littéraires. Là cependant nous éprouverons que, par la disposition actuelle des choses et des esprits, ce qui touche seulement aux lettres attire moins d’émulation et d’efforts. Une étude demandée sur l’influence de la littérature italienne en France au XVIe siècle et dans le commencement du XVIIe n’a donné qu’un concours peu nombreux et des travaux diversement incomplets. Sur trois ouvrages présentés, deux supposent la connaissance du sujet.

Dans le premier, inscrit sous le n°1, et portant pour épigraphe un poétique salut de Filicaia à la belle et malheureuse Italie, l’auteur, évidemment très-maître des langues du Midi, joignant aux études italiennes l’intelligence plus rare parmi nous de la langue espagnole connaissant beaucoup de ce monde si vaste et si tumultueux du XVIe siècle, a failli surtout par un effort de généralités trop vagues, et pour avoir trop évité cette précision de détails et cette abondance d’analyses particulières et de parallèles, que son savoir et son talent lui rendaient faciles. En prenant plus d’étendue, et en étant plus entremêlé d’exemples, son travail, souvent ingénieux, deviendrait d’une lecture plus attachante et d’un intérêt durable.

L’Académie ne décerne pas le prix, parce que le sujet n’est pas rempli ; mais elle reconnaît le talent, et elle accorde la plus forte part du prix à l’auteur de ce premier ouvrage, facile à perfectionner. Cet auteur est M. Edmond Arnould, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Poitiers.

Un second travail, incomplet aussi, mais très-digne d’estime dans sa forme un peu négligée, réclamait l’attention de l’Académie. Sur quelques points ici, l’étude est plus détaillée, plus anecdotique. Mais si l’auteur a évité l’écueil des vues trop générales, si avec les inconvénients de l’esprit de système il a épargné à ses lecteurs la monotonie d’abstractions trop continues, son travail, un peu court pour tant de détails, a besoin également d’être étendu et fortifié, pour atteindre à la grandeur du sujet.

L’Académie, en accordant à l’auteur, M. Rathery, sous-bibliothécaire au Louvre, une médaille de 1,000 fr., a voulu, sans proroger le concours, récompenser dès à présent le mérite inégal des deux tentatives, bien sûre que les deux auteurs compléteront chacun son œuvre, par la seule ambition de travailler pour une publicité dont leur savoir, leur amour des lettres et leur talent sont dignes.

C’est le devoir, c’est la satisfaction de l’Académie d’exciter ainsi le libre travail des lettres. Le talent s’inspire seul, sans doute, en s’exerçant ; la recherche du vrai et du beau dans les arts est à elle-même son premier encouragement et ainsi, de quelques essais honorables mais incomplets, sont nés souvent d’utiles ouvrages.

Nous avons une récente et triste impression de cette vérité. Il y a deux ans, le concours sur Amyot, ce grand disciple de la Grèce, un des pères de notre langue, nous avait offert, à la seconde place seulement, l’écrit déjà solide et attachant d’un savant jeune homme, M. Auguste de Blignières, que son nom, sa rare intelligence, son amour passionné de l’étude, dévouaient avec honneur à l’enseignement public. Cette distinction obtenue ne lui a pas laissé de repos qu’il n’ait fait davantage, et que, dans le cercle agrandi des mêmes recherches, il n’ait achevé, sur les traductions et sur la langue française du XVIe siècle, un précieux travail qui sera consulté longtemps après lui.

Malheureusement la force n’a pas suffi à cette vocation si zélée malade, et quelque temps ranimé sous ce ciel d’Italie où son maître Amyot s’était autrefois formé à la vive intelligence des beautés antiques, le jeune de Blignières a consolé ses dernières souffrances et honoré son nom, en achevant et en publiant une nouvelle et complète étude, qui dépasse bien et son premier travail et nos premiers suffrages. Elle nous laissait l’obligation de rendre ici ce témoignage public à sa mémoire, et de placer son souvenir honoré dans cette suite mélancolique, qui nous est présente, de jeunes et laborieux candidats des lettres, auxquels la vie a manqué pour remplir tout leur talent et développer le don que Dieu avait mis en eux.

Puissent du moins à cette fragilité de la vie ne pas se joindre trop souvent, dans la noble carrière des arts, les rigueurs du sort et les découragements qu’elles donnent ! C’est l’obstacle qu’a voulu prévenir ou diminuer un généreux ami des lettres, M. de Maillé La Tour-Landry. L’Académie est fidèle au mandat qu’elle a reçu de lui en décernant aujourd’hui le prix de mérite et d’espérance qu’il a fondé, à un écrivain jeune encore, mais d’un talent déjà sûr dans une voie peu fréquentée, M. Robert, auteur de deux drames : le Connétable de Bourbon et Luther, où le sentiment de la vérité dans l’histoire et l’art des vers naturels répandent un intérêt qui attache le lecteur, et peut un jour se produire heureusement sur la scène. L’Académie a choisi son nom, après avoir lu ses ouvrages.

L’Académie décerne enfin, cette année, le Prix de poésie qu’elle avait proposé sur le sujet de la colonie de Mettray, sujet difficile, hasardé peut-être, où le point de vue touchant qui s’offre d’abord à la pensée est obscurci par des ombres où le talent pourrait aisément se méprendre sur la mesure de la vérité descriptive et la force des impressions à produire.

Il s’agit ici de dégager la part de poésie, c’est-à-dire d’élévation morale, de puissance du bien ou du repentir, cachée dans le sort le plus humble, et parfois dans la dégradation même, comme la flamme dans le plus grossier minerai. C’est le succès, c’est la bonne œuvre de l’imagination qu’ont cherchée des poëtes étrangers, Cooper, Woodsworth, dans leurs esquisses sur la vie populaire.

Beaucoup d’art est nécessaire pour intéresser à ce qui parfois rebute, et beaucoup d’âme pour rendre touchants les plus infimes détails. Une femme douée de talent devait réussir dans cet effort délicat. Sur quarante et un ouvrages offerts à l’examen de l’Académie dans ce concours renouvelé, la pièce inscrite sous le n°16 et portant pour épigraphe :

Dieu fait part au pécheur de sa grâce infinie.
… Ce Dieu touche les cœurs.

Polyeucte. (Corneille.)

a paru se distinguer par le tour heureux et libre, l’effet dramatique de la composition et quelques-uns de ces vers qui saisissent le souvenir. Le prix est décerné à cet ouvrage, que l’assemblée doit entendre et que son émotion jugera l’auteur est Mme Louise Colet.

La pièce inscrite sous le n°30 et portant pour épigraphe des vers du Dante, dont l’auteur s’est heureusement inspiré, présente, avec un style pur, quelques traits fortement expressifs et naturels. L’ouvrage mérite une mention très-honorable. L’auteur est M. Edmond de Beauverger, député au corps législatif.

Pour le prix d’éloquence, une noble étude d’histoire littéraire et de goût avait été proposée à nos jeunes écrivains, l’éloge de Bernardin de Saint-Pierre, élève de Rousseau, précurseur de Chateaubriand, résumé qui se présente de lui-même à l’esprit, et qui promet, pour épisode, toute une grande filiation littéraire et, pour sujet, l’analyse d’un talent original jeté dans un siècle d’innovation politique et de satiété. Ici, comme dans l’éloge récent et bien compris du caractère et du génie de Mme de Staël, l’Académie avait voulu lier l’étude aux souvenirs récents et personnels, et appeler l’émulation des élèves de l’art vers un de ces modèles doublement instructifs, et parce qu’ils sont encore près de notre temps, et parce qu’ils en diffèrent.

L’image de Bernardin de Saint-Pierre n’est pas encore, en effet, effacée de toutes les mémoires ; et, pendant qu’un généreux orgueil de patriotisme local et national se plaît à l’honorer, et consacre sa statue dans une fête dont les lettres françaises remercient la ville du Havre, les traits de sa physionomie vivante, le son même de sa voix nous sont encore présents, à quelques-uns de nous du moins.

Ici même, à cette place, il y a plus de quarante ans, les yeux d’un bien imposant public étaient fixés sur lui, sur le profil antique de sa noble tête ornée de longs cheveux blancs. L’auditoire, pressé, trop nombreux, comme naguère ou bientôt, à la réception d’un membre illustre des anciennes chambres, était choisi, paré, gracieux comme toujours. Les bancs de l’Institut, envahis à moitié par la foule, comme ils le seront encore cet hiver, brillaient de noms célèbres, qu’où se montrait du doigt. Tout dans la salle, depuis quelques grands-croix de l’Empire et des royaumes nouvellement créés, jusqu’à d’humbles uniformes de lycée, était attentif, immobile, dans l’attente d’une parole rare et admirée.

C’était en novembre 1807, à deux jours d’une grande fête militaire, dans la semaine où, par un nouveau et rare cérémonial digne des soldats de César, la vieille garde, arrivée du champ de bataille de Friedland et des revues de Tilsitt, venait d’être reçue en pompe par le conseil municipal de la ville de Paris, et félicitée solennellement, comme l’image visible de l’Empire en l’absence de l’Empereur, qui, au delà du Rhin et de l’autre côté des Alpes, successeur des Othons comme de Charlemagne, était alors occupé à prendre la couronne de fer, à Monza.

Dans cette halte de victoires qu’on appelait la paix, au bruit de ces crosses de fusil posées un moment à terre se célébrait aussi dans Paris la fête paisible où trois hommes de lettres, un vieillard[2] ingénieux, chansonnier célèbre alors, mais d’une renommée moins vivace qu’Anacréon ou Béranger, et deux autres écrivains durables, le poëte des Templiers, l’intègre et éloquent Raynouard, et le descendant dramatique, reconnaissable encore, de Molière et de le Sage, le facile et naturel Picard étaient reçus ensemble à l’Académie par le peintre des Études de la nature et de Paul et Virginie.

Quel contraste dans toutes les âmes, entre ces purs, ces gracieux souvenirs et ce ciel d’airain ! Quelle émotion grave et presque terrible dans l’assemblée, lorsque Je mélodieux orateur, comme le Nestor d’une autre Iliade, mais Nestor qui flattait, au lieu d’avertir, avec sa voix encore si accentuée sous la faiblesse de l’âge, abordant le sujet inévitable, retraça les derniers prodiges du conquérant, qu’il nommait le Libérateur, et que, lui cherchant un symbole dans les objets de la nature et les types de la gloire humaine, il s’écria pour le montrer à nos imaginations éblouies : « Ainsi l’aigle s’élance au milieu des orages en vain les autans le repoussent et font reployer ses ailes ; il accroît sa force de leur furie, et, s’élevant an haut des airs, il s’avance dans l’axe même de la tempête. »

A cette image hardie, nouvelle, qui semblait suspendre la foudre sur toutes les têtes, y compris l’aigle impériale qui la portait, l’auditoire se souleva tout entier d’enthousiasme, et ces voûtes parurent s’abîmer au bruit des applaudissements. Ils se renouvelèrent plus faibles, pendant que l’éloquent panégyriste retraçait la course du guerrier partout triomphant, au sommet des Alpes, en Égypte, en Syrie, en Allemagne, au Midi, au Nord. Seulement, auprès de sa belle physionomie, qui paraissait toute radieuse de l’ardeur et de l’effet de ses paroles, on pouvait contempler, en s’instruisant, une autre physionomie de vieillard, bien plus majestueuse, éclatante comme celle d’un grand poëte, sévère comme celle d’un juge incorruptible, dont un triste et incrédule sourire effleurait les lèvres, au moment où l’orateur proclamait le monarque tant de fois victorieux un héros philosophe, organisé pour l’Empire. Ce témoin, c’était Ducis ; son regard son immobile aspect, c’était, je le crois, le jugement de l’histoire et de l’avenir.

Vous pardonnez, Messieurs, l’exactitude de ces souvenirs, un de ces priviléges du temps, que le talent seul des jeunes candidats ne suppléerait pas. Les autres vues, les autres observations de critique et d’histoire morale que l’étude, la science et le goût pouvaient faire sur Bernardin de Saint-Pierre, nous les laissons toutes à ceux qu’avait appelés le concours proposé par l’Académie. Ils ont rempli dignement leur tâche. Sur vingt-cinq discours présentés, trois, en particulier, ont dû fixer l’attention, et annoncent, avec l’étude méditée du sujet et de l’époque le goût éclairé des lettres en général, et cette sensibilité intelligente qui fait l’écrivain. Un de ces ouvrages cependant, celui que nous aurons le regret, et je dirai presque l’injustice de ne pas lire en entier dans cette séance, a prédominé dans la comparaison et mérité le prix. C’est le discours inscrit sous le n°2 et portant pour épigraphe : Toute la physique est là en sentiments religieux, et toute la religion en monuments de la nature. (Préambule de l’Arcadie.)

L’auteur est M. Prevost-Paradol élève sorti de l’École normale. L’action des fortes études littéraires, le goût de l’antiquité et des excellents modèle qui lui ressemblent, ce goût si nécessaire pour bien juger un des plus heureux et des derniers génies formés par ce double enseignement, a marqué toutes les pages de ce premier essai public d’un rare et brillant jeune homme. On peut y souhaiter plus de méthode, une science plus exacte, une diction plus sévère ; mais il y a déjà l’étude et le talent, ces deux gages de l’avenir ; et on ne saurait que féliciter l’Université de France d’avoir formé si jeunes de tels maîtres.

Un autre discours inscrit sous le n°12, et portant pour épigraphe : Élève de Rousseau, précurseur de Chateaubriand, n’a mérité que l’accessit, tout en étant supérieur dans quelques parties. C’est même l’œuvre d’un esprit évidemment plus mûr, quoique moins heureux, cette fois, dans la composition et l’ensemble de l’ouvrage. Quelques pages en particulier, l’analyse morale et admirative de Paul et Virignie, sont les plus délicates et les plus touchantes qu’un philosophe ému ait pu écrire sur le chef-d’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre. Et s’il est vrai de dire que l’homme est tout entier dans sa meilleure pensée et dans le meilleur effort de son âme, on pourrait ajouter, en un sens, que l’auteur de ce seul morceau, s’il n’a pas fait le plus oratoire et le plus complet discours sur Bernardin de Saint-Pierre, est cependant peut-être celui qui l’a mieux loué. Cet auteur est M. Caro, professeur de philosophie au lycée de Rennes.

Un discours inscrit sous le n°9, et portant pour épigraphe : L’étude de la nature console de celle des hommes, a sa part aussi du mérite et du sentiment vrai que nous venons de signaler. Il témoigne et d’une étude choisie des monuments de l’art, et d’une philosophie généreuse, dont s’inspire l’auteur, M. Poitou, jeune magistrat du tribunal d’Angers. L’Académie, en réservant une mention à son ouvrage, désigne en lui un écrivain appelé à bien d’autres succès.

Ici, Messieurs, se termine la série toujours insuffisante des encouragements offerts à l’émulation de nos nobles études. D’autres prix, d’autres programmes, non moins dignes d’efforts, sont annoncés déjà pour les années suivantes. L’Académie y ajoute encore aujourd’hui. Pour notre vieux Prix d’éloquence, fondé vers 1660 par Balzac, et à décerner de nouveau en 1854, elle a désigné le plus libre, le moins artificiel écrivain qui fût jamais, et un des plus éloquents par passion et par nature, l’immortel auteur des Mémoires sur Louis XIV et la Régence, le peintre vrai du plus grand siècle de notre histoire, le duc de Saint-Simon.

Pour le Prix de poésie, non moins ancien, et en dehors duquel nous concevons tant de libres et heureux succès, l’Académie a voulu gêner le moins possible l’indépendance du talent ; elle s’est rappelé seulement un des grands spectacles, un des incidents glorieux de notre siècle, un souvenir d’antiquité, de génie et de courage, ce qu’entreprit la Grèce il y a trente ans, ce que fit la France pour elle, ce qui subsiste aujourd’hui et s’accroît en silence, ce que la science et les arts découvrent chaque jour clans les ruines de la Grèce affranchie et elle a proposé pour sujet l’Acropole d’Athènes, en laissant au talent des candidats le soin de justifier un programme si court, après un si long rapport.

 

 

[1] Agrorum cultus, virorum morumque dignatione, amplitudine opum, nulli provinciarum postferenda : breviterque Italia veriùs quàm provincia. PLIN., Hist. natur, lib. XIV.

[2] M. Laujon.