Inauguration de la statue élevée à la mémoire d’Eugène Guillaume, à Paris (École des beaux-arts)

Le 23 juin 1923

René DOUMIC

INAUGURATION DE LA STATUE ÉLEVÉE
À LA MÉMOIRE D'EUGÈNE GUILLAUME

A PARIS (ÉCOLE DES BEAUX-ARTS)
le samedi 23 juin 1923

DISCOURS

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

L’Académie française ne pouvait être absente d’une cérémonie consacrée à commémorer Eugène Guillaume. Elle s’honore de l’avoir naguère emprunté à l’Académie des Beaux-Arts et nul parmi nous n’a oublié ni l’artiste illustre, ni l’homme charmant. Je n’ai pas été le confrère d’Eugène Guillaume, mais je l’ai bien connu. Je l’ai rencontré souvent dans des salons dont il aimait la gravité hospitalière. J’ai été de ceux qui faisaient cercle autour de lui pour l’entendre, de sa manière discrète et insinuante, à petits traits, en touches nuancées, évoquer les souvenirs de sa longue carrière en y mêlant les conseils de sa sagesse souriante. Il semblait un de ces vieillards d’Homère sur les lèvres de qui les paroles se pressaient comme les flocons de la neige. Et combien de fois, mon frère; l’architecte Max Doumic, ne m’a-t-il pas dit le touchant spectacle que c’était de le voir à la Villa Médicis, au milieu des jeunes pensionnaires, devisant des trésors de l’art italien et parfois des grâces harmonieuses et changeantes du ciel de Rome !

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Ce dont nous étions si reconnaissants, nous autres littérateurs, à Eugène Guillaume, c’était d’avoir réveillé pour nous et rajeuni à nos yeux l’antiquité latine qui est pour l’imagination de tout Français une seconde patrie. Une fois, c’étaient les effigies fraternelles de ces Gracques, bijoux de leur mère et fléaux de leur pays, représentés dans tout leur charme dangereux d’artistes en révolution. Une autre fois, c’était le Mariage romain symbolisant la noblesse et la chasteté de ce foyer sur lequel s’est édifiée la cité antique.

Mais nous devons aussi au ciseau d’Eugène Guillaume l’image de quelques-uns des plus grands parmi les maîtres de notre littérature. Hier, quand les savants du monde entier, attirés par les fêtes de Pasteur, sont venus à Chantilly, ils ont pu admirer, dans le parc où Bossuet s’était promené avec Condé, une statue du grand orateur chrétien, œuvre de Guillaume. Et demain c’est encore devant une œuvre du même statuaire que se dérouleront les fêtes de Pascal, devant cette statue de Blaise Pascal qui se dresse sur une place de Clermont-Ferrand, en face du Puy de Dôme. Oserai-je dire, après cela, qu’il n’est pas un jour où le directeur d’une revue qui m’est chère, passant, pour entrer dans son cabinet, devant le buste de François Buloz, n’ait une pensée de gratitude à l’adresse de l’artiste qui a modelé avec tant de vigueur le masque volontaire et puissant de celui qui a fondé, voilà bientôt cent ans, une maison dont il est resté l’âme ?

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Homme de vaste culture, Eugène Guillaume ne se bornait pas à son œuvre de statuaire. Curieux de toutes les formes du savoir, il faisait songer à ces artistes de la Renaissance, historiens et penseurs, érudits et poètes. En le recevant sous la Coupole, où il succédait au duc d’Aumale, Alfred Mézières n’avait pas hésité à lui dire : « Vous vous êtes partagé entre deux activités parallèles, ordinairement peu compatibles, mais qu’un heureux don vous permet de concilier l’esprit critique et la faculté créatrice. Bien peu de vos contemporains ont, produit, autant que vous; aucun non plus n’a tracé d’une main plus ferme les lois fondamentales de l’esthétique. » Nul ne s’étonnera qu’Eugène Guillaume nous ait, donné une étude sur Michel-Ange, devenue classique. Mais n’est-il pas digne de remarque que personne peut-être n’ait, avec plus de pénétration, analysé le génie de l’auteur de la Divine Comédie ?

Des cinq volumes où ont été recueillies ses leçons à l’École des Beaux-Arts, des cours sur l’histoire de l’art qu’il professa pendant sept années au Collège de France, une esthétique se dégage dont on peut dire à coup sûr qu’aucun trait n’a vieilli parce que, étranger à tout dogmatisme étroit aussi bien qu’inaccessible aux engouements passagers, Eugène Guillaume tenait les yeux fixés sur ce même idéal de beauté qu’un Phidias et un Michel-Ange, un Jean Goujon et un Rude ont contemplé à travers les âges. C’est lui qui a écrit « Tant qu’il y aura un œil humain pour voir la nature, l’idéal renaîtra sous mille formes. »

Combien il serait à souhaiter que les principes de cette esthétique, traditionnelle et libérale, fussent aujourd’hui remis en honneur et rétablis dans leur action bienfaisante, vous me permettrez d’en témoigner au nom des lettres elles-mêmes. Pour n’en citer qu’un point, mais essentiel, Eugène Guillaume, dans sa Théorie du dessin, expose que le dessin est le fondement et la condition absolue de toute représentation sincère, le support solide de la composition. Pour le bien de nos jeunes écrivains et pour que leurs meilleures qualités ne restent pas inutiles, de quel intérêt ne serait-il pas de les convaincre que ni les prestiges du coloris, ni les fantaisies de l’arabesque, ni la grâce des détails et des ornements ne valent sans la ligne et sans le style ?

Ces vérités de toujours, voilà ce que, par son œuvre et par son enseignement, Eugène Guillaume rappelle aux jeunes générations. Ce qui est vrai en art l’est aussi bien en littérature. C’est pourquoi l’Académie française s’unit à l’Académie des Beaux-Arts pour honorer la mémoire d’Eugène Guillaume et se réjouir que son monument prenne place dans la galerie des maîtres de la grande tradition française.