Inauguration de la statue d'Alexandre Dumas, à Paris

Le 12 juin 1906

Paul HERVIEU

INAUGURATION DE LA STATUE D’ALEXANDRE DUMAS

À PARIS
Le mardi 12 juin 1906

DISCOURS

DE

M. PAUL HERYIEU

AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES AUTEURS DRAMATIQUES

 

MESDAMES, MESSIEURS,

Après que le noble talent du statuaire a parlé à vos regards, après les hommages définitifs qui viennent d’être apportés à la mémoire d’Alexandre Dumas fils, après que d’illustres témoins de sa vie ont pu embellir encore leur éloquence par tout ce que l’intimité avec lui leur a suggéré de fraternel ou de filial, — je sens d’autant plus combien je joins, à d’autres insuffisances, cette de n’avoir guère connu que de vue ce glorieux patriarche de générations littéraires.

Pour faire revivre sa personne, c’est trop peu de ne pouvoir évoquer que l’aspect — au passage — de cette impressionnante physionomie : ce torse d’athlète que cambraient le poids des victoires portées à bras tendus et la résistance aux assauts de la contradiction ; ces yeux dans lesquels on discernait, sous l’enchevêtrement des méditations, qu’une mordante ironie était logée ; cette bouche arquée, en signe de sagittaire, d’où émanait une telle expression d’adresse et de puissance armée.

Du moins, la postérité commence au jour où l’homme est consacré par le marbre ; et, comme elle, sans les clartés et les oppositions de l’existence disparue, nous ne saurions nous attacher qu’au caractère en gros de l’œuvre demeurée.

Or, ce qui par-dessus tout nous semble caractériser l’œuvre d’Alexandre Dumas fils, c’est un geste d’autorité, un mouvement de force. Quand il nous séduit, — et il y excelle, — inscrivons qu’il lui plaît parfois d’être débonnaire ; mais sa souveraine habitude est de nous mener comme malgré nous, riant ou pleurant, aux conclusions qu’il a ordonnées.

Car si quelqu’un a jamais justifié une appellation prodiguée dans les carrières libérales, si jamais écrivain a été un Maître, au sens impératif de ce mot, c’est bien celui qui rudoya supérieurement tant de préjugés ; oui, c’est bien l’auteur dictatorial qui a signé — comme autant de décrets irrésistibles — la légitimation de Jacques Vignot, la réhabilitation de Jeannine et Denise, la peine du talion pour le mari de Francillon, la dégradation civique de la baronne d’Ange, l’ordre d’exécution du duc de Septmonts et de la femme de Claude, et encore la grâce du prince Georges sur le lieu seulement du supplice.

De ce que la sensibilité d’Alexandre Dumas fils n’est pas l’attribut qu’on lui voie au premier plan on devinera néanmoins qu’elle a été très vive. Cette sensibilité s’atteste dans sa constante ardeur à prendre le parti de l’infortune contre le vice ou la méchanceté. Mais n’oublions pas que ce dramaturge avait bien des points communs avec le tempérament des législateurs. Celui qui compose une pièce vengeresse, comme ceux qui rédigent un code contre les coupables, n’inscrit qu’entre les lignes sa frémissante pitié envers les victimes ; et c’est ainsi la faire assez sous-entendre pour avoir un dédain de s’en expliquer.

L’indignation contre le mal, un amour profond et courageux de l’équité n’entraînèrent-ils jamais Alexandre Dumas fils à l’excès des pensées répressives ? Les temps futurs pourront mettre d’un côté de la balance tous les progrès que ce généreux esprit a souhaités pour la conscience humaine, et sur l’autre plateau, les mœurs dont il fut le contemporain, avec ce qu’elles conservaient de barbare encore, avec leurs égarements, leurs plaintes, leurs colères. Au nombre des clameurs qui se dégageront de là, on percevra peut-être certaines paroles ayant dit : « Tue-le ! » et : « Tue-la ! » On ne les imputera qu’aux erreurs de l’époque. Mais nul ne s’aviserait d’en rendre personnellement responsable l’auteur du Supplice d’une femme, ni le défenseur de Raymonde de Montaiglin, dans Monsieur Alphonse ; on n’y reconnaîtra pas la voix de celui qui fit sa vraie mission d’entraîner si souvent les cœurs vers les pardons difficiles.

Quant aux magnifiques et simples professionnels qu’Alexandre Dumas fils a laissés, c’est de cela surtout que la Société des auteurs dramatiques m’aura donné tâche de le remercier à cette heure.

Nous saluons d’abord en lui cette fidélité au travail, l’honnête labeur, la belle fécondité, qui sont la dette exigée du talent. Dans la variété des conflits entre l’homme et la femme, que d’aperçus il a fixés ! que de sujets il a traités ! que de questions il a vidées, avec cette main robuste qui exprimait tout le suc de l’idée qu’il tenait ! Quelle vaillance aussi, durant tant d’années, pour recommencer la bataille, alors qu’il ne s’abusait sur aucun péril, ni sur les risques du hasard ! Il s’offrait largement au feu de toutes les discussions, multipliant les rencontres, affrontant la défaite, accumulant les triomphes, annexant soudain des milliers d’âmes a la domination d’une de ses théories ; et, balafré dans son œuvre par le fer des plumes adverses, encore plus intraitable sous l’échec qu’en possession de la victoire, il montre comment se conquiert un grade de maréchal des lettres.

Remercions-le encore d’avoir maintenu et fortifié la fière tradition d’après laquelle les spectacles de l’art dramatique peuvent revendiquer, s’il leur convient, d’être autre chose qu’un passe-temps exquis ou une simple distraction pour l’oisiveté.

Devant les pièces d’Alexandre Dumas fils, chacun prend la notion, ou la retrouve, que le théâtre est de la littérature, par droit de naissance, c’est-à-dire qu’il est éducateur de peuples, réformateur des instincts, artisan de pensées et de langage. C’est ainsi que l’auteur des Idées de Mme Aubray ne cessa pas de soulever des problèmes moraux, en même temps qu’il proscrivait les trivialités de termes par lesquelles on ne manque pas de déterminer nombre d’adhésions vulgaires. Ce n’est pourtant pas qu’il ait reculé devant les audaces chaque fois qu’elles lui parurent dignes d’un artiste. Nous lui devons une saisissante leçon de ce que la littérature sait dire d’indicible et faire avouer d’inavouable, quand celui qui l’emploie est l’auteur de la Visite de noces.

Personne n’a mieux enseigné qu’Alexandre Dumas fils la répulsion à l’égard d’un genre de succès qui s’obtient par la complaisance aux idées établies. Il n’a pas aimé non plus le bénéfice qu’il y a, sans doute, à exprimer des choses assez fréquemment entendues, pour que l’acclimatation des esprits trouve parfait de les réentendre. Et sans s’inquiéter jamais de ce qu’on aurait voulu qu’il dise, le but qu’il se proposa fut de dire uniquement ce qu’il voulait.

Parvenu au faite de l’expérience et de la renommée, il entreprit enfin une œuvre de plus, que d’année en année il différa de livrer au public. Était-ce que dorénavant un légitime orgueil le détachait des résultats de ce monde ? Ou bien supposerons-nous qu’au couronnement de sa vie rayonne la plus imposante timidité ? Toujours est-il qu’en poursuivant sa Route de Thèbes, Alexandre Dumas fils fut arrêté par le sphinx de la mort. Il mourut avant d’avoir pris date lui-même pour livrer à la scène sa conception dernière. Aussi, une respectueuse réclamation de nos curiosités vibre-t-elle autour de la tombe où ce grand redresseur de torts est allongé à la façon des preux, les bras croisés sur sa comédie inédite comme sur la garde d’une épée neuve, dont toujours on attend de voir surgir l’éclat et les tranchants pour un exploit suprême.