Troisième centenaire de la naissance de Pierre Corneille, célébré à Rouen

Le 6 juin 1906

Henry HOUSSAYE

TROISIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE
DE PIERRE CORNEILLE

Célébré à Rouen les 5 et 6 juin 1906

DISCOURS

Prononcé le 6 juin 1906 au Lycée de Rouen

PAR

M. HENRY HOUSSAYE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Ah ! Messieurs, qu’il serait enviable et facile de louer Pierre Corneille si l’on était le premier à le faire ! Les pensées et les mots affluent pour glorifier le génie de Corneille, pour déterminer son rôle dans la création du théâtre français et dans la formation de la langue française classique, pour honorer en lui le professeur de devoir et le maître d’énergie, pour louer la plénitude et la vigueur de son vers tragique, le rythme harmonieux de ses vers lyriques, pour dire, enfin, la grandeur du Cid et de Cinna, la beauté de Polyeucte, la grâce du Menteur, la force d’Horace. Mais si, depuis trois siècles, l’œuvre de Corneille n’a pas lassé l’admiration, elle a épuisé l’éloge. Sur Corneille tout a été dit et maintes fois redit, supérieurement et superbement.

Aussi avais-je eu le projet, au lieu de composer ce bref et respectueux salut à Corneille, de vous lire l’éloge que Racine a fait du grand tragique dans le discours à l’Académie française pour la réception de Thomas Corneille. C’est un modèle de critique admirative que nul n’a surpassé ni peut-être égalé. J’avais pensé encore à écrire sur une page blanche ce seul nom : Pierre Corneille. Ces deux mots sont plus éloquents que tous les panégyriques.

On dit aussi : le grand Corneille. Mais est-ce dire davantage ? Corneille, et c’est assez !

Ce surnom de grand, que seul entre tous les auteurs français Corneille a reçu de l’admiration publique, il le doit moins au sublime de son œuvre qu’aux sentiments qu’il y a exprimés. On honore en lui, par cette glorieuse épithète, le poète vibrant et sincère des grands devoirs, des mâles vertus et des nobles actions. Il semble qu’on le regarde comme le poète épique de la France. Peut-être ne se trompe-t-on pas, puisque Corneille a peuplé la scène de personnages plus grands que nature, et puisqu’il a toujours et partout exalté l’héroïsme : l’héroïsme de l’honneur dans le Cid, l’héroïsme de la foi dans Polyeucte, l’héroïsme du patriotisme dans Horace.

Des critiques de profession ont loué dans les tragédies de Corneille la force de la raison. Le public, dont je suis, y admire plutôt la folie au sens où Pascal a employé ce mot, pour l’opposer à ce qui semble sensé à la commune raison, et, comme on dit depuis : la folie de la croix, la folie de l’épée. Non, ce n’est pas la raison qui nous émeut et nous transporte dans les plus belles scènes de Corneille, ce n’est pas la raison qui commande à ses héros, Rodrigue, la veuve de Pompée, les deux Horace, Polyeucte, Émilie. La raison parle, et parle même très bien, par la bouche de Curiace :

Et je rends grâce aux dieux de n’être pas Romain
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

Mais c’est l’exaltation héroïque qui fait dire à Horace : Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être,


Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousais la sœur, je combattrai le frère,
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

La raison, la raison la plus haute, dicte les conseils de Néarque à Polyeucte :

Ménagez votre vie. À Dieu même elle importe.
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

Mais quelque chose de plus élevé, de plus beau, de plus rare encore que la raison inspire à Polyeucte cette réponse sublime :

L’exemple de ma mort les fortifiera mieux.

Et ce sont là, précisément, les traits propres à Corneille, les accents cornéliens,

Cette exaltation continue du devoir, du sacrifice et de l’héroïsme faisait, dit-on, verser au grand Condé des larmes d’admiration. Elle faisait dire à Napoléon : « La tragédie échauffe le cœur, élève l’âme, peut et doit créer des héros. La France doit peut-être à Corneille une partie de ses belles actions.  » L’influence du théâtre de Corneille est manifeste dans la famille même du poète. Ses fils se firent soldats ; l’un d’eux mourut de la belle mort (έυθάνατος) à l’assaut de Grave. Et, au siècle suivant, sa petite-nièce eut dans le cœur, comme l’Émilie de Cinna, le courroux implacable d’une Euménide.

Quand le maréchal Fabert disait : « Pour empêcher qu’une place que m’aurait confiée le roi ne tombât au pouvoir de l’ennemi, j’en boucherais la brèche avec ma personne et ma famille  », il parlait en héros de Corneille. Sommé de capituler dans Bonn, le baron d’Asfeld répondit : « J’aime mieux mourir sur la brèche.  » Et il fit comme il l’avait dit. C’était encore un Cornélien. Parmi les soldats de la guerre de Sept Ans, parmi les hommes de la Révolution, parmi les volontaires des armées républicaines et parmi les vétérans des armées impériales, les paroles et les actions à la Corneille sont innombrables. Voilà qui justifie la réflexion de Napoléon. Mais des paroles et des actions à la Corneille, on en cite aussi, en France, dans des siècles antérieurs à Corneille. Ainsi serait-ce trop dire que de dire qu’il a façonné l’âme française. Bien plutôt il l’a transfigurée.

Pour créer le monde héroïque de son théâtre, pour trouver les nobles pensées et les fiers accents qui font vibrer nos cœurs, Corneille avait, à son insu, un collaborateur, et ce collaborateur, c’était la France elle-même. Si, dès les premières représentations, les males répliques d’Horace et les vers enflammés du Cid soulevaient de tels transports, c’est parce qu’il y avait communion de sentiments entre le poète et le public. Corneille n’est pas si objectif, si impersonnel qu’il en a l’air. Il évoque des fantômes romains, mais comme il a plus de génie que d’art, c’est de sa grande âme plus que de son art qu’il les anime et les vivifie. Chez Corneille tout le sublime vient du cœur. Or, il n’avait pas un cœur de Romain ni d’Espagnol. Il avait un cœur de Français. Cessons donc de l’appeler un Romain. Alors plus de fierté : appelons Corneille un Français, un très grand Français.

Vous avez célébré, en 1884, le deuxième centenaire de la mort de Corneille. Vous célébrez aujourd’hui, avec un soleil d’apothéose, le troisième centenaire de sa naissance. Cette commémoration est mieux motivée et plus rationnelle, car elle rappelle un fait positif, un fait indiscutable. Je suis certain que Pierre Corneille est né — à Rouen, rue de la Pie, le 6 juin 1606. Je ne le suis point qu’il soit mort. Je crois même tout le contraire. Corneille vit dans son œuvre et dans sa gloire. Son nom est sur les lèvres des hommes, ses vers dans leur mémoire, ses enseignements dans leur cœur, sa physionomie devant leurs yeux. Il suffit de prononcer ces deux mots de « Pierre Corneille  » pour le voir, lui, apparaître en personne dans le cortège de ses héros.

En l’année 2006, Messieurs, la ville de Rouen et la ville de Paris célébreront de nouveau l’anniversaire de la naissance de Corneille. Des orateurs loueront encore la beauté et la grandeur de son œuvre, ils glorifieront son génie sublime, et ils pourront dire, j’en ai le ferme espoir, que la France, au cours du XXe siècle, n’a pas oublié ses leçons.