Discours du président des cinq Académies 1897

Le 25 octobre 1897

Albert SOREL

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DES

CINQ ACADÉMIES

Du lundi 25 octobre 1897

DISCOURS D’OUVERTURE

DE M. LE PRÉSIDENT

 

 

MESSIEURS,

C’est une pieuse coutume, d’ouvrir notre séance plénière par une commémoration de nos morts. Quelques-uns trouvent peut-être que nous abusons des notices nécrologiques et des discours funèbres. On nous représente volontiers comme une sorte de confrérie dont les membres siègent ensemble à des jours consacrés, se rendent mutuellement des témoignages honorables, où les uns suivent les obsèques des autres, et prennent soin que le public, distributeur souverain de la renommée, ne délaisse point les défunts, afin que les survivants, à leur tour, ne soient point délaissés. Mais, Messieurs, les éloges qui se prononcent ici ne se réduisent pas à ce caractère de prudence supérieure et de haute politesse rétrospective. Ils sont autre chose, ils sont beaucoup plus. Ils dégagent dans la vie, clans les travaux de chacun de nous, son œuvre propre ; ils la définissent, et la classent ; ils marquent à chacun sa part, dans l’œuvre collective de nos compagnies : ils sont les premières pièces justificatives des comptes que ces compagnies doivent à la patrie, à la vérité. De ces comptes se tirent nos lettres de change sur l’avenir, et ces soins-là sont un devoir pour nous. À côté d’un Pasteur qui a su dominer la nature et combler l’humanité de bienfaits, qui ayant vécu pour la science seule s’est fait dans tous les peuples du monde, à tous les étages de nos sociétés, des universités aux chaumières, de nos campagnes aux faubourgs de nos villes, une gloire qui jusque-là n’était réservée qu’aux destructeurs d’hommes, aux conquérants de nations, aux fondateurs d’empire, combien de savants de premier ordre dont l’œuvre ne peut être comprise et appréciée que par d’autres savants ? Il nous appartient de les élever en leur lumière, de les maintenir à leur rang dans la galerie afin que le public, aux égards rendus, mesure, soupçonne du moins la grandeur du mérite.

Les compagnies se survivent, les œuvres collectives restent. Si la postérité ne retient pas tous les ouvrages qui seraient dignes de mémoire, elle garde le souvenir du corps auquel les auteurs ont appartenu ; et si un jour les écrits ne trouvant plus de lecteur, les découvertes étant depuis longtemps dépassées, un nom seul subsiste, en renvoi, au bas d’une page, avec une date : celle de la mort, et ces seuls mots : membre de l’Institut ; ce ser grand’chose cependant que cette simple mention, et ne vaudra-t-elle pas toute une biographie ?

Celui qui a l’honneur de présider votre séance annuelle ne peut, Messieurs, parler avec compétence de tous les hommes éminents que vous avez perdus. Il se résigne à évoquer des noms qui sont présents à tous vos esprits. Vous lui permettrez seulement de souligner au passage, d’un souvenir plus intime, ceux des confrères qu’il a eu personnellement la fortune de connaître.

Il y a un an, au lendemain de la réunion de l’Institut, nous apprenions la mort de M. Challemel-Lacour. Nul de ceux qui l’ont parmi nous, à la tribune, à la présidence des assemblées, n’oubliera cette physionomie fine et imposante, cette expression des traits et du regard, froide au premier abord, douloureuse à qui savait considérer de plus près les hommes. Il était, à l’Académie française, un des plus brillants représentants d’un art qui a toujours été, qui est toujours parmi nous brillamment représenté, l’éloquence politique. Il y apportait un caractère personnel, ajoutant aux traditions oratoires des grandes époques de la Révolution je ne sais quoi de plus ressenti, de plus concentré, de plus stoïque dans la pensée, de plus contenu dans la forme, de plus rigoureux dans le raisonnement, de moins illusionné enfin, qui était propre à notre temps. Homme de courage, homme de principes et de foi en ses principes, il n’était point l’homme du rêve, ni de ces esprits qui se plaisent à flotter sur les mots. Avec sa large culture intellectuelle, son commerce constamment entretenu avec les anciens, sa connaissance des modernes, son intimité des philosophes : par la haute tenue de ses idées, le choix de ses images, l’allure parfois un peu fière de son style, la note profonde d’humanité qui y dominait toujours, il rattachait notre éloquence moderne à la grande école du XVIIe siècle. Il s’était vu, dans sa jeunesse, contraint de passer en exil, dans la lutte pour la vie, ces années d’apprentissage dont l’épreuve n’est adoucie que par l’air de la patrie. Il avait, selon l’expression poignante de Taine, connu alors la dureté du commerce des hommes. Il l’avait éprouvée à l’âge où l’âme est encore docile aux empreintes de la vie, et il en avait gardé une amertume que ni le triomphe de ses principes, ni les honneurs décernés à sa personne n’effacèrent jamais.

Par un de ces contrastes qu’offrent souvent les annales de l’Académie française, la mort rapproche ici de M. Challemel-Lacour un confrère, presque son contemporain, mais l’homme qui, par son caractère, sa carrière, son œuvre lui ressemble certainement le moins, Henri Meilhac. Doux, facile, ironique avec raffinement, aimable toujours, ici par bonhomie, là par scepticisme, il a obtenu et goûté le succès le plus riant, dans le monde le plus séducteur. Qui, n’a pas vécu à Paris en au temps de l’Exposition universelle, n’a pas connu la gaieté exquise et comme le rêve de vivre : l’illusion enchanteresse du feu d’artifice, un soir de fête, sous le ciel de mai. Pour les hommes de ma génération. Meilhac a représenté le monde de ce temps-là, comme Marivaux, au dernier siècle, celui de la vieille France, qui s’en allait en souriant et en parlant d’amour. La Grande-Duchesse, la Vie parisienne, Froufrou, ce théâtre qui s’ouvre avec des éclats de rire, et finit dans les larmes, est bien l’image de Paris, en ces années fragiles et étourdies. Meilhac a été, à sa façon subtile et délicate, et certes sans l’avoir cherché, un symboliste. Le mot, j’en ai peur, eût offusqué son esprit si français ; symboliste pourtant, ne l’est pas qui veut, et qui le veut ne l’est guère. Ce trouble-fête moqueur du vieil Olympe, ce Parisien qui fut, en sa jeunesse, un terrible balayeur de héros fabuleux et pourfendeur d’idoles creuses, m’aurait, je l’espère, sinon passé le mot, au moins tenu compte de l’intention. Lm appellerais, au besoin, à l’indulgence de l’ami en lequel Meilhac se survit parmi nous. Car, vous le savez, Messieurs, par un mystère qui n’est pas sans exemple, mais dont on admire toujours, Meilhac a vécu d’une double vie, et, et homme heureux autant qu’aimable ne pouvait mourir qu’à demi.

L’Académie des Inscriptions a perdu en M. de Mas-Latrie et en M. Edmond Le Blant deux vétérans de l’érudition française. Ils s’étaient consacrés, M. Edmond Le Blant à l’archéologie chrétienne de la Gaule, M. de Mas-Latrie à l’Orient chrétien et chevaleresque. Ils avaient, tous les deux, rempli par des travaux variés et étendus une longue vie. Nous pouvions espérer garder bien des années parmi nous M. Léon Gautier, qui semblait le plus robuste, qui était, en tous cas, le plus jeune de cœur, le plus chaleureux des savants. Il revivait de toute son imagination, de toute son intelligence, la vie de ce moyen âge, qu’il faisait aimer, et l’érudit qui enseignait à lire les textes, se complétait en lui d’un interprète enthousiaste, qui les faisait comprendre. Il n’a pas traduit les épopées françaises en mots secs et froids, en images décolorées, il les a transportées, pour ainsi dire, de l’âme de nos ancêtres, dans notre âme, en mots évocateurs, émus, communicatifs. C’est ainsi qu’il a eu cette gloire, la plus enviable à ses yeux, de rendre populaire, parmi nos jeunes générations, cette Chanson de Roland, qui était pour lui l’Iliade et l’Énéide, quelque chose même de plus : la chanson de la vieille France.

Je devrais, je voudrais consacrer ici plus que quelques lignes à nos confrères défunts de l’Académie des Sciences. Mais je n’ose. Je m’arrête sur ce seuil redoutable, le seul endroit, peut-être, où l’on ne puisse impunément parler par à peu près des choses qu’on ne connaît pas. Je me borne donc à rappeler simplement les pertes de compagnie en la personne de MM. d’Abbadie, voyageur, astronome, géomètre, numismate ; Legrand des Cloizeaux, maître dans la minéralogie ; Schützenberger, éminent, venu de ces pays de l’Est qui out donné à la France tant de savants et tant d’artistes.

Nous avons vu disparaître de l’Académie des Beaux-Arts deux confrères, un compatriote et un étranger, un grand peintre et un grand musicien.

Élève de Corot, émule de Théodore Rousseau et de Jules Dupré, Français était un des derniers survivants de cette grande école de paysagistes. Il ne se contentait pas de reproduire les formes et les couleurs ; il voulait pénétrer l’être intime des choses vues et en révéler le caractère. C’est, en dehors même du talent de l’exécution, le grand intérêt de ses paysages qui nous promènent de la campagne romaine aux bords parisiens de la Seine et aux rives vertes et brumeuses de la mer de Normandie. Cet interprète original, probe et profond, de la nature vivante, savait aussi exprimer et peindre la nature imaginée. Nous lui apportons, en particulier, notre couronne, nous tous qui cherchons dans les lettres antiques ce rajeunissement de la pensée et de l’image que le peintre demandait chaque année au renouveau de la terre. Il semble qu’il nous ait destiné par prédilection ces deux toiles, illustrations exquises de l’idylle et de l’élégie, Daphnis et Chloé en leur forêt de fleurs. Orphée en sa nuit funèbre. Nous lui devons d’avoir vu luire, sous le ciel limpide, cette lumière qui fait les contours déliés, les ombres sereines, les lointains infinis, la divine lumière de Virgile et de Dante.

C’est sous cette lumière, dans le recueillement de la nuit, que les anciens philosophes croyaient entendre l’harmonie mystérieuse des mondes et la cadence de la vie universelle. « Les hommes qui sauront retrouver ces harmonies se seront ouvert le chemin des cieux ! » Les anciens n’entendaient que par métaphore ces harmonies célestes ; la musique moderne les a réalisées et nous les sentons gémir et retentir en elle. Elle sait trouver les chants qui bercent le rêve éternel de l’amour, exhalent la plainte éternelle de la mort. Elle fait davantage : par la symphonie qui est, par excellence, sa forme elle crée comme un autre monde au delà de celui-ci, un monde devenu pour beaucoup d’entre nous une seconde vie plus intime et plus complète à la fois, et cependant une vie qui nous pénètre par tous nos sens, vibre dans tous nos nerfs et nous emporte émus, tout entiers, corps et âme, dans son vol. Johannes Brahms que l’Académie des Beaux-Arts avait associé à sa section de musique, se rattachait à la grande école qui réunit Sébastien Bach, Beethoven, Schumann. Comme eux il s’est inspiré des traditions populaires, chansons et airs de danse, et il a rafraîchi constamment sa technique savante par ces retours à l’expression spontanée de l’âme, à la nature. Il a composé pour la voix humaine et enrichi le trésor des poèmes chantés ; il a écrit, avec une abondance surprenante, de la musique de chambre, et il s’y est montré supérieur. Qui ne connaît ces danses dont l’allure allègre et cadencée, le riche dessin, les harmonies éclatantes évoquent la vision des fêtes de Hongrie, aux cortèges somptueux, aux élans enthousiastes ? Mais il était avant tout symphoniste : créateur dans le rythme qui donne à la musique l’impulsion de la vie, inventif, prodigue même dans le développement des idées, habile à ordonner les ensembles, à distribuer à travers les enroulements prolongés, la mélodie qui y porte la lumière, artiste puissant et subtil en cette architecture passionnée des sons.

L’Académie des Sciences morales a perdu coup sur coup M. Albert Desjardins, et M. Paul de Rémusat. M. Albert Desjardins, professeur de droit, homme politique, était, à la manière des anciens jurisconsultes, un humaniste. Il cultivait l’histoire et il l’a montré par ses ingénieux écrits sur l’esprit et les mœurs du XVIsiècle. M. Paul de Rémusat, à la fois journaliste, député, essayiste dans des genres très divers, amateur des plus distingués en toutes choses intellectuelles, sut se montrer, avant tout, galant homme et homme du monde dans la politique et dans les lettres. Il portait avec discrétion et tact un nom célèbre. Il avait assez écrit par lui-même pour pouvoir, sans fausse modestie, se faire l’éditeur de papiers de famille. Ses amis trouvaient qu’il s’effaçait trop facilement et se tenait trop volontiers dans l’ombre des siens. Il n’y disparaissait point cependant : l’Institut l’obligea d’en sortir et l’invita à s’asseoir à une place qu’il put occuper avec son sourire très doux et légèrement ironique, en s’excusant presque de s’être laissé conduire jusque-là, mais s’y trouvant à l’aise, chez soi, ainsi qu’un homme de sa qualité l’est en toute bonne compagnie.

La même Académie a été privée d’un de ses associés étrangers : M. le chevalier d’Arneth, l’historien autorisé du prince Eugène et de Marie-Thérèse, l’éditeur des lettres de Marie-Antoinette, de Joseph de Mercy, et l’un des savants qui ont le plus et le mien contribué à faire entrer dans l’histoire moderne l’érudition sans laquelle il n’y a pas d’histoire. Sa mort a été bientôt suivie de celle de M. Vacherot, un des doyens de l’Institut, un des vétérans de la philosophie française, il a laissé à tous ceux qui ont été ses élèves a normale, à tous ceux qui entraient dans la vie il y a quarante ans, de grands souvenirs. Cette génération voyait en lui un maître à penser librement, fortement, maître très respecté, et très respectable. Il nous apparaissait, au collège, comme une victime de l’intolérance officielle, comme un modèle de dignité philosophique : plus qu’un penseur, un sage, un ancien. Au sortir du collège, c’est à lui que beaucoup d’entre nous allèrent demander des lumières sur les vérités pour lesquelles il avait souffert ; ils apprirent de lui à concilier ces deux ordres de connaissances qui répondent à des facultés naturelles, à des besoins impérieux de notre être, et qu’il refusait absolument de sacrifier l’un à l’autre : la science et la métaphysique, le réel et l’idéal, le fini et l’infini, l’univers et Dieu.

 

Messieurs, je n’ai point encore prononcé le nom qui est sur toutes vos lèvres, ni parlé du coup qui a frappé, en même temps, trois de nos académies, et mis en deuil l’Institut tout entier. Qui de nous oubliera jamais cet épisode, le plus significatif peut-être des fêtes du Centenaire, cette matinée où Chantilly nous fut ouvert ; où M. le duc d’Aumale, souffrant, mais souriant, affable, vit, de son fauteuil, passer devant lui ceux qu’il était heureux d’appeler ses confrères, des artistes, des savants venus de toute l’Europe ; où le descendant de saint Louis et d’Henri IV réunit, dans la demeure du grand Condé. les représentants de ces compagnies qui rappellent à la fois l’ancienne monarchie et la première République. Richelieu et Bonaparte. Ce fut un spectacle rare, et nous ne pouvons y comparer que celui de la cérémonie qui, il y a quelques mois, nous rassemblait Saint-Germain-des-Prés : par la majesté simple du culte, par l’élévation de l’éloquence pénétrante et sereine, l’hommage fut digne et du grand corps qui le rendait et de l’homme auquel il était rendu.

Il a été parlé ce jour-là, de M. le duc d’Aumale du haut de la chaire chrétienne ; il sera parlé de lui ici, dans nos compagnies, et ceux qui rempliront cette tâche sauront, comme il convient, louer, en lui, l’artiste, l’historien, le militaire, le lettré qui aimait notre langue française et la vénérait presque à légal d’une seconde mère, qui n’en voulait, pour ainsi dire, pas laisser perdre une syllabe, et pour qui arracher un vieux mot du dictionnaire de cette langue c’était secouer la cendre d’un ancêtre. On montrera cette supériorité de race, cet art parfait de vivre ; cette étendue d’esprit et de connaissances qui, au temps de la monarchie, eussent de ce prince, le plus accompli de l’Europe, fat le plus « honnête homme » du royaume de France : on montrera ce mélange de traditions et de sentiments modernes qui faisait de lui, en notre temps, un citoyen unique dans une nation libre.

Je ne dois toucher à cette grande mémoire que par les endroits où elle tient à l’Institut. Quelques hommes y ont été rattachés par des liens aussi nombreux, aucun ne s’y est donné à ce point. Il a voulu s’y survivre, et il nous a, par une libéralité magnifique, confié, avec la garde de sa mémoire, la garde du trésor d’art qui était à la fois son œuvre de prédilection et son chef-d’œuvre. Nous ne pouvons, Messieurs, laisser passer cette séance plénière, la première après la mort de M. le duc d’Aumale, sans parler de Chantilly.

S’il nous en a nommés les conservateurs à perpétuité, c’est que M. le duc d’Aumale en avait fait une chose éminemment française, qu’il le destinait à la France et qu’il jugeait avoir trouvé dans nos compagnies ce qui, avec le plus de racines dans le passé, offre encore le plus de chances de durée dans l’avenir. Il aimait Chantilly comme un monument de sa race et comme sa création propre. Il en aimait les forêts profondes, où s’ouvrent des avenues infinies, et, à côté de cette nature sauvage, toujours rajeunie de sa propre sève, les charmilles, les parterres au dessin large et léger de Le Nôtre et de La Quintinie ; il en aimait les eaux vives au milieu desquelles l’édifice exquis du connétable semble comme un cygne endormi[1]. Il aimait toute cette renaissance qu’il y avait apportée et qui se marque, dès le seuil, par la statue d’Anne de Montmorency : bronze nouveau qui, du premier coup d’œil, indique au visiteur que ce Versailles plus intime est consacré, ainsi que l’autre, à toutes les gloires de la France. Il aimait, comme Monsieur le Prince, à y goûter « la plus grande douceur de vivre » ; il aimait à faire goûter à ceux qu’il y conviait « l’air libre de cette maison hospitalière[2] ». Un jour qu’à Bruxelles quelqu’un lui rappelait les grands travaux entrepris au château par le duc de Bourbon qui s’y trouvait alors en retraite forcée, par ordre du roi : « Ils étaient bien heureux, dit-il, en ce temps-là : on les exilait à Chantilly. »

Voilà, Messieurs, en cet amour du pays natal, la pensée dominante, l’expression même de sa vie. Et cette vie est un grand témoignage en faveur de notre nation. Voulez-vous en juger avec équité et mesurer la distance ? Arrêtez-vous à Chantilly, dans la galerie fameuse « où sont peintes les actions de M. le Prince », devant le médaillon de Coysevox, qui s’abrite sous des trophées. Considérez le visage creux du vainqueur de Rocroy, ce profil découpé comme à coups de ciseau, ces cheveux en broussailles sous les lauriers, cette bouche serrée, mordante, ce nez d’aigle, cet œil surtout, bombé, saillant, fier, œil d’oiseau de proie, œil de conquérant, qui a connu la gloire, mais connu aussi l’appétit de la vengeance, et reportez-vous à l’image du dernier habitant de cette demeure ; évoquez ce visage au teint clair sous les cheveux d’argent, cette moustache de général français soulevée par le sourire, cet œil bleu, bleu de France, que l’émotion voilait si doucement, qui n’avait d’éclairs que pour l’honneur, de menace que pour la félonie : rappelez-vous cette dignité dans la courtoisie, cette grandeur faite de fidélité, vous apprécierez ce que, dans ses héros mêmes, la France a gagné à ses épreuves et ce que nos temps troublés ont enfanté d’excellent. M. le duc d’Aumale a subi l’exil, et l’exil n’a été à personne plus amer qu’à lui ; mais il a voulu que son exil fût encore un sacrifice à sa patrie : il n’a voulu que l’exil soumis, l’exil d’abnégation, non l’exil de rébellion et d’orgueil. S’il a eu ses heures d’angoisse, il n’a jamais traversé « l’agonie militaire » de M. le Prince : il n’y a point, dans sa vie, de page « qu’il faudrait détacher », de ces pages où « l’on voudrait crier à la renommée : Sileat ! et lui arracher sa trompette »[3]. Il a détesté les complots, abhorré la guerre civile. C’est à la patrie qu’il a remis son épée, en 1848 ; c’est à la patrie qu’il l’a redemandée, en 1870 ; c’est de la patrie qu’il fut heureux de la tenir lorsqu’il reçut le commandement du premier de nos corps d’armée, celui de la frontière sacrée, celui avec lequel, il en avait la confiance, il aurait su retrouver les chemins qui mènent à Valmy.

Le culte de la France, auquel il a dédié ce sanctuaire splendide, unit, en une communion patriotique, les plus humbles et les plus puissants d’entre nous. L’image de la patrie, que le petit soldat entrevoit flottante et naïve, comme les apparitions des saintes dans les dessins merveilleux des vieux livres et les verrières des vieilles églises, se réfléchissait nette, lumineuse, sereine, comme en une eau profonde et unie, dans la conscience de ce Bourbon. Il nous laisse pour dernier mot d’ordre, le mot même de la patrie, le mot de Trianon, mot authentique celui-là et que nul ne pourra disputer à l’histoire : « La France existait toujours ! » Ces mots-là, Messieurs, on ne les cherche pas, on ne les trouve pas, ils se découvrent d’eux-mêmes dans la tempête ; mais pour qu’ils surgissent de toute l’histoire d’un peuple, il faut que cette histoire vive et palpite en un homme qui en a fait son âme.

 

[1] Histoire des princes de Condé, t. VII, p. 707.

[2] Histoire des princes de Condé, t.VII, p. 177, 194.

[3] Histoire des Princes de Condé, t. VI, p. 459.