Inauguration de la statue d'Alexandre Dumas, à Paris

Le 12 juin 1906

Paul BOURGET

INAUGURATION DE LA STATUE D’ALEXANDRE DUMAS

À PARIS
Le mardi 12 juin 1906

DISCOURS

DE

M. PAUL BOURGET

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

L’Académie française, qui s’honore d’avoir compté Alexandre Dumas fils parmi ses membres, a voulu qu’un hommage spécial fût apporté en son nom à ce monument où sont fixés pour jamais, dans leur énergie méditative, les traits expressifs du maître disparu. Voici onze ans déjà qu’il nous a quittés, et il nous semble que c’était hier, tant sa forte personnalité nous demeure à tous présente et vivante. Oui, c’était hier qu’il arrivait à la salle de nos séances, assidu au petit devoir académique comme à tous les autres, de son pas alerte malgré l’âge. C’était hier qu’il s’asseyait parmi nous, cordial, affectueux, simple, j’allais dire désarmé. Dans cette paisible atmosphère d’étude, il ne comptait que des admirateurs, que des amis. Il le savait, et l’invisible lutteur, habitué — c’est un de ses mots — à se battre contre la vie tous les jours depuis si longtemps, se détendait. Son terrible esprit, celui de Jalin, de Ryons, de Lebonnard, de tous les bretteurs d’épigrammes de ses comédies, s’adoucissait, s’égayait sur ses lèvres qui n’étaient plus amères. Ses yeux clairs n’avaient plus leur regard de défense. L’accent de sa voix était moins mordant, moins gouailleur. Ses dons prestigieux de conversation se paraient d’une bonhomie charmante. L’auteur acclamé de tant de pièces fameuses, le polémiste redouté des retentissantes préfaces cédait la place au plus gracieux des confrères, et s’il en était besoin, au plus dévoué. Aussi l’inauguration de sa statue est-elle pour notre Compagnie quelque chose d’autre qu’une fête officielle, comme la journée du 30 novembre 1895 a été autre chose qu’un deuil d’apparat. Tous ceux qui ont approché Dumas intimement le comprendront.

Cette grâce et ce dévouement confraternels ne coûtaient pas d’effort au noble écrivain. C’était le geste inné de sa grande âme. L’attitude acquise, c’était l’autre, l’agressive, la railleuse. Par instinct, Dumas avait à un très haut degré le goût passionné du talent des autres, qui devrait être la plus fréquente des vertus professionnelles. Hélas ! toute l’histoire littéraire est là pour nous prouver qu’elle est la plus rare. Ce trait, le plus séduisant peut-être de cette inoubliable figure, est le seul que j’essayerai de mettre en lumière. Ce fut aussi le plus méconnu. Et pourtant comme on le discernait vite, une fois brisé le cercle d’ironie dont il s’enveloppait au regard des indifférents. Il a préservé jusqu’à la fin en lui ce sens de l’admiration qui s’émousse, qui se flétrit si tôt dans cette desséchante existence parisienne, où une renommée ne dure qu’à la condition d’être une conquête quotidienne sur les âpretés, sur les férocités souvent de la plus implacable concurrence. Chez Dumas, cette faculté de large sympathie s’accordait avec ce qu’il y avait d’opulent, d’étoffé, de magnanime dans sa robuste nature. La générosité, a-t-on dit excellemment, est le luxe de la puissance [1]». Ce luxe-là, personne ne se l’est permis plus que Dumas, et de toutes les manières, dans l’ordre matériel — que de malheureux l’ont su, qui ne l’ont pas tous répété ! — et, ce qui n’a pas été assez répété non plus, dans l’ordre intellectuel. Il a été généreux d’esprit envers ses aînés, d’abord. De quel respect pieux sa jeune gloire entoura leur gloire finissante, vingt passages de ses œuvres en témoignent ! Vous vous rappelez les pages sur Hugo exilé, sur Lamartine vieilli, dans la préface du Fils naturel, et ce portrait de George Sand, de cette promeneuse « aux cheveux grisonnants sous son petit chapeau de paille » qui descend les marches d’un perron ? Avec une dévotion émue, Dumas la regarde regarder son rêve : « Elle s’assied sur un banc de pierre. Elle ne bouge plus. La voilà, fondue dans l’immensité. La voilà plante, étoile, brise, océan, âme... » Quel critique a défini plus justement l’étrange passivité créatrice de ce génie de femme ? « Elle va errer, contempler, écouter ainsi, somnambule de jour, sans bien savoir ce qu’elle accomplit… » Pour mesurer la profondeur du culte que Dumas portait à la bonne dame de Nohant, il faut lire la correspondance de George Sand elle-même. Elle l’appelle « mon cher fils » et elle le morigène avec l’autorité tendre qu’une telle appellation suppose. Elle n’aime pas la Visite de noces et elle lui dit librement pourquoi, librement aussi pourquoi la fin de la Femme de Claude lui déplaît. Elle lui indique des sujets à traiter. Il lui soumet l’Affaire Clemenceau, — ce chef- d’œuvre du roman d’analyse, — pour qu’elle mette ce livre, l’expression y est, « en bon français » ! Tel l’orgueilleux Dumas était pour les maîtres de la génération qui l’avait précédé, tel je l’ai vu être pour les grands écrivains de sa génération à lui, si prompt à leur rendre justice, sans aucun retour égoïste. Un des beaux souvenirs de ma jeunesse est celui de ses rencontres avec Renan et Taine, aux « dimanches » de Gaston Paris, dans cette bibliothèque d’un érudit épris de toutes les supériorités, qui fut, pendant un quart de siècle, une oasis unique de libre conversation... Je revois, à cette minute, Renan assis, les mains jointes sur sa poitrine, dans une attitude un peu ecclésiastique qui lui était familière, et il inclinait par petites saccades sa tête trop forte, tandis qu’il inventait des idées en causant, avec cette ingéniosité dans les points de vue dont la souplesse tenait du prodige. Je revois Taine, maigre visage consumé de pensée, front creusé de vieil ouvrier littéraire, bon citoyen mourant de travail au service de la France et dont chaque ride était vénérable comme la cicatrice d’une blessure reçue à l’ennemi. Et je revois Dumas à côté d’eux, agile et dégagé, venant du vaste monde au lieu qu’ils venaient des livres, et les écoutant avec cette déférence si touchante d’un pair à ses pairs. Il savait quel bienfait représente pour des écrivains violemment contestés l’assentiment d’un autre écrivain, qui, ne travaillant pas dans la même ligne, leur donne mieux l’illusion du jugement de l’élite, un pressentiment de la postérité, de cet « incorruptible avenir » invoqué par le poète sur son grabat d’hôpital. Ce bienfait, Dumas ne l’a jamais marchandé à ses émules ; à ses cadets, il l’a prodigué.

Il y a, Messieurs, dans les Euménides du vieil Eschyle, une phrase d’une poésie singulière, de cette poésie que les anciens savaient trouver, simple et si humaine, pénétrée de naïve familiarité et si chargée de profonde signification. Athéné vient d’absoudre Oreste, poursuivi devant son tribunal par les furies vengeresses du parricide, et elle justifie son indulgence. « J’aime les hommes, dit-elle, comme le jardinier aime ses plantes. » Un sentiment très analogue paraissait s’éveiller dans Dumas lorsqu’il apercevait chez un nouveau venu une promesse vivante, la germination sacrée du talent, la poussée des œuvres futures. À ses aînés il n’avait pu apporter que son admiration, à ses émules que son estime ; à ses cadets il avait le droit de donner quelque chose de plus : un secours, un appui, une direction, et avec quel délice il s’emparait de ce privilège de grand devancier ! Un débutant lui soumettait-il une pièce nouvelle ? Il faisait mieux que de la lire, mieux que d’en causer avec l’auteur. Si l’œuvre lui semblait en valoir la peine, il en corrigeait le scénario, il en retouchait le dialogue, il en récrivait des pages, des scènes, des actes. Les deux volumes qu’il a intitulés Théâtre des Autres représentent une très minime partie de ces collaborations le plus souvent anonymes et dont il n’a confessé qu’un des motifs quand il a dit : « Très épris de travail, ne m’équilibrant que par un exercice constant et varié, passionné pour la forme dramatique, qui donne plus qu’aucune autre l’illusion de la vie, je ne résistais pas au désir et au plaisir de faire vivre ces enfants qu’on avait déclarés non viables. » Non, ce n’était pas l’illusion de la vie qu’il poursuivait ; il conspirait avec la vie même en associant ainsi son intelligence d’artiste accompli à des intelligences d’artistes inachevés. Il était bien le jardinier évoqué par Minerve dans le tragique grec, qui se complaît au grandissement de l’arbrisseau, qui redresse et préserve la fragilité des branches nouvelles, qui hâte et protège l’éclosion des fleurs, la maturation des fruits. La preuve en est qu’il dépensait la même sollicitude efficace au service de travaux et d’intelligences qui n’avaient rien de commun avec l’art dramatique. Un de ses jeunes amis publiait-il un roman ? De partie en partie, une lettre arrivait, criant aujourd’hui : « Bravo ! » demain : « Casse-cou ! » Tel épisode manquait-il à la logique, cette qualité maîtresse de toute œuvre d’art, d’après Dumas ? Il en discutait les données par le menu, s’interrompant de ses propres travaux. Un dénouement ne le satisfaisait pas ? Il vous en suggérait un autre. Reculiez- vous devant l’audace d’une solution trop dure ? Il vous faisait honte de votre timidité. Le volume à peine paru, il vous incitait à un nouveau livre. Sa virile amitié allait plus avant. Il apercevait, avec une lucidité de diagnosticien moral que l’expérience avait encore aiguisée, tout un avenir dans un caractère, les éléments favorables ou nuisibles, et gaiement, rudement, — délicatement, brutalement, — suivant le cas, il essayait de vous opérer de vos défauts. De ses disciples il voulait tout savoir : leur hygiène, leur fortune, leurs habitudes quotidiennes, leurs crises sentimentales. Je l’entendrai toujours me parler de l’infortuné Maupassant et de l’influence de Flaubert. Il enviait l’ermite de Croisset d’avoir connu le romancier adolescent : « Ah ! s’écriait-il, si j’avais eu entre mes mains, moi, ce jeune homme, une pareille valeur ! » Et il les dressait, en effet, ces mains généreuses, du geste d’un statuaire devant un bloc de Carrare où sa vision devine, où elle éveille déjà l’ébauche du dieu emprisonné dans le marbre encore informe.

Comment avec une libéralité d’esprit si chaudement, si constamment dépensée pour les autres, une légende si contraire à la vérité a-t-elle pu s’établir autour de Dumas ? Que de fois a-t-il été représenté, de son vivant, comme un génie dédaigneux et solitaire, sarcastique et impitoyable, despotique jusqu’à en être méchant, et contre lequel toutes les représailles étaient permises ! Il savait cette légende, et, peu de temps avant sa mort, il constatait la force de la calomnie sans une plainte, mais avec cette mâle mélancolie de ses derniers jours, où il entrait tant de pitié pour l’incorrigible ignorance humaine : « J’ai été outragé disait non seulement dans ma vie littéraire, mais dans ma vie privée, dans mon caractère, dans mes enfants, dans mes amis, par des gens qui ne me connaissaient certainement pas et que je ne connaîtrai certainement jamais... » Il ajoutait, après avoir déclaré qu’il avait oublié les noms de ses ennemis : « Je suis trop près de la fin de toutes les choses périssables pour laisser traîner un mauvais sentiment, dans ma vie. » Sublime parole d’indulgence, jaillie comme un testament du fond d’un grand cœur ulcéré, mais serein ! À cette méconnaissance du véritable Dumas, d’y avait beaucoup de raisons, quelques-unes très personnelles, d’autres très générales. Il y avait d’abord cette attitude volontiers combative qui lui venait d’un passé trop malheureux. Il y avait sa hardie franchise, sa fierté intransigeante, son incapacité à feindre l’estime, à dissimuler l’indignation, et ce je ne sais quoi de chirurgical qui se dégageait de tout son être, même avec ceux qu’il chérissait le plus : le bleu d’acier de ses prunelles, la netteté tranchante de sa parole, la morsure aiguë de son esprit. Ce n’était pas de lui qu’on a jamais pu dire, comme d’un autre grand homme, trop amoureux de vogue, qu’il vénérait dans tout visiteur nouveau un claqueur possible. Précisément parce qu’il aimait les gens pour eux et non pour lui, il ne les flattait pas. Combien n’ont pu lui pardonner les premières rudesses de ses sincérités ! Il y avait enfin, il y avait surtout l’éternelle histoire : la malveillance des petites âmes — et elles sont légion — devant un succès trop prolongé, l’instinctive et basse rancune contre un triomphateur égal à toutes les faveurs de sa destinée et qui sembla jusqu’à ses derniers jours défier même la maladie, même la vieillesse... Cette envie — osons prononcer l’affreux nom — s’est tu maintenant et pour toujours. La vérité de la mort a vaincu le mensonge de la légende. Depuis ces onze années, d’innombrables documents ont été publiés sur Alexandre Dumas fils. Pas un qui l’ait diminué. L’assemblée qui se presse aujourd’hui autour de ce monument atteste l’unanimité de tout ce qui compte en Frange à honorer ce grand honnête homme de lettres dans son caractère aussi bien que dans son génie. À cette heure d’apothéose, au moment où l’on vient de dévoiler cette image de pierre due au ciseau d’un illustre artiste, nous voudrions dévoiler aussi, nous ses amis, pour la contempler et pour la montrer, l’image morale que nous portons de Dumas dans le sanctuaire de notre mémoire. Et nous graverions sur le socle ces simples mots, — les vertus qui firent de lui un confrère excellent et un maître incomparable y sont résumées, que dis-je ? le sens secret de son œuvre entière : — « Il nous a aidés tous à valoir mieux. »

 

[1] L’expression est de M. Charles Maurras.