Rapport sur les concours de l'année 1891

Le 19 novembre 1891

Camille DOUCET

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 19 NOVEMBRE 1891.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1891.

 

 

MESSIEURS,

Depuis deux cent trente-six ans qu’elle est appelée à décerner, tour à tour, à l’éloquence et à la poésie, la première de ses récompenses, l’Académie s’est arrêtée souvent devant ce problème renaissant toujours, et toujours de plus en plus difficile à résoudre : le choix d’un sujet.

Il n’en fut pas ainsi tout d’abord ; et, quarante fois de suite, de deux en deux ans, sans que personne songeât à s’en étonner, les poètes d’alors, sous des titres divers, sous des voiles plus ou moins transparents, n’eurent guère à traiter qu’un seul sujet de concours, toujours le même : l’éloge du grand roi pendant sa vie ; après sa mort, l’éloge de tous les progrès accomplis pendant son grand règne.

Tout finit... par finir ! La matière étant épuisée, l’heure étant venue de rompre avec une tradition presque séculaire, éprouvant sans doute quelque scrupule à faire elle-même un autre choix, l’Académie se tira bravement d’embarras, en proclamant la liberté.

Pour le concours de l’année 1754, laissés maîtres de traiter le sujet qu’il leur conviendrait de choisir, tous les concurrents purent, sans entrave, consulter uniquement leur goût et n’obéir qu’à leur propre inspiration. Le résultat de cet expédient fut si heureux, son succès fut si grand que, depuis lors, à trois ou quatre exceptions près, la même latitude continua d’être constamment accordée pour chaque concours, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Après Lemierre qui, dans ces conditions nouvelles, l’emporta trois fois de suite sur ses rivaux, le prix de poésie est successivement décerné à Marmontel, à Thomas et à Chamfort ; cinq fois à la Harpe ; deux fois enfin à Florian. Fontanes est le dernier qui l’obtienne en 1789 ; mais, pour ce concours-là, un sujet de commande avait été imposé par le goût du jour et par les passions du moment. Ainsi les poètes cessent d’être libres à l’heure même où commence pour d’autres le triomphe de la liberté.

Douze ans plus tard, le jeune Institut de France rouvrira pour eux les portes de l’Académie trop longtemps fermées, et des noms chers aux Lettres continueront de figurer glorieusement sur la liste de ses lauréats, depuis Raynouard et Millevoye jusqu’à Soumet, depuis Casimir Delavigne jusqu’à M. Lebrun. Pierre Lebrun ! notre doyen d’hier, ce grand homme de bien qui, dans sa verte vieillesse, fut si longtemps pour nous le charme, l’exemple et l’honneur de la Compagnie.

Ceux-là, Messieurs, n’avaient pas eu à choisir leurs sujets ; l’Académie en avait pris pour eux la peine.

Employé tour à tour, chacun des deux systèmes a prouvé à plusieurs reprises que, s’il avait son bon côté, il avait aussi ses inconvénients : la liberté est séduisante pour tout le monde ; je n’ose ajouter que l’Académie elle-même y gagnerait d’avoir une part de responsabilité moins lourde. L’Académie ne s’en préoccupe pas, ayant avant tout le désir de bien faire et de rendre plus facile, non sa tâche ; mais celle des concurrents.

Dans leur intérêt, Messieurs, pour le concours de cette année, elle avait eu recours à un troisième système, à une sorte de moyen terme qui, ne gênant pas leur indépendance, semblait, au contraire, pouvoir la seconder, en la dirigeant. Sans manifester aucune préférence pour un sujet positif, elle s’était bornée à leur dire : Cherchez vous-mêmes celui qui vous plaira le plus ; mais cherchez-le dans le répertoire poétique des légendes sans nombre que le moyen âge a créées, légendes historiques ou légendes religieuses, légendes d’amour ou de chevalerie.

Cent quatre-vingt-huit manuscrits ont répondu à l’appel de l’Académie. C’était beaucoup, et d’autant plus beau que, dans ce nombre plein de promesses, allaient se révéler sans doute quelques jeunes talents, inconnus encore. Nous l’espérions, tant les rechercher est notre grand souci ; tant les découvrir serait pour l’Académie la plus douce des récompenses.

Malheureusement, Messieurs, à ce concours de poésie, la poésie surtout a manqué. Parmi tant de pièces, composées sans art et versifiées sans élégance, deux seulement, inscrites sous les numéros 130 et 175, ont frappé à bon droit l’attention de l’Académie qui s’est — passionnée, serait trop dire — mais partagée, à coup sûr, en présence de ces œuvres que le hasard seul semblait rapprocher un moment et qui, par le fond et la forme, par l’accent et l’inspiration, s’éloignaient autant que possible l’une de l’autre et trahissaient deux origines différentes, deux poétiques contraires, deux écoles rivales, presque ennemies.

La lutte a été courtoise et, comme dans la plupart des duels, c’est par un bon arrangement que s’est terminée l’affaire : ne pouvant parvenir à couronner l’un des deux adversaires, l’Académie les a couronnés l’un et l’autre.

Son étonnement a cessé quand l’ouverture des plis ca­chetés lui a fait reconnaître dans ses nouveaux élus deux poètes de talent, de talents divers, dont ce concours n’aura révélé à personne la notoriété déjà grande, et qui va s’en accroître encore.

La pièce portant le numéro 130, avec cette épigraphe : « Avez-vous lu Baruch ? » est une légende chrétienne, intitulée : le Jongleur.

Son auteur est M. le vicomte de Borrelli.

M. Edmond Haraucourt est l’auteur de la légende scandinave inscrite sous le numéro 175, intitulée : la Mort du Viking, et portant pour épigraphe ce vers de notre confrère M. Leconte de Lisle :

« Viens par ici, corbeau, mon brave mangeur d’hommes. »

Un fragment de chacune de ces deux légendes va vous être lu ; vous apprécierez, à votre tour, les qualités qui les distinguent et qui les séparent : la clarté de l’une, sa simplicité naïve et touchante que rehausse la correction d’un style franc et sonore ; la vigueur de l’autre, sa hardiesse presque inhumaine, et la rare audace avec laquelle le jeune et brillant poète traite, sans marchander et sans faiblir, un sujet étrange que son rapporteur bienveillant signalait lui-même à l’Académie comme « farouche jusqu’à l’atrocité ».

D’ordinaire, Messieurs, qui dit « concours », dit « comparaison ». Comparer deux œuvres si dissemblables n’était pas possible. D’un autre côté, chacune d’elles dans son genre étant reconnue la meilleure, l’Académie impartiale croit être juste en décernant à l’une et à l’autre un prix égal de deux mille francs.

Pour le prochain concours, dont le prix sera décerné en 1893, l’Académie propose un sujet choisi par elle, et qui, dans les circonstances présentes, semble s’offrir, tout naturellement, à la sympathie publique.

Longtemps fermée par la barbarie, la vieille terre d’Afrique s’ouvre aujourd’hui de toutes parts devant la civilisation qui la pénètre, devant ces généreuses croisades de la science et de la charité qui lui apportent à la fois la liberté et la lumière.

Quand le regard de tous les peuples se tourne avec émotion vers cette Europe nouvelle, trop souvent fécondée par le sang de nos martyrs, il appartient aux poètes de glorifier l’œuvre naissante, en adressant à ceux dont le dévouement s’y consacre des encouragements et, des vœux, mêlés d’espérance et de crainte.

L’Afrique ouverte : voilà le sujet dont l’Académie a fait choix pour le prochain concours de poésie. Ce qu’elle demande à tous les poètes, quelques-uns peut-être ont déjà tenté de le faire. Raison de plus pour convier les autres, et ceux-là eux-mêmes, à prendre part à une lutte dont l’issue plus éclatante sera d’autant phis glorieuse. Il y a de ces sujets qui courent dans l’air, que chacun peut saluer au passage, et que personne n’a le droit de confisquer à son profit. L’Académie n’y prétend pas.

Pour les autres concours, dont j’ai maintenant à vous entretenir, la tâche est plus simple, sinon plus facile. C’est aux livres seuls que la plus grande partie des fondations s’adressent. L’Académie n’a pas à les inspirer ; elle les reçoit, les juges et les récompense, autant que le lui permettent les ressources limitées dont elle dispose. Puisse cette explication calmer les concurrents malheureux qui, trop souvent, viennent me trouver pour se plaindre à tort de leurs juges ! Quand, sur cent cinquante concurrents, on n’a pu en couronner que dix, cent quarante au moins ne sont pas contents de leur sort ; rien de plus naturel ; mais qu’y faire ! Et si je dis « au moins », c’est que, presque toujours, parmi ces dix lauréats qu’on croirait heureux, plus d’un, dans le fond de son cœur, trouve volontiers sa part trop faible, ou trop forte celle des autres.

Il y a aujourd’hui quatre ans, l’Académie décernait le second prix Gobert à M. Arthur Chuquet pour trois volumes consacrés par lui à l’histoire d’événements glorieux pour la France, et dont j’aime à rappeler les titres significatifs : la Première Invasion prussienne (1792), Valmy, et la Retraite de Brunswick.

« Sympathique entre tous, disais-je alors, ce sujet, traité avec art, se distingue, en outre. par l’exactitude et l’abondance de l’observation scientifique, par la finesse et l’impartialité des jugements, par l’intérêt saisissant de l’action, par la peinture chaude et colorée des personnages, grands et petits, qui, dans ce mimodrame émouvant, jouent si bien un si noble rôle. »

« En décernant ce second prix aux intéressants petits volumes de M. Arthur Chuquet, l’Académie, ajoutais-je, a regretté que le chiffre de la récompense n’égalât pas le mérite de l’œuvre récompensée. »

L’Académie, Messieurs, n’a plus rien à regretter ; égalant aujourd’hui au mérite de l’œuvre récompensée le chiffre de la récompense, elle décerne le grand prix Gobert à l’histoire complète des guerres de la Révolution, .que M. Arthur Chuquet vient de terminer en publiant deux nouveaux volumes intitulés : l’un, Jemmapes, et l’autre, la Trahison de Dumouriez.

Ce que j’ai dit, il y a quatre ans, je ne pourrais que le dire encore pour rendre aux cieux derniers volumes la même justice qu’aux trois premiers. L’ensemble de ce grand travail historique a mis en relief le procédé adopté par l’auteur, la méthode qu’il a constamment suivie, que les uns lui ont un peu trop reprochée, que les autres peut-être ont admirée outre mesure, et qui consiste d’abord à raconter les plus grands faits clans le plus petit détail, par le menu, jour par jour, heure par heure pour ainsi dire, et de façon à donner aux lecteurs ces impressions de la réalité qu’un témoin oculaire semble seul pouvoir ressentir. Sans jamais intervenir dans le récit par des considérations générales, par des discussions théoriques, encore moins par des réflexions personnelles, M. Chuquet s’attache à n’exposer que des faits précis, positifs, appuyés sur des documents de première main.

Plus dramatique que poétique, son style est d’une clarté saisissante. Franchement simple et net, il frappe plus qu’il ne touche ; l’auteur évidemment tenant plutôt à convaincre qu’à émouvoir. Ce qu’il cherche, ce qu’il veut donner dans cette œuvre attrayante et instructive, c’est la vérité prouvée. Son but est atteint.

Le second prix Gobert est décerné aux cieux premiers volumes d’un grand ouvrage d’histoire sur Philippe V et la Cour de France, par M. Alfred Baudrillart, digne fils de notre savant confrère de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Ce livre n’est ni l’histoire de la France, ni celle de l’Espagne, de 1700 à 1724, date de l’abdication du premier roi espagnol de la maison de Bourbon. C’est l’ensemble et le commentaire des documents échangés entre les deux cours. Jusqu’à l’année 1709, Louis XIV gouverne véritablement l’Espagne, par ses conseils qui sont acceptés comme des ordres, et par son ambassadeur qui, à Madrid, joue avec autorité le rôle effectif de premier ministre. Dans cette direction des affaires et dans toute sa correspondance, Louis XIV se montre supérieur à lui-même, plus profond que jamais et plus vigilant : « le roi le plus royal qui ait existé », nous a pu dire de lui un grand petit-neveu du grand roi.

Supérieur à lui-même jusque-là, il l’est plus encore peut-être quand, tout à coup, comprenant la faute commise dès le premier jour, et la réparant sans faiblesse, il accepte franchement la séparation des cieux royaumes ; tandis qu’avec son esprit étroit et lourd, Philippe V s’opiniâtre à conserver ses prétentions imaginaires, ses droits éventuels à une double couronne que son front ne serait pas de force à porter.

Historien sincère et juge équitable, M. Baudrillart n’avance rien à la légère ; aimant au contraire à s’appuyer toujours sur des documents originaux, soigneusement empruntés à nos archives nationales ; à celles surtout d’Alcala de Hénarès et de Simancas.

Déjà considérable et bien digne de l’encouragement que l’Académie lui donne, cet intéressant travail est encore inachevé ; le jeune auteur ne voudra pas s’arrêter à moitié chemin ; l’exemple de M. Chuquet est bon à suivre. On gagne toujours à bien finir ce que l’on a bien commencé.

C’est aussi Louis XIV, mais ce n’est pas encore le grand roi, que nous montre M. Jules Lair dans sa curieuse et savante histoire de Nicolas Foucquet ; c’est le jeune et impatient pupille de Mazarin, aveuglément soumis à toutes les passions humaines, inaugurant son règne par le despotisme et, dans l’explosion de colère d’un roi jaloux, livrant, dit l’auteur, un serviteur fidèle au plus long, au plus injuste des martyres.

L’histoire de Foucquet est de celles qu’on croit le mieux connaître et qu’on ne connaîtra jamais bien. Trahi subitement par la fortune qui le précipite en une heure des sommets où elle l’avait porté ; richement attaqué par ceux-ci, noblement défendu par ceux-là, les jugements les plus passionnés, les plus contradictoires, ont fait du magnifique et malheureux surintendant une sorte de personnage légendaire que le drame dispute au roman, et le roman à la féerie.

La réhabilitation de Nicolas Foucquet est le but que M. Jules Lair poursuit généreusement dans son brillant plaidoyer, en plaçant sous nos yeux toutes les pièces du grand procès qui, pendant cinq ans, tint l’opinion publique attentive et la laisse encore incertaine. Avocat convaincu, il met au service de son client condamné une ardeur d’autant plus louable que d’abord, prévenu lui-même par la tradition, il avait cru coupable, et traité comme tel dans un premier ouvrage, celui dont bientôt une étude approfondie des faits, avancés sans preuves par l’accusation et victorieusement démentis par l’accusé, venait de lui démontrer clairement l’innocence. À chaque séance, dit-il en nous faisant assister, presque jour par jour, au scandale de ces longs débats, à chaque séance, un trait du visage se modifiait ; un autre s’éclaircissait : la vérité tout entière apparaissait enfin à ses yeux.

Pour la faire connaître, et pour défendre, preuves en mains, celui qu’il se reprochait d’avoir méconnu jadis, M. Jules Lair a publié, en son honneur, deux volumes d’histoire, dont le second est particulièrement consacré à tous les détails du procès. Un peu long peut-être, l’ouvrage se recommande à la fois par l’importance des questions qu’il soulève, et par la nouveauté des documents qu’il produit ; par le mérite aussi et le charme d’un style toujours élégant et clair.

Sur la somme de quatre mille francs, montant de la fondation Thérouanne, l’Académie décerne à M. Jules Lair un prix de deux mille francs.

Si M. Lair a fait pour nous un bon livre, pour les grands amis du surintendant c’est une bonne action qu’il a faite. Dans le monde des Esprits, La Fontaine s’en réjouit avec Pellisson.

C’est le prix tout entier que l’Académie eût voulu décerner à l’histoire de Foucquet : c’est le prix tout entier qu’elle voudrait encore pouvoir décerner à M. Achille Luchaire pour son savant ouvrage sur les Communes françaises à l’époque des Capétiens directs.

Dans ce livre très solide, très bien composé et rempli d’aperçus nouveaux, sont étudiées soigneusement et clairement exposées les origines du mouvement communal, avec les caractères différents qu’il prit tour à tour : associations urbaines et rurales : compagnies de marchands ; corporations ; villes de bourgeoisie et villes de commune. Il en est de même du rôle favorable, ou contraire, de la royauté, de l’Église et de la féodalité. À tous les points de vue, c’est l’ouvrage le plus original et le plus complet qui ait été publié sur la matière, depuis les grands travaux de M. Guizot et de M. Augustin Thierry.

Dans ce remarquable concours, l’Académie avait en outre distingué, et réservé comme dignes d’une récompense, plusieurs ouvrages, en tête desquels se plaçaient deux volumes de Chansons populaires de la basse Bretagne, recueillies et traduites par M. V.-M. Luzel : un volume intitulé : Pozzo di Borgo ; Corse, France et Bosnie, par M. Adrien Maggiolo ; et une Histoire du commerce du Monde depuis les temps les plus reculés, par M. Octave Noël.

Auteur de travaux distingués sur des questions économiques et financières, M. Octave Noël s’est trompé de porte en présentant à l’Académie ce dernier ouvrage qui ne rentrait pas dans les conditions du concours. Le mérite du livre et le talent de l’auteur n’ont été méconnus ni l’un ni l’autre.

N’ayant plus à sa disposition qu’une somme de deux mille francs sur la fondation Thérouanne, et voulant se montrer juste, autant que possible, dans les étroites limites de ses ressources, l’Académie décerne :

1° Un prix de quinze cents francs à la savante étude de M. Luchaire sur les Communes françaises à l’époque des Capétiens directs ;

2° Une médaille de cinq cents francs aux cieux derniers volumes des Chansons populaires de la basse Bretagne, publiés par M. Luzel, le savant archiviste du département du Finistère, dont l’œuvre considérable, poursuivie avec ardeur depuis tant d’années et complètement terminée aujourd’hui, a déjà trouvé sa récompense dans l’estime des érudits.

Une mention honorable est enfin accordée à M. Adrien Maggiolo pour son intéressante étude historique sur Pozzo di Borgo.

Très grand déjà pour ce dernier concours, l’embarras des juges l’a été plus encore peut-être, en présence des soixante ouvrages, dont plusieurs d’un rare mérite, présentés au concours Bordin et au concours Marcelin Guérin. Cette fois aussi, il a fallu donner peu à chacun, non pour donner quelque chose à tous les éligibles, mais pour que le nombre des élus n’en souffrit pas outre mesure.

Le montant de la fondation Bordin est de trois mille francs, que l’Académie a partagés dans les proportions suivantes :

Un prix de quinze cents francs est décerné à M. Théodore Reinach pour cette histoire de Mithridate Eupator roi de Pont, dont un maître de la critique littéraire a pu dire avec justice : « Ce livre est une des plus belles œuvres qu’ait produites, dans les dernières années, notre jeune école historique. »

Un prix de mille francs est décerné à M. Couat, recteur de l’Académie de Lille, pour une étude de haute critique sur Aristophane et l’ancienne Comédie attique.

Une médaille de cinq cents francs est décernée à M. Georges Bengesco pour le dernier volume du grand ouvrage publié par lui sous ce titre : Bibliographie des œuvres de Voltaire.

Il y a huit ans, en 1883. M. Georges Bengesco, premier secrétaire de la légation de Roumanie en France, recevait de l’Académie un prix de deux mille francs pour le premier volume du beau travail qu’il vient d’achever.

M. Georges Bengesco est aujourd’hui ministre de Roumanie en Belgique. Il n’a quitté la France qu’après avoir offert à l’Académie son quatrième et dernier volume, digne en tout de ceux qui l’ont précédé.

L’œuvre est complète, et, pour en consacrer le souvenir par un témoignage mérité d’estime et de sympathie, l’Académie décerne une médaille d’or au savant étranger qui a rendu un vrai service à la France en lui faisant encore mieux connaître le plus connu, le plus brillant, le plus Français enfin, des grands esprits qui sont sa gloire.

Comme Voltaire, Aristophane est de nos amis, et des meilleurs. Ce qu’a fait M. Bengesco pour l’un, M. Couat, par des moyens tout différents, l’a fait aussi bien pour l’autre, et nous gagnons ainsi de les mieux aimer tous les deux.

M. Couat, recteur de l’Académie de Lille, est à la fois un érudit, un lettré et un critique littéraire de haute valeur. Dans son livre sur l’ancienne comédie attique, c’est en penseur et en philosophe qu’il s’attache d’abord à étudier le milieu dans lequel Aristophane a vécu : l’ensemble des circonstances et des idées qui ont pu contribuer au développement de son génie, la religion, la politique, l’éducation, les arts et les mœurs, rien ne lui échappe. Cela fait, il arrive à déterminer avec précision la part de passion et de fantaisie qui se mêle dans les Nuées, dans les Guêpes, dans les Grenouilles, dans l’Assemblée des femmes, à l’exacte observation de la société contemporaine. Jamais peut-être le sujet n’a été traité avec un esprit plus dégagé des lieux communs de la critique, plus personnel et plus soucieux de la sincérité historique et morale. Le style de M. Couat est, comme sa pensée, simple et naturel, sans aucune recherche de l’effet ; mais, dès les premières pages, le lecteur est comme saisi par un attrait sérieux qui, jusqu’à la fin, le captive.

En tête des ouvrages qu’elle a ainsi distingués le plus dans ce concours, l’Académie a placé au premier rang le savant travail de M. Théodore Reinach sur Mithridate Eupator. Livre entièrement neuf, où de longues recherches archéologiques sont venues augmenter encore l’intérêt d’une composition historique très attachante, d’une très curieuse étude du caractère de ce barbare hellénisé en qui, par une sorte de fusion étrange, la Perse et la Grèce semblaient s’unir et se confondre.

Les diverses parties de cet ouvrage sont reliées par une idée centrale qui le domine : la tentative de Mithridate apparaît à son historien comme le premier effort de l’Orient pour se séparer de l’Occident. Par instinct, ce Perse eut le pressentiment de l’avenir ; il comprit que l’heure était venue d’accoupler deux forces ennemies jusqu’alors : le persisme et l’hellénisme, la puissance barbare et l’esprit grec, pour les opposer, de concert, à la domination de l’Occident romain. L’Empire d’Orient, tel qu’il se constitua après Théodose, était en germe dans la politique de Mithridate.

La légende est dépassée ici par l’histoire ; en consultant tous les textes, tous les musées, toutes les collections de médailles, M. Théodore Reinach est parvenu à découvrir, à reconstituer un Mithridate nouveau, plus vivant que l’autre, plus vrai sans doute et plus grand .encore. Il l’a fait avec une hauteur de vue, une vigueur de pensée et une élégance de style qu’on ne saurait trop louer. J’aime à le redire à mon tour : ce livre est une des plus belles œuvres qu’ait produites, dans les dernières années, notre jeune école historique.

 

PRIX MARCELIN GUÉRIN

Le montant de la fondation Marcelin Guérin s’élevait, pour cette année, à la somme de cinq mille cinq cents francs. Faire un heureux de plus est toujours une bonne fortune. L’Académie a pu ainsi décerner quatre prix de mille francs chacun, et trois autres de cinq cents.

Sous ces titres : les Bourbons et la Russie pendant la Révolution française, et les Émigrés et la seconde coalition, 1797-1800, M. Ernest Daudet a publié déjà successivement plusieurs parties importantes d’un grand travail dont l’ensemble composera désormais une histoire générale de l’Émigration française. Je me tromperais en disant qu’il termine aujourd’hui son œuvre, et je vous étonnerais trop si je disais qu’il la commence ; le fait est qu’il la complète par un troisième volume qui prendra place avant les deux autres dont il est comme la grande préface et l’introduction nécessaire ; il l’indique assez par son titre et par ses dates : Coblentz, 1789-1793.

L’histoire des peuples est remplie d’étranges rapprochements et de contrastes singuliers : tout à l’heure M. Arthur Chuquet faisait battre nos cœurs au récit glorieux de cette lutte désespérée qui, si à propos, sauva la France, quand tout menaçait de sombrer pour elle : son honneur et son territoire. À la même époque, à la même date, M. Ernest Daudet, nous montrant, pour ainsi dire, l’envers des mêmes événements, nous fait tristement assister au spectacle douloureux de ces autres Français qui, dans leur généreuse erreur, quittant leur patrie pour la défendre, se préparaient à l’attaquer.

En abordant un sujet pareil, M. Ernest Daudet n’a pu se faire illusion sur les controverses qu’il ne manquerait pas de soulever. Il y a répondu d’avance, à force de goût, de tact et de mesure. Son œuvre est celle d’un lettré ; celle surtout d’un historien convaincu qui a la conscience de son droit et le respect de son talent.

Dans son ouvrage en deux volumes sur l’Histoire littéraire de la Suisse Romande depuis les origines jusqu’à nos jours, M. Virgile Rossel s’est proposé de nous faire connaître la littérature de toute cette partie de la Suisse où s’est perpétué, à travers les différents dialectes romans, l’usage de la langue française. Dans ce but, il passe en revue, de siècle en siècle, tous les écrivains qui, nés ou vivant en Suisse, ont fait, d’abord en langue romane, puis en langue française, des œuvres dignes d’attention. L’ouvrage est bien composé, écrit simplement, sans recherche, mais avec autant d’esprit que de bonhomie malicieuse.

Sous ce titre trop modeste : Saint Grégoire VII et la réforme de l’Église au XIe siècle, M. l’abbé Delarc a publié trois volumes de grande importance qui ont le rare mérite de tenir plus qu’ils ne sembleraient promettre. En réalité, c’est l’histoire de l’Église et du Saint-Siège que l’auteur raconte ainsi presque entièrement, pendant une période de quarante années, de 1046 à 1085. Les deux premiers volumes sont principalement consacrés à l’histoire des papes qui ont précédé Grégoire VII ; le troisième retrace en détail les événements dramatiques qui ont agité le règne de ce grand pontife ; exposant avec franchise, expliquant avec clarté les questions si graves qui amenèrent la lutte entre le Saint-Siège et l’Empire.

Œuvre sérieuse d’un érudit, cet important travail se signalait de lui-même à l’attention de l’Académie, comme l’auteur à son estime.

M. Léon Séché s’est montré moins sévère, je n’ose dire moins sérieux, que M. l’abbé Delarc, dans son agréable et piquante étude sur les Derniers Jansénistes depuis la ruine de Port-Royal jusqu’à nos jours. 1710-1870.

Pour lui, les derniers jansénistes sont loin de valoir les premiers, sous le rapport du talent : moins encore peut-être sous le rapport de la vertu. Partant de là, il s’attache à mettre en relief ceux qui, parmi tant d’autres, sont tout à fait de premier ordre, ceux qui, de près ou de loin, par l’esprit ou le cœur, se rattachent le plus à la grande école de Port-Royal. Des documents inédits et de première main l’ont aidé, dit-il, dans l’accomplissement de cette tâche.

Cédant à un scrupule honorable, il finit par se demander, sans cela c’est nous qui le lui demanderions peut- être, s’il n’a pas été trop loin en qualifiant de jansénistes la plupart des personnages qui figurent ainsi dans son livre. Il se rassure promptement du reste, en déclarant que, loin de nuire à ceux qu’elle vise, la dénomination de janséniste est plutôt faite pour leur concilier l’estime et le respect. Le respect et l’estime ne se gagnent pas si facilement. Ils en étaient dignes par eux-mêmes, ces pseudo-jansénistes qui se trouvent plus ou moins à leur place clans le livre très intéressant d’ailleurs de M. Léon Séché, dans cette collection d’études fines et spirituelles dont l’ensemble forme une œuvre originale qui a son mérite et son et arme.

À chacun de ces quatre ouvrages, l’Académie décerne un prix de mille francs.

Quinze cents francs restant disponibles, elle décerne trois prix, de cinq cents francs chacun, aux trois ouvrages dont voici les titres :

La Vérité sur l’expédition du Mexique, par M. Paul Gaulot ;

L’Art gothique, par M. Louis Gonse ;

Étude sur l’Espagne, par M. A. Morel-Fatio.

Avec une correspondance retrouvée par lui dans les archives de l’Espagne, M. Morel-Fatio a composé une très intéressante histoire de la grandesse espagnole au XVIIIe siècle, dans laquelle il met en lumière le rôle singulier et peu connu que cette noblesse dans la noblesse jouait à la cour, où elle continuait à exercer des emplois honorifiques ; mais à laquelle les souverains n’empruntaient plus guère leurs favoris ni les confidents de leurs grandes pensées.

Plein de renseignements nouveaux et certains, ce livre a, en outre, le mérite d’être écrit en très bon style.

Dans un magnifique volume, orné de nombreuses gravures, M. Gonse résume avec une rare compétence et un vrai talent, l’état actuel de nos connaissances sur l’Art gothique ; qu’il appelle, sans hésiter. l’art français du moyen âge ; s’attachant surtout à établir que cet art a pris naissance sur notre sol, dans l’Ile-de-France, qu’il s’est répandu de là sur toute l’Europe, et qu’il ne doit rien aux nations voisines ni aux influences orientales. Si absolue que soit cette thèse, il faut, savoir gré à M. Gonse de l’avoir soutenue, de l’avoir plaidée avec la chaleur communicative d’un avocat convaincu, avec la double autorité d’un artiste et d’un érudit.

La Vérité sur l’expédition du Mexique lui ayant été révélée par des documents officiels, par une collection de lettres, de notes et de rapports dont l’authenticité ne saurait être mise en doute. M. Paul Gaulot nous l’a révélée à son tour dans trois volumes publiés par lui sous ces titres : Rêve d’Empire, l’Empire de Maximilien, Fin d’Empire. Aussi intéressante qu’instructive, cette trilogie dramatique a tout le sérieux d’un livre d’histoire et tout le charme émouvant d’une œuvre d’imagination. Le premier volume, j’ai failli dire : le premier acte, nous fait assister au départ de ce jeune prince, heureux et confiant, qui nous quitte au milieu des fêtes pour marcher sans crainte à la conquête certaine de son trône qui l’attend, et de ses sujets dont l’amour l’appelle. C’est le rêve !

Le second volume nous expose, avec une exactitude scrupuleuse, tous les tâtonnements, toutes les difficultés, toutes les fautes de cette instauration impossible. C’est le drame !

Dans le troisième... c’est le dénouement : L’action se précipite, l’agonie commence, et, trahi décidément par la fortune, le souverain vaincu se relève, non pour fuir avec ceux qui veulent le sauver, mais pour se montrer digne de la couronne qu’il a perdue, en mourant là — comme un héros !

Ce livre est écrit dans un style naturel, franc et animé. II faut louer l’auteur d’avoir eu soin de concilier toujours la convenance et la vérité. Sans blesser personne, il a su tout dire, en disant tout avec mesure.

 

PRIX LANGLOIS

Destiné à récompenser des traductions d’œuvres considérables, le prix fondé par M. Langlois est décerné par moitié à M. A. Dietrich pour sa traduction élégante et consciencieuse d’un grand ouvrage publié par lady Blennerhassett sur Madame de Staël et son temps, et dans lequel sont dignement appréciés l’esprit et le caractère d’une des femmes dont le talent a le plus honoré les Lettres françaises.

L’autre moitié est attribuée à la fine et brillante traduction d’une des plus charmantes œuvres d’Henri Heine : le Retour. M. S. Daniaux en est l’auteur.

 

PRIX DE JOUY

Fondé par la fille de M. de Jouy, non seulement pour perpétuer le nom de son père, mais pour honorer le genre d’écrits auquel l’Hermite de la Chaussée-d’Antin a de sa plus brillante réputation, ce prix veut être particulièrement attribué à une étude de mœurs contemporaines.

Parmi les ouvrages présentés à ce concours, aucun ne rentrait mieux dans les termes du programme et dans son esprit, qu’un roman de M. Jean Carol intitulé : L’Honneur est sauf. Aux qualités dramatiques du romancier l’auteur joint un grand don d’observation fine et subtile. Dans une fable attachante, il a peint d’après nature cette maladie particulière à notre époque, ce névrosisme malsain qui mêle la littérature à tous nos sentiments, cette sorte de morphinomanie intellectuelle qu’il n’a pas la prétention de guérir, mais dont il signale le danger en l’attaquant avec beaucoup d’énergie et de verve.

L’Académie décerne le prix de Jouy à. cette curieuse étude, triste à la fois et saisissante, d’une des plus grandes misères d’un grand siècle, qui méritait de mieux finir.

 

PRIX ARCHON-DESPÉROUSES

Sur la somme de quatre mille francs à laquelle s’élève annuellement le revenu de cette fondation spécialement consacrée à encourager les poètes en honorant la poésie, l’Académie décerne en première ligne un prix de deux mille cinq cents francs à M. le vicomte de Guerne, auteur d’un poème intitulé : les Siècles morts, l’Orient antique.

Toutes les parties de cette œuvre, qui témoigne d’une vaste érudition et d’un rare talent poétique, sont unies par des liens empruntés à l’histoire, tandis que chacune d’elles est caractérisée par un épisode bien choisi dont l’intérêt rehausse encore le charme élégant de la forme.

Un prix de quinze cents francs est décerné en outre à M. Eugène Le Mouël pour un très aimable recueil de vers intitulé : Enfants bretons.

Ce recueil est presque un poème. Distincts par le rythme et par l’étendue, mais reliés entre eux par le même objet d’observation et d’attendrissement qui est l’enfance en Bretagne, chacun des morceaux qu’il contient contribue à former un charmant ensemble qui fait honneur à la sincérité du poète, à son esprit et à son cœur. Ce nouveau volume de M. Le Mouël est digne de ceux qu’il a déjà publiés et qui ont reçu à juste titre, des amis de la poésie, la consécration du succès.

Au-dessous des deux ouvrages couronnés, plusieurs autres avaient paru dignes d’intérêt et d’estime. J’aime à signaler ici particulièrement : la Gloire du Verbe, dont un vrai poète, M. Pierre Quillard, est l’auteur ; l’Éternelle Chanson, chantée avec beaucoup de grâce par Mme de La Vaudère ; le Rêve de Muguette, œuvre agréable et touchante d’un vieil ouvrier normand, nommé Adolphe Vard ; Chants et Légende de l’aveugle, que M. Edgar Guilbeau a composés dans sa nuit. Cet aveugle et cet ouvrier ont, l’un et l’autre, un accent qui leur est propre, une note personnelle qui vient simplement de leurs cœurs, et dont les nôtres sont émus.

 

PRIX MONTYON

Je m’arrête un moment, Messieurs, non pour me reposer à coup sûr, mais pour vous prier timidement de m’accorder encore quelques instants de patience. Comme vous, et pour vous, je regrette la longueur forcée de ce rapport ; mais, d’année en année, nos concours sont de plus en plus nombreux et les nouveaux venus, autant que les anciens, ont droit à leur place sur le banc d’honneur de l’Académie.

Le concours fondé par M. de Montyon pour l’encouragement des Lettres mérite, à tous égards, une attention particulière.

Sur la somme de dix-neuf mille francs dont elle avait à disposer, l’Académie décerne :

1° Trois prix, de deux mille francs chacun, aux ouvrages suivants :

Deux Campagnes au Soudan français, 1886-1888, par M. le colonel Galliéni ;

Histoire critique de la prédication de Bossuet, par M. l’abbé J. Lebarq ;

Le Devoir social, par M. Léon Lefébure.

2° Quatre prix, de quinze cents francs chacun, à quatre ouvrages portant ces titres :

Excursions archéologiques en Grèce, par M. Charles Diehl.

Essai sur le comte de Caylus par M. Rocheblave ;

Un Divorce royal : Anne Boleyn, par Mlle Blaze de Bury ;

Et Moune, par M. Jean Rameau.

3° Six prix de mille francs à chacun des ouvrages suivants :

Alexandre Hardy et le Théâtre français à la fin du XVIe siècle, par M. Eugène Rigal ;

Histoire d’un régiment : la 32edemi-brigade, par M. le lieutenant Piéron ;

Le Roman au XVIIe siècle, par M. A. Lebreton ;

Paul Rochebert, par M. Charles Edmond ;

Notes de voyage d’un hussard : Un Raid en Asie, par M. le comte de Pontevès de Sabran, capitaine commandant au 1er hussards ;

Princesse Rosalba, par Mme Chéron de la Bruyère.

4° Deux prix de cinq cents francs chacun, à :

O’Connell, sa vie, son œuvre, par M. Nemours-Godré ;

La Roche Maudite, par Mme Jeanne Cazin.

Trois fois dans cette liste figurent à leur honneur des ouvrages écrits, sous les drapeaux, par de vaillants soldats dont l’esprit égale assez le cœur pour qu’ils aiment à consacrer au travail des moments de loisir que, d’ordinaire, on emploie volontiers moins bien, Comme Alfred de Vigny le faisait jadis, M. le colonel Galliéni en donne aujourd’hui l’exemple.

Dans son beau livre, simplement intitulé : Deux Campagnes au Soudan, le colonel Galliéni raconte sans prétention, sans forfanterie surtout, clans un style ferme, alerte et clair, ses deux années de guerres heureuses, entre le Sénégal et le Niger, de 1886 à 1888 ; nous donnant une description détaillée de l’empire que la France possède déjà dans l’Ouest Africain, et que ne cesse d’agrandir encore le courage de nos soldats. Dans le Fouta-Djallon, le lieutenant Plat affermit notre protectorat ; le capitaine Perez l’impose au sultan Samory ; le commandant Caron remonte le Niger jusqu’à Tombouctou, arborant son drapeau devant cette ville qui, depuis René Caillié, en 1828, n’avait pas revu les Français. Leur chef n’en oublie aucun dans l’émouvant récit que nous lui devons des épisodes héroïques de ces deux années de marches et de combats. Il s’efface, en quelque sorte, à dessein pour faire valoir ses subordonnés, cette poignée d’officiers qu’il a menés à la victoire et à la mort. Plusieurs dorment dans les cimetières du haut fleuve, couchés là par les fièvres et par les balles des Toucouleurs ; d’autres qui les remplacent et qui les imitent continuent, avec la même bravoure et le même dévouement, leur tâche utile et glorieuse.

Dans la préface qu’il a placée en tête de ce volume du colonel Galliéni, notre confrère M. Duruy, devançant le jugement de l’histoire, applique à ces soldats plus heureux le mot que le courage des cavaliers de Margueritte arrachait un jour à nos ennemis étonnés : « Oh ! les braves gens !

Ce salut de l’un des nôtres, l’Académie le renvoie avec émotion à ceux qui ont si bien fait les deux campagnes du Soudan, à celui surtout qui en a si bien raconté l’histoire.

Comme l’armée, le clergé a ses travailleurs qui, eux aussi, ont le noble goût de bien occuper leurs loisirs. Tout à l’heure, M. l’abbé Delarc était couronné par l’Académie pour son ouvrage sur Grégoire VII et la réforme de l’Église au XIe siècle ; M. l’abbé Lebarq l’est maintenant à son tour, pour ses savantes études sur les Œuvres oratoires et la prédication de Bossuet, pour ce grand travail de restitution et de coordination des textes altérés, qu’il a su mener à bonne fin au milieu de difficultés sans nombre ; parvenant ainsi à nous faire connaître clairement et sûrement la méthode de composition suivie par le grand évêque, et à rétablir en même temps la chronologie des sermons existants et l’histoire des sermons perdus.

Il y a plus de quarante ans, l’Académie exprimait le désir de voir paraître successivement des éditions complètes et définitives des grands classiques français. À cet appel que tant d’autres ont déjà et très heureusement entendu, M. l’abbé Lebarq, sans y penser peut-être, vient de répondre aussi, comme personne n’eût pu mieux le faire, en publiant l’important travail que l’Académie a jugé digne d’une de ses plus grandes récompenses.

Au premier abord, le livre sur le Devoir social, dont M. Léon Lefébure est l’auteur, semblerait relever de l’Académie des sciences morales et politiques plutôt que de l’Académie française. Il n’en est rien. Parmi les ouvrages utiles aux mœurs que M. de Montyon souhaitait de voir encouragés, récompensés, honorés en son nom, très peu, au contraire, nous appartiennent à plus de titres. Laissant les utopies aux rêveurs généreux, M. Lefébure aborde nettement le côté pratique de la question sociale. Le devoir social dans ses rapports avec la misère et la souffrance, tel est l’objet de son livre, dont chaque page est inspirée par le sentiment le plus juste, le plus tendre et le plus élevé. Au mal qui frappe tous les regards, il cherche le remède, et le trouve, non dans l’intervention trop absolue de l’État, mais dans l’initiative privée, dans le concours de tous, dans la création d’une sorte d’agence centrale de la charité publique, organisée de façon à donner à tous les intérêts les garanties qui leur sont dues : une maison de confiance à la porte de laquelle le pauvre et le riche puissent également frapper sans crainte , l’un pour y exposer sa misère, l’autre pour y déposer son offrande.

Dicté par un noble cœur, ce livre est écrit avec une élégante sobriété, dans la langue pure, claire et franche d’un moraliste convaincu, par qui l’on aimerait à se laisser convaincre.

Tels sont, Messieurs, les trois ouvrages à chacun desquels l’Académie décerne un prix de deux mille francs.

Aux quatre suivants sont décernés les prix de quinze cents francs chacun.

La savante étude publiée par M. Charles Diehl, sous ce titre : Excursions archéologiques en Grèce, nous fait connaître les principaux résultats des fouilles opérées sur divers points de la Grèce, au cours de ces dernières années. En quelques traits qui suffisent à nous éclairer, l’auteur résume avec art les civilisations mises au jour par M. Schliemann et par les élèves de l’École française à Athènes ; il nous conduit tour à tour sur les emplacements nombreux, si heureusement déblayés à Mycènes et à Olympie, à Éleusis et à Dodone. Nous faisant descendre enfin dans les tombeaux de Tanagra, il nous expose les conjectures les plus probables sur l’origine et le sens des charmantes statuettes qui en sont sorties dans leur ‘beauté première, dans toute leur fraîcheur et leur grâce. Un pareil livre a besoin de se distinguer par la clarté de l’exposition, par la précision d’un style simple qui permette aux lecteurs, peu familiers avec l’archéologie, de s’assimiler les conquêtes de cette science. C’est là le mérite, le rare mérite du beau travail de M. Diehl.

Dans son Essai sur le comte de Caylus, M. Samuel Rocheblave fait revivre, en le mettant en pleine lumière, un homme d’un esprit très original, un des précurseurs de la science moderne, un émule de Winckelmann, que la France oubliait trop, alors que, depuis longues années, on lui rendait justice ailleurs.

Appuyé sur des documents bien digérés, il nous le montre successivement mêlé à la société de son temps, dans le salon de Mme Geoffrin ; grand ami des artistes, très assidu aux séances de l’Académie des inscriptions dont il était membre ; soutenant, dans une correspondance infatigable, des luttes savantes contre l’illustre Italien Paciaudi ; consacrant enfin, collectionneur passionné, les dernières années de sa vie à des études de technique et de fabrique, sur les précieux objets d’art dont son cabinet est rempli.

Dans une suite de tableaux très habilement ordonnés, M. Rocheblave fait preuve d’une érudition étendue et profonde, d’un jugement solide et sain, d’une critique pénétrante et fine, parfois élevée, spirituelle toujours.

Par de consciencieuses études sur Shakespeare, Mlle Blaze de Bury s’était préparée à l’intelligence des grands drames historiques. La tragédie d’Anne Boleyn devait donc tout naturellement la tenter. L’intéressant volume qu’elle a publié sur ce sanglant épisode. Fun des plus pathétiques et des plus émouvants de l’histoire d’Angleterre, résume avec beaucoup de talent les travaux de Friedmann, ceux des écrivains antérieurs, et la curieuse correspondance de Chapuis, l’ambassadeur de Charles-Quint. Aidée de ces matériaux dont elle se sert habilement, sans s’y asservir, et déployant à propos toutes ses qualités personnelles, elle a traité ce sujet délicat avec un sens très remarquable de l’époque, avec une exacte impartialité dans ses jugements sur les principaux personnages qu’elle fait mouvoir avec art. Son style est vivant et animé, simple et digne comme le veut l’histoire, plus grave en tout que le roman.

Le roman ! En voici un justement dont, à mon grand plaisir, je suis forcé de dire du bien. M. Jean Rameau est un poète et nous avons été tout d’abord quelque peu surpris le jour où, frappant pour la première fois à la porte de l’Académie, au lieu d’un volume de vers, il nous apportait un roman. Le succès lui a donné raison.

Un roman ne se raconte pas et je ne puis mieux louer celui-ci qu’en vous disant : Lisez Moune, Messieurs, lisez Moune !

À l’intérêt d’un petit drame de famille, très honnête et très émouvant, se joint dans ce livre le charme des détails qui en augmente encore le prix. L’action est simple et sans prétention, ne visant pas à l’originalité, ni même à la nouveauté ; n’agitant surtout aucune thèse psychologique ou sociale. Encadrée dans de riants paysages, elle se déroule au milieu de scènes de la vie des champs décrites avec goût par un ami de la nature. En un mot, ce roman est une œuvre aimable qui se distingue par beaucoup d’observation, beaucoup d’intérêt et de grâce.

Les six ouvrages auxquels sont décernés des prix de mille francs semblent se classer d’eux-mêmes, deux par deux, dans trois catégories de genres différents :

Deux études de haute critique littéraire et d’érudition se placent en première ligne :

Alexandre Hardy et le Théâtre français à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, par M. Eugène Rigal ; le Roman au XVIIe siècle, par M. Lebreton.

Alexandre Hardy, le plus fécond des poètes tragiques, engagé à ce titre dans une troupe de comédiens, devait — ce sont les termes du contrat — leur fournir autant de pièces qu’ils en auraient besoin. Pendant un demi-siècle, il exerça loyalement ce métier d’improvisateur et, en 1623, dans la dédicace d’une de ses tragédies : Théagène et Cariclée, il parle de ses cinq cents poèmes dramatiques qui, loin de l’enrichir, ne durent guère, à elles toutes, lui rapporter que quinze cents écus, si l’on en croit la comédienne Beaupré : « Monsieur Corneille, disait-elle, nous a fait grand tort ; nous avions ci-devant, pour trois écus, des pièces de théâtre que l’on nous faisait en une nuit : on y était accoutumé et nous gagnions beaucoup. Présentement, les pièces de Monsieur Corneille nous coûtent bien de l’argent, et nous gagnons peu de chose. »

Corneille a pris sa revanche !

M. de Montyon eût couronné M. Rigal des deux mains : beaucoup d’abord pour les curieux détails pleins d’intérêt que contient son livre sur l’état du théâtre en France à la fin du XVIe siècle, sur la condition des comédiens, la mise en scène, les décors et le reste ; un peu aussi pour récompenser le dévouement et le courage dont il a fait preuve en lisant et analysant tout ce qui est venu jusqu’à nous des œuvres d’Alexandre Hardy : deux cent cinq actes de tragédies et tragi-comédies. Il y a pour la vertu des prix qui ne sont pas toujours aussi mérités.

Ce livre, en somme, est excellent : l’un des meilleurs, le meilleur peut-être, qui aient été publiés sur les origines confuses du théâtre en France.

L’ouvrage de M. Lebreton : le Roman au XVIIe siècle, contient une série d’études, moins sur le roman lui-même que sur les romanciers et les romancières d’alors, depuis d’Urfé jusqu’à madame de Lafayette, en passant par Furetière et mademoiselle de Scudéry. Le travail eût été complet si l’auteur eût ajouté à ses agréables notices une étude générale, une vue d’ensemble qui justifierait le titre en marquant les phases et les évolutions, par lesquelles a passé le roman au XVIIe siècle. Prise en elle-même, chacune des études comprises clans ce volume est fine et judicieuse, d’une information très sûre, sans cependant qu’un abus d’érudition en diminue le charme. La langue est souple, élégante et spirituelle.

Et maintenant, Messieurs, place à la jeune armée !

Une circulaire de M. le général de Cissey déterminait, en 1872, les règles précises suivant lesquelles la généalogie d’un régiment devait être recherchée. « Les officiers, disait-il, devront analyser l’historique des demi-brigades et des régiments dont, par suite de transformations successives, leur corps porte aujourd’hui le numéro, de manière à faire du tout un ensemble qui renoue et complète pour chacun la chaîne des traditions.

C’est l’histoire du numéro 32 que, lieutenant alors, capitaine aujourd’hui, M. Gustave Piéron s’est donné la mission d’écrire et, comme il aime à le constater, s’il y a des régiments dont les lettres de noblesse sont plus vieilles, il n’en est pas dont le passé soit plus glorieux : Lonato, les Pyramides, Friedland, Sébastopol en font foi. « J’étais tranquille, disait le général Bonaparte à Lonato : la brave 32e était là ! »

Elle est là aussi tout entière dans le livre que l’ex-lieutenant Piéron lui a consacré ; marchant pas à pas sur ses traces, nous montrant, avec la physionomie des guerres auxquelles le régiment a pris part, comment il a vécu en garnison, au camp, au bivouac, en marche, au combat, suivant les mœurs du temps et ses caractères.

Toujours intéressant et instructif, ce livre, qui témoigne de consciencieuses recherches, est parfois amusant, émouvant même ; écrit d’ailleurs avec une plume virile dans un style jeune, élégant et fier.

Capitaine commandant au Ier régiment de hussards, M. le comte Jean de Pontevès de Sabran s’est placé à un autre point de vue pour écrire, moins en historien qu’en touriste, un charmant volume de souvenirs qu’il a publié sous ce titre : Notes de voyage d’un hussard, — Un Raid en Asie ; se donnant lui-même tout d’abord pour un écrivain sans prétention « qui chevauche à travers tout, sans s’arrêter à rien ». Quoi qu’il en dise. M. le comte de Sabran, plus sérieux qu’il n’en a l’air, a le don de bien voir et de bien montrer ce qu’il a bien vu. Ses descriptions animées, rapides, enlevées, laissent dans l’esprit des images nettes et vivantes. Il assaisonne ses récits d’une belle humeur de soldat ; mais ce soldat a autant de raison que d’esprit et, grâce à lui, sans qu’il soit monté en chaire pour nous l’apprendre, nous savons ce que font nos amis les Russes dans les pays transcaspiens et ce qu’il faut penser de la question afghane. Bêtes et gens, paysages et scènes de mœurs, politique même, il effleure tout au passage, ce touriste qui ne pèse sur rien. Sa plume est si légère qu’en lisant ses souvenirs, on croit seulement qu’on s’amuse et l’on s’instruit sans qu’on s’en doute.

Deux romans complètent cette catégorie :

Paul Rochebert, par M. Charles Edmond ;

Princesse Rosalba, par M. Chéron de la Bruyère.

Vous ayant dit tout à l’heure, à propos de Moune, que les romans ne se racontaient pas, je dois renoncer au plaisir de vous raconter ces deux-ci. Vous les lirez. Le premier, Paul Rochebert, est une histoire simple, qu’on soupçonne d’être une histoire vraie. Comme le veut la mode, l’auteur, avec son talent bien connu, étudie dans ce livre un cas de psychologie assez curieux, assez nouveau même, et le fait avec une douce mélancolie qui touche les cœurs sans les troubler, parfois même avec une bonne humeur et une bonne grâce qui les soulage et qui les charme.

Princesse Rosalba s’adresse surtout à de jeunes lectrices qu’elle pénétrera d’une émotion profonde, qu’elle instruira même au besoin, en leur apprenant qu’à son tour chacune d’elles pourrait être appelée à jouer dans la maison paternelle un rôle de mère de famille, pour réparer des torts qui ne seraient pas les siens.

Admirez, Mesdemoiselles, l’intelligence, la grâce et le dévouement de Rosalba ; mais n’en concluez pas que les petites filles vaillent toujours mieux que leurs mères. Avec son esprit élevé, Mme Chéron de la Bruyère serait la première à vous reprocher d’avoir mal compris le bon sentiment qui lui a dicté les pages attendrissantes de cette douce et aimable histoire.

Un prix de cinq cents francs est enfin accordé aux deux ouvrages suivants :

O’Connell, sa vie, son œuvre, par M. Nemours-Godré ;

La Roche Maudite, par Mme Jeanne Cazin.

Encore un enfant modèle ! un brave petit garçon accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. Le coupable est un vieux bûcheron, il le sait ; mais ce vieux bûcheron a toujours été bon pour lui. Il se laisse donc accuser et mettre en prison sans rien dire. Rassurons-nous ! Mme Cazin voudra que son innocence soit reconnue au dénouement. Tout finira donc pour le mieux dans ce gentil volume composé ingénieusement et très agréablement écrit.

Depuis longtemps, M. Nemours-Godré s’occupe particulièrement, et avec une grande compétence, de tout ce qui se rattache à l’Irlande et à son histoire. Personne mieux que lui ne pouvait résumer, dans un volume attrayant et substantiel, l’orageuse destinée d’O’Connell. À l’aide de la correspondance, récemment publiée, du célèbre agitateur, il a fait revivre cette puissante figure. En nous montrant l’homme dans le tribun, il l’a fait mieux connaître. Sa grande image y gagne encore.

Pour arriver à donner tous ces prix, il a fallu que, sur la part des ouvrages les plus méritants, on fît des amputations regrettables. Il a fallu surtout que l’argent finît par manquer pour qu’on n’en décernât pas un plus grand nombre. Consolerai-je, en les nommant ici, quelques-uns de ceux qui pouvaient espérer davantage : la Persécution de Dioclétien et le triomphe de l’Église, par M. Paul Allard, auteur de savants travaux historiques que l’Académie a déjà récompensés à deux reprises ; la Comtesse de Sartène, par le colonel Corbin, ce jeune et brillant officier dont un mal cruel a brisé l’épée, en épargnant du moins sa plume ; la Fille du Vigneron, par Mme Constant Améro ; Sidi Froussard, par M. Le Faure ; Physique amusante, par M. Émile Desbeaux ; l’Italie du Nord, par M. Gaston de Léris ; Soldat enfin, Soldat surtout ! par Mme Claude Vignon dont le talent se recommandait déjà à l’attention de l’Académie par d’autres romans qui, comme celui-ci, étaient plutôt des études de mœurs et de caractères : la Parisienne notamment et l’Étrangère ; Élisabeth Verdier et le Ménage parisien. Le dernier, le meilleur peut-être, touchait à sa fin, quand, subitement interrompu par la mort de son auteur, c’est un ami qui l’acheva.

Triste et touchant tableau des difficultés de la vie du soldat, de ses épreuves et de ses déboires, de son courage aussi et, par-dessus tout, de cet amour pour le drapeau qui le soutient, qui le console et qui lui survivra dans le cœur de son fils, encouragé par son exemple !

Les fondations Botta et Monbinne avant mis, cette année, deux sommes, de trois mille francs chacune, à la disposition de l’Académie, il a été facile d’en faire un bon et utile emploi.

 

PRIX BOTTA

L’Académie décerne deux prix de mille francs chacun, aux deux ouvrages suivants :

1° Autour des Balkans, par M. René Millet.

Aujourd’hui ministre de France en Suède, M. René Millet, avant d’occuper ce poste, remplissait les mêmes fonctions en Serbie. C’est là que, voyant tout par lui-même et s’arrêtant à chaque pas pour juger les hommes et les choses, il a puisé les éléments du curieux volume que l’Académie couronne. Écrit avec finesse et en très bon style, ce récit de voyage a tout l’intérêt d’un livre d’histoire.

2° La Réforme de l’éducation en Allemagne au XVIIIsiècle, par M. Pinloche, professeur agrégé de l’Université, chargé de cours à la Faculté des lettres de Lille.

Ce qu’était l’éducation publique en Allemagne pendant la première moitié du XVIIIsiècle, M. Pinloche commence par l’exposer avec une lucidité qui ne laisse dans l’ombre rien de ce qui se rattache à chacune des méthodes suivies par les diverses écoles catholiques, protestantes et autres, jusqu’à Basedow, ce grand rêveur, ce fondateur étrange du Philanthropiorum que Goethe admira un jour, jusqu’à notre Rousseau dont l’Émile fit en Allemagne une révolution plus grande encore qu’en France.

Le 2 avril 1890, Max Muller écrivait à M. Pinloche : « Votre livre fait preuve d’une rare érudition et d’un travail extraordinaire, je ne connais pas d’ouvrage écrit en Allemagne qui mérite de lui être comparé, c’est désormais l’œuvre classique sur ce sujet. »

Voilà un de ces éloges auxquels on ne peut rien ajouter.

3° Deux prix, de cinq cents francs chacun :

L’un, à Mme Étienne Marcel, auteur d’un roman historique intitulé : l’Hetman Maxime ; œuvre virile, dont l’intérêt est puissant et dont le style est précis et clair.

L’autre, à M. Georges Fath, qui, dans un honnête petit volume, intitulé : Bernard la gloire de son village, donne une bonne et sévère leçon aux sots et aux vaniteux, en leur montrant jusqu’où peut les faire descendre la gloire d’un premier succès.

 

PRIX MONBINNE

Trois prix, de huit cents francs chacun, sont décernés sur cette fondation : les deux premiers, à M. Paul Ginisty et à Mme Carette, pour récompenser l’ensemble de leurs travaux littéraires, et les nombreuses études de haute critique qu’ils ont publiées l’un et l’autre.

Le troisième, à Mme Jules Samson, auteur de plusieurs ouvrages d’éducation, et notamment d’un volume plein d’intérêt, intitulé : Temps d’épreuves.

La somme de six cents francs restant disponible est attribuée à Mlle A. de Miran qui, plus qu’octogénaire, a pu écrire, partie en prose et partie en vers, un recueil de Pensées morales qui se distinguent par l’élévation des sentiments les plus délicats, exprimés en très bon langage.

Sur le prix Lambert, de la valeur de seize cents francs, une moitié est allouée à M. Mazon, auteur d’un curieux Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat ; l’autre moitié est attribuée à la veuve d’un écrivain estimable, M. de Monzie, dont l’Académie a remarqué un volume consacré à l’histoire du cardinal de Richelieu.

J’en ai fini, Messieurs, avec les prix que l’Académie a dû partager entre plusieurs lauréats. Il n’en sera pas de même des trois derniers qu’elle va décerner intégralement et sans partage, comme elle aimerait à pouvoir plus souvent le faire.

Le prix biennal de mille francs fondé par Mme Jules Favre en souvenir de notre ancien confrère, est décerné à un livre assez singulier, presque étrange et d’autant plus intéressant, que Mme Jeanne Dieulafoy a publié sous ce titre : Parysatis ; œuvre de science et d’imagination, dont le sujet, l’action et les caractères relèvent tout à la fois et du roman et de l’histoire. C’est naturellement en Perse que la scène se passe ; Mme Dieulafoy est là chez elle, et doit savoir à quoi s’en tenir. Prenons donc pour vraie cette tragique histoire qui étonne un peu, mais qui plaît beaucoup, ayant, comme son auteur, la force à la fois et la grâce.

 

PRIX TOIRAC

Pour la première fois, l’Académie avait à décerner, cette année, un prix de quatre mille francs, fondé il y a trente-quatre ans, par M. le Dr Toirac, et dont un usufruit, qui vient de s’éteindre, retardait pour nous la jouissance et la libre disposition.

Ami des arts, en général, et de l’art dramatique en particulier, M. Toirac était, sous la monarchie de Juillet, l’un des habitués ordinaires du Théâtre-Français ; je l’y ai beaucoup connu, et ma surprise ne fut pas grande, quand j’appris qu’en mourant, fidèle à ce souvenir, il chargeait l’Académie de couronner tous les ans, en son nom, l’auteur de la meilleure comédie, en vers ou en prose, qui aura été jouée au Théâtre-Français, dans le courant de l’année.

Appelée aujourd’hui à remplir cette mission de confiance, l’Académie a commencé naturellement par décider que ses membres resteraient en dehors d’un pareil concours dont tous voulaient bien être les juges, dont aucun ne pouvait consentir à recueillir le bénéfice.

Ce principe étant admis, c’est parmi les pièces jouées, en dehors d’elle, au Théâtre-Français, pendant l’année 1890, que l’Académie a dû chercher celle qui répondait le mieux aux intentions du fondateur. Le nombre en était restreint, et le choix a été facile à faire, la faveur du public lui désignant assez une comédie en quatre actes, intitulée : Une Famille, première œuvre dramatique d’un jeune écrivain, déjà connu à d’autres titres, et dont le nom est doublement aimé, doublement estimé dans le monde des Lettres.

L’Académie décerne le prix Toirac à M. Henri Lavedan.

 

PRIX VITET

Confiée à ses soins, sans autre condition que d’être employée par elle clans l’intérêt des Lettres, cette fondation permet à l’Académie de faire le bien à son gré, d’encourager le talent qui commence, et d’honorer celui dont l’œuvre touche à son terme. Destinée surtout à récompenser les vivants, rien n’empêche qu’à la rigueur, et quand la justice le demande, le prix Vitet ne soit déposé sur une tombe, comme j’ai le triste devoir de le faire en finissant.

À la veille de décerner ce prix, l’Académie plaçait déjà en première ligne, dans sa pensée, le poète Joséphin Soulary, dont la renommée si grande à Lyon, sa ville natale, frappait pour lui à la porte de l’Institut.

Le jour même où un premier mot d’espérance lui était adressé à ce sujet, et quand gravement malade, ce que nous ignorions, il avait pourtant encore la force de s’en montrer heureux et fier, une crise fatale l’emportait subitement, et c’est pour l’Académie qu’était son dernier soupir. Je me trompe, c’est son dernier sourire qu’un ami fidèle m’assurait avoir recueilli pour nous sur ses lèvres, quand la mort les glaçait déjà.

La décision de l’Académie n’était plus douteuse.

Elle décerne le prix Vitet à tout ce qui survivra du poète qu’elle eût voulu couronner lui-même : à sa mémoire et à ses œuvres !