Discours du président des cinq Académies 1927

Le 25 octobre 1927

Georges LECOMTE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU MARDI 25 OCTOBRE 1927

DISCOURS

DE

M. GEORGES LECOMTE

PRÉSIDENT

 

Messieurs,

Avant d’évoquer ici, en cette séance des cinq Académies, la figure, la vie et l’œuvre de ceux de nos confrères que nous avons eu le chagrin de perdre au cours de l’année, l’Institut de France est allé porter pieusement son hommage aux écrivains morts pour la France.

Pendant toute cette émouvante journée de commémoration, l’Institut a mis en berne le drapeau du Palais Mazarin, ce qu’il n’a jamais fait que pour les grands deuils de la Patrie.

Et les représentants officiels des Académies déposèrent solennellement — pour qu’elles fussent scellées dans la pierre du Panthéon, sous les noms gravés de ces glorieux jeunes hommes — de tendres et douloureuses pages, fières aussi, où, les uns et les autres, nous avons écrit notre affectueuse, notre reconnaissante fidélité à leur souvenir.

Heureusement pour la France, la génération de ces écrivains n’a pas été immolée tout entière. Comme les morts, les survivants ont contribué au salut du pays. Ils ont droit à notre plus ardent désir de justice.

Avec quel geste chaleureusement fraternel les eût accueillis notre charmant JEAN RICHEPIN, enlevé à la vie — qu’il aimait tant ! — le 10 décembre 1926. Fils d’un soldat, grandi en Algérie au milieu de soldats qui achevaient de la conquérir, « doyen des enfants de troupe » selon le titre pittoresque qu’il se plaisait à revendiquer, originaire de cette Thiérache qui est l’un des bastions où à travers les siècles coula le plus de sang français pour le salut du pays, le poète des Gueux était tendrement et fièrement patriote. Il aimait la France comme la poésie, d’abord parce que c’est la terre maternelle, rendue plus chère par la noblesse de son idéal et la douceur de ses mœurs, ensuite parce qu’elle est délicieusement inspiratrice de beauté, et le berceau même de la Liberté.

Riche de sève et de vie, Jean Richepin garda jusqu’au bout une magnifique jeunesse. Il semblait soutenu par les forces d’enthousiasme, de passion, d’allégresse qu’il portait en lui, et surtout par son grand cœur généreux. Personne ne fut plus humain. Avec des mots qui consolent et réchauffent en faisant rire, que de misères morales et matérielles il soulagea !

Portant en fierté une tête belle, rude et gaie, qui dans la rue faisait se retourner ceux-là mêmes des passants qui ne le connaissaient point, il laissait derrière lui un sillage de bonne humeur et de confiance. Son rire sonnait aussi clair que sa parole. Et quelle langue imagée, ardente, savoureuse, il parlait et écrivait !

Il connaissait l’origine, l’évolution, le sens des mots aussi bien que le plus strict érudit. Mais en outre ils avaient, pour son cerveau, vie, forme et couleur. Il les maniait et les faisait chanter en artiste qu’il était. Quel régal et quelle joie de l’entendre étudier un beau mot de France, plein, expressif, pittoresque, au cours de nos débats sur le Dictionnaire, que je me plais à proclamer fort amusants et — contrairement à l’opinion la plus généralement répandue au dehors — de beaucoup la part la plus passionnante de notre vie académique.

Belle par la forme, son œuvre l’est aussi par l’émotion humaine dont elle est toute animée et comme grondante, par son lyrisme pathétique. Richepin a aimé les pauvres gens, les parias, les réfractaires, ceux et celles qui donnent leur cœur, parfois sans la douce réponse d’aucune tendresse. Il a aimé la mer et la rudesse ardente des coureurs d’Océan. Il aima la liberté ensoleillée de la route et la fantaisie de ses chemineaux. Il fut un chantre passionné de l’amour et des caresses. Il nous a émus par la poésie de ces grands thèmes qui lui furent le plus familiers.

Poète dramatique, il étreignit nos cœurs par des situations poignantes, des personnages d’un saisissant relief, par le mouvement et la musique colorée de ses vers qui, larges et d’un vol puissant, emplissent la scène. Romancier, il se montra humain, imaginatif et pittoresque. Toute sa vie, à travers l’incessant défilé des écoles et chapelles littéraires, cet écrivain, si fougueusement mêlé aux autres hommes, resta un farouche, un joyeux, un irréductible solitaire.

C’est le poète des Humbles qui fit entrer à l’Académie française le poète des Gueux. Presque mourant, François Coppée — encore un cœur chaud et tendre ! — quitta son lit, de souffrances pour venir demander et assurer l’élection de son ami. Et, à son tour, ce fut pour défendre un poète, compagnon de sa jeunesse, que Jean Richepin fit sa dernière apparition dans le monde des Lettres et prononça en public ses suprêmes paroles. Elles résonnent encore, avec leur généreux accent, dans mon cœur attristé.

La mort de Jean Richepin avait été regrettée par un émouvant article de notre confrère ROBERT DE FLERS, qui, chaque fois que disparaissait l’un des nôtres, avait coutume de saluer sa mémoire d’une délicate et pénétrante étude. Improvisés en quelques heures, ces portraits fins, justes, vivants et profonds, formeraient, par leur réunion, une saisissante galerie de figures contemporaines. Ils méritent de ne point rester épars. Rassemblés en volume, ils compléteraient par une série d’évocations humaines et littéraires l’œuvre brillante de cet écrivain dramatique, délicieux d’esprit et de grâce enjouée.

Ce galant homme a été pleuré avec une émotion affectueusement unanime. Son cercueil ne fut accompagné que de fleurs. Toutes, il les méritait par sa claire, souple et preste intelligence, par sa spirituelle bonne humeur, par son aménité souriante, par sa courtoisie dans la lutte, par son dévouement à la défense des intérêts corporatifs, par sa ferveur pour la sauvegarde de l’intérêt national.

Finement lettré, il n’était pas livresque et, si étendue que fût sa culture — qu’il complétait sans cesse à travers toutes les tâches d’une existence fort encombrée — son goût et la grâce de son esprit le préservaient de tout pédantisme.

Il connaissait si bien les hommes qu’il n’avait pas besoin de les observer longtemps pour deviner leurs âmes, leurs passions, leurs vanités, leurs travers. Il avait la plus juste imagination de la vie et un tel don du théâtre qu’il trouvait à merveille les scènes pouvant le mieux faire apparaître le comique des caractères. Et quel beau dialogue, dru et vif, aux drôleries inattendues !

Caustique sans amertume, malicieux avec indulgence, voilant d’ironie ses émotions, souriant pour ne pas avoir l’air de trop s’attendrir, Robert de Flers excellait dans l’art de dire avec une grâce légère les choses les plus sérieuses. En lui rayonnait l’esprit français dans tout son charme, fait de finesse, de gaîté, de mesure. Il nous a quittés beaucoup trop tôt, mais du moins dans la jeunesse et la plénitude de son talent. Il a diverti, enchanté, ému des millions de spectateurs. Un long succès et les bravos d’autres millions d’auditeurs, en même temps que la fidélité de notre souvenir, le maintiendront vivant parmi nous.

A quelques semaines de distance, il a été suivi, dans la tombe, par M. JONNART qui appartenait à l’Académie des Sciences morales en même temps qu’à l’Académie française. On a justement dit de lui que, continuateur d’une belle tradition, c’était le type du grand bourgeois français. Il en avait l’intelligence avisée, appliquée, réfléchie. Il en avait l’esprit de mesure et la calme fermeté. Il en avait la pensée claire et probe, le caractère droit. Les relations avec lui offraient un charme de sécurité qui inspirait le désir de son amitié.

Possédant une vaste et fine culture, il aimait les Lettres et l’Art, non point à cause de leur seul agrément, mais pour la noblesse d’esprit, la rectitude de jugement, la délicatesse du goût qu’une telle éducation donne aux hommes. Aussi, membre du Parlement, gouverneur de l’Algérie, s’efforça-t-il toujours de maintenir les foyers d’art existants et d’en créer de nouveaux.

M. Jonnart fut un grand serviteur du Pays. Bien qu’il ait fait au Parlement une longue et brillante carrière ininterrompue, il semble avoir été encore plus administrateur et diplomate qu’homme politique. On dirait qu’il ne s’est adressé au suffrage universel, c’est-à-dire au souverain, que pour lui demander le pouvoir de bien servir la France en de grands postes administratifs et politiques.

Pourtant de quelle sagesse clairvoyante et de quelle fermeté méritoire il fit preuve dans nos assemblées où, député et sénateur, il consentit parfois à siéger au Gouvernement, mais beaucoup moins souvent qu’on ne le lui demanda !

Gouverneur de l’Algérie à diverses reprises, pendant de longues années, puis en des temps difficiles, il se révéla un grand administrateur vigilant, hardi avec prudence, attentif à l’évolution des idées et des besoins des indigènes, faisant sans témérité, avec les étapes et précautions nécessaires, une très humaine politique d’assimilation.

Haut Commissaire des Alliés en Grèce durant la tourmente et muni de pleins pouvoirs pour nous préserver d’une défection menaçante, il sut se montrer si énergiquement persuasif, avec tant de tact et d’autorité, qu’il contraignit à l’abdication un monarque prêt aux pires défaillances.

Enfin, ambassadeur de France auprès du Vatican, il sut faire comprendre qu’à la condition qu’elles soient appliquées avec le respect sincère des croyances, avec une largeur de vues et une générosité conformes au caractère national, les lois de notre pays n’empêchent pas nécessairement l’exercice normal du culte, et il s’efforça d’établir des accords assurant la paix des consciences et celle du pays.

C’était aussi l’une des plus hautes et plus intéressantes figures de la grande bourgeoisie française, que celle de M. HENRY COCHIN, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. L’Institut avait une fois de plus honoré en sa personne une vieille famille justement célèbre pour sa charité, ses bonnes œuvres humaines et sociales, son attachement au bien public, son dévouement traditionnel à la Patrie, son goût éclairé des Lettres et de l’Art.

Partout où il entrait, c’est-à-dire dans les endroits de bonne compagnie où l’on travaille pour la France, pour la vie morale et la beauté, il donnait l’impression de se trouver chez lui et d’y être attendu.

L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres venait à peine de l’élire qu’elle lui confia le soin de faire en son nom, l’an passé, la lecture d’usage à la séance solennelle des cinq Académies. Les membres de toutes les Compagnies se réjouissaient également de l’entendre. Hélas ! déjà très souffrant du mal qui devait l’emporter quelques semaines plus tard, M. Henry Cochin ne put venir nous donner lui-même connaissance de son attachant essai.

Un regret fort vif et un triste pressentiment planèrent sur l’Assemblée inquiète. Et lorsqu’un très obligeant confrère de M. Henry Cochin voulut bien nous lire ce travail qui méritait le plus favorable accueil, nos applaudissements se prolongèrent, plus chaleureux, comme pour les faire retentir jusqu’à son lit de malade, de mourant.

La famille Cochin avait si héroïquement donné son sang et sacrifié son avenir à la France que nous aurions voulu garder le plus longtemps possible au milieu de nous ceux de ses membres qui pouvaient la servir encore.

Tel était M. Henry Cochin, écrivain infiniment sensible à l’Art en même temps que patient interrogateur des œuvres littéraires qui nous font comprendre l’histoire des idées et des mœurs, celle aussi des relations diplomatiques et des guerres qu’elles ne purent éviter.

Familier du génie de Dante, de la pensée de Pétrarque et des mérites particuliers de Boccace, c’est-à-dire le philosophe, le poète, l’érudit, que le public, même lettré, connaît peu, il leur consacra des études qui font autorité. Il a exprimé son goût pour la pureté et la fraîcheur exaltantes de Fra Angelico, dont les toiles nous émeuvent d’une allégresse recueillie, comme le chant des oiseaux dans une .divine aurore de printemps.

L’Académie des Inscriptions venait à peine de choisir M. CLÉMENT HUART pour présider ses travaux qu’il fut enlevé à l’estime et à l’amitié de ses pairs. Deux jours après cette élection qui lui était le plus précieux témoignage de sympathie, ce savant mourut.

Diplômé de l’École des Langues orientales et de celle des Hautes-Etudes, plus tard professeur à ces deux établissements scientifiques, M. Clément Huart fit aussi une longue et utile carrière en Orient, comme fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères. A l’heure de sa retraite, le titre de Consul général récompensa ses services.

Spécialiste réputé des langues turque, arabe et persane, il se signala dès sa jeunesse très laborieuse par des études de détail immédiatement fort appréciées qui préparaient et annonçaient ses importantes publications de plus tard. Enfin il mit sa science à la portée du vaste public en synthétisant dans une étude assez courte et très substantielle, aisément accessible à tout le monde, la Perse antique et la Civilisation iranienne, ses travaux antérieurs sur la géographie, l’histoire, la civilisation, la religion et l’art de la Perse ancienne,

Pour conquérir la grande notoriété, M. CAMILLE ENLART n’avait attendu ni les suprêmes travaux d’une existence très laborieuse ni l’hommage qu’en 1925, l’Académie des Inscriptions lui rendit en s’ouvrant à lui. Ce fut de bonne heure l’un des archéologues les plus connus du monde entier. Artiste en même temps qu’érudit, il fut peintre, puis architecte avant de s’adonner à l’archéologie il se forma à l’Ecole des Beaux-Arts avant de suivre les cours de l’École des Chartes et de devenir membre de celle de Rome. C’est donc avec tous les éléments d’une connaissance parfaite qu’il étudia les monuments du passé.

Ayant commencé par les églises romanes de la Picardie d’où il était originaire, il a, au cours de son existence, poursuivi une vaste enquête sur l’art médiéval français. Et. tandis qu’il consacrait ses veilles à son grand Manuel de l’Archéologie française, professeur autant qu’écrivain, il répandait ses idées par son enseignement à l’École des Chartes comme au Musée de Sculpture comparée du Trocadéro, dont il fut longtemps le conservateur.

Au moment même où, avec le consentement respectueux de l’univers, la France rend un solennel hommage à la grande figure nationale de Marcelin Berthelot, nous avons la tristesse d’évoquer sous cette coupole, parmi nos morts de l’année, l’existence laborieuse, féconde et si noblement simple de celui de ses fils qui le continuait dans la Science, M. DANIEL BERTHELOT.

Comme nous serions heureux de l’avoir au milieu de nous pour célébrer, durant les cérémonies du Centenaire, le génie créateur, la pensée sereine, la vie exemplaire, le dévouement civique de son illustre père ! A certaines minutes nous nous serions tournés avec émotion vers notre confrère qui, ressemblant à l’inventeur de la synthèse chimique, en avait aussi la douceur ferme et grave. Que du moins l’amicale fidélité de notre souvenir le rende préserve à ces fêtes, où nous nous sentons accompagnés de son ombre.

De son père, M. Daniel Berthelot avait reçu le goût de la discussion des idées, l’amour et le besoin de la culture générale, le sentiment de la Beauté et de la Poésie, une claire notion de l’intérêt public, pour lequel, si haut savant, philosophe ou écrivain qu’on soit, il ne faut pas négliger de faire le sacrifice d’un peu de sa pensée et de son temps.

Ainsi Daniel Berthelot ne restait-il étranger à aucun des problèmes moraux, sociaux, politiques de notre époque. Paisiblement attentif, il observait, il écoutait, il réfléchissait. Et, le moment venu, avec la même douceur tranquille il agissait. Comme son père au cours de la guerre de 1870, il avait, durant les quatre années de la tragique tourmente, mis sa science, son esprit et ses méthodes de recherche au service de la Patrie en danger.

Pareillement il s’intéressait à la littérature, aux tendances qu’elle révèle, aux idées qui l’animent et aux formes, même les plus imprévues, qui font apparaître l’âme d’une époque. C’était un fin et délicat compagnon, très chaleureux sous sa réserve méditative, avec lequel on pouvait s’entretenir de, tout. Modeste, il ne restait silencieux que sur un domaine de la science, celui sur lequel portaient ses recherches et ses expériences. Heureusement que l’on finissait par les connaître grâce aux confidences de ses émules !

Original et inventif dans ses aperçus théoriques, ingénieux dans le choix et la mise en œuvre de ses méthodes, précis dans ses observations, expérimentateur habile et rigoureux, Daniel Berthelot s’était, de progrès en progrès, placé au premier rang des physiciens.

Et surtout, par ses reconstitutions du plus simple des composés ternaires, l’aldéhyde formique, puis, plus tard, par celle du plus simple des composés quaternaires, l’amide formique, Daniel Berthelot, digne fils de son glorieux père, le rejoignit dans l’art et le pouvoir des synthèses fécondes.

Causeur à la parole nuancée et captivante, Daniel Berthelot était aussi un écrivain délicieux. Il y a cinq ans, chargé de faire une lecture à la Séance solennelle des cinq Académies, il nous enchanta d’un exquis, d’un émouvant poème en prose, les Ondes invisibles, qui, évoquant les féeries du monde moderne, attestent que ce savant réputé était en outre un maître écrivain, qu’il avait une vision et une langue de poète.

C’est encore le souvenir de Marcelin Berthelot qui rayonne sur la très belle vie scientifique de M. GUSTAVE ANDRÉ. Préparateur du grand chimiste à la station de chimie végétale de Meudon, pendant quinze ans il participa aux travaux du maître. Quarante-sept mémoires prouvent la longue, la féconde intimité de leur collaboration. Pour l’Histoire, le nom de Gustave André est indissolublement lié à celui de Marcelin Berthelot, son maître et son ami. C’est un beau titre de gloire, que méritent ses recherches et ses travaux personnels.

Professeur agrégé à la Faculté de Médecine, M. Gustave André fit siennes les préoccupations essentielles des physiologistes et des agriculteurs. Dans la chaire magistrale de chimie de l’Institut national agronomique qui lui fut confiée, il exposa les conditions dans lesquelles s’effectue l’évolution de la plante et les lois qui régissent la production végétale. En outre, ses études sur la constitution du sol ne le cèdent pas en importance aux précédentes. On sait combien l’agriculture a été renouvelée et la fécondité de la terre accrue par l’emploi rationnel des engrais azotés, nitrates et sels ammoniacaux. Etant parvenu à déterminer quelles sont les substances les mieux appropriées à la nature de chaque terrain, M. Gustave André, qui sut rendre les récoltes plus abondantes et rémunératrices, fut l’un des bienfaiteurs de nos campagnes.

C’est aussi dans l’étude de la constitution du sol, mais faite à tout autre point de vue, que le minéralogiste ÉMILE HAUG, professeur à la Sorbonne après l’avoir été à l’Université de Strasbourg, et président de la Société géologique de France, trouva l’heureux emploi de son activité et de ses dons intellectuels.

Dans le domaine de la géologie, ce grand travailleur ne laissa aucun champ inexploré. On lui doit maintes observations nouvelles en ce qui concerne les étages stratifiés selon les âges et les bouleversements de la terre. Puis avec quelle ardeur il se consacra à celle des montagnes et de leurs systèmes ! Des Alpes et des chaînes de la Provence sa studieuse activité s’étendit jusqu’à l’Atlas et même jusqu’au Sahara où, avec les missions Foureau-Lamy, Ficheur, Chudeau, Gauthier, il poursuivit fort utilement ses recherches géologiques et paléontologiques qui accrurent son autorité et la déférente estime en laquelle il était depuis longtemps tenu par ses pairs.

Beaucoup plus sédentaire fut le vénéré mathématicien JULIEN HATON DE LA GOUPILLIÈRE, qui appartenait à l’Académie des Sciences depuis quarante-trois ans et qui, dans une merveilleuse lucidité d’esprit et de mémoire, s’est éteint au cours de sa quatre-vingt-quatorzième année.

Reçu en 1850 à l’École polytechnique, juste à l’âge où l’on y peut entrer, après en avoir été le plus jeune élève il en était devenu le doyen après la mort de son camarade, M. de Freycinet.

Petit-fils du général Petit, le héros légendaire des Adieux de Fontainebleau, en la personne de qui Napoléon, contraint à l’abdication, embrassa tous les prodigieux officiers et soldats de sa Garde impériale, M. Haton de la Goupillière vécut sa vie entière devant le drapeau du premier régiment des Grenadiers de la Garde, glorieuse relique qui, après la chute de l’Empereur, resta en la possession du général Petit et de sa famille.

C’est devant la soie fanée de cet étendard tout bruissant encore, semblait-il, du vent des batailles, des fanfares victorieuses et aussi, hélas ! des tristes rafales de la défaite, que M. Haton de la Goupillière fit ses études, prépara ses examens, plus tard ses cours à l’École des Mines, où il fut trente-trois ans professeur après en avoir été l’élève au sortir de l’École polytechnique. Il en a été aussi durant treize années le Directeur et ne quitta cette charge que pour la présidence du Conseil général des Mines.

Et surtout ce fut près de cette relique de la gloire française et familiale que ce mathématicien poursuivit ses études de géométrie, de physique mathématique et de mécanique. De bonne heure les tendances de son esprit le portèrent de plus en plus vers l’application pratique de la science à l’art et à l’industrie des mines.

Auprès du quasi-centenaire M. Haton de la Goupillière, l’historien GUSTAVE FAGNIEZ était un jeune homme. Il n’avait, en effet, que quatre-vingt-quatre ans lorsqu’au mois de juin dernier ce grand laborieux nous fit la tristesse de nous quitter.

Jusqu’au bout, sensible, cultivé, vibrant, chaleureusement dévoué à ses idées et à ses amis, il étudia, travailla, aima. Ah ! la belle et charmante figure !

Son important ouvrage en deux volumes, le Père Joseph et Richelieu, que l’Académie française salua de son grand prix Gobert, et où, détruisant certaines légendes, il montre le vrai rôle du moine auprès du Cardinal, est de beaucoup le plus célèbre de ses livres. Et c’est un maître livre. Mais son étude sur la politique de Vergennes et celle sur la diplomatie de Breteuil, qui constituent ses tout derniers travaux, ont été très lus aussi.

Ses ouvrages sur le XIIIe et le XIVe siècles, le Trésor de Notre-Dame de Paris, l’Industrie et la classe industrielle à Paris, lui valurent l’approbation de l’illustre romaniste Gaston Paris. Ancien élève de l’École des Chartes, il fut, au cours de sa carrière d’historien, chargé d’un enseignement à l’École des Hautes-Études. Et en 1876, avec la collaboration de M. Gabriel Monod, il avait fondé la Revue Historique qui, en un demi-siècle d’existence, s’est acquis une grande autorité par sa haute tenue critique.

M. SCHELLE n’était guère moins âgé que son confrère de l’Académie des Sciences morales, M. Fagniez. Il avait 82 ans. Et comme lui, malgré l’affaiblissement de sa vue, il participa aux travaux de cette Compagnie jusqu’aux dernières semaines de sa longue existence. Haut fonctionnaire du Ministère des Travaux publics, il s’en était vu confier le poste le plus important par le ministre de l’époque, M. de Freycinet, qui, pour l’exécution du fameux plan devenu historique sous son nom, recherchait un directeur dont la volonté égalât l’intelligence.

Il appartenait à la section d’Économie politique en raison des éminents services qu’il avait rendus à l’histoire de cette science. Ses premiers ouvrages furent consacrés à Dupont de Nemours et, en sa personne, à l’école physiocratique. Puis il étudia le célèbre Quesnay et fut tout naturellement amené à s’occuper de Turgot, le grand ministre réformateur qui, écouté à temps, soutenu et suivi, nous eût peut-être épargné la Révolution, les hécatombes et les changeantes incertitudes qui s’en suivirent.

C’était un économiste aussi et un spécialiste des questions financières que M. AUGUSTE ARNAUNÉ, docteur en droit, diplômé de l’École des Sciences politiques et, plus tard, professeur très écouté de cette même École. Les importantes fonctions qui lui furent incessamment confiées ralentirent parfois son activité littéraire. Directeur au Ministère des Finances, chef du Cabinet — mieux encore, homme de confiance — de plusieurs des ministres qui se succédèrent rue de Rivoli, en particulier de M. Ribot durant les trois premières années de la guerre, il devint président de chambre à la Cour des comptes après avoir été longtemps l’un de ses conseillers-maîtres et avoir dirigé l’Administration des Monnaies et Médailles. Ses ouvrages : la Monnaie, le crédit et le change, puis le Commerce extérieur et les tarifs de douane, justifièrent l’accueil qui, en 1912, fut fait ici à ce dévoué serviteur de l’État.

Moins éprouvée que les autres classes de l’Institut, l’Académie des Beaux-Arts a pourtant fait de douloureuses pertes.

D’abord l’excellent peintre ADOLPHE DÉCHENAUD, dont le talent sobre, grave, sincérité fait honneur à l’École française. Il en avait les meilleures traditions d’honnêteté et de science. Il se donnait la peine d’observer scrupuleusement et, quand il était parvenu à saisir le caractère de ses modèles, il n’avait de satisfaction qu’après l’avoir rendu dans sa vérité. Son art, tout en profondeur, était expressif, fort et calme. Il restait indifférent aux modes qui passent, aux théories qui se succèdent si vite et se bousculent les unes les autres dans le plus comique tohu-bohu. N’ayant aucune insuffisance à dissimuler, Déchenaud n’était pas de ceux qui éprouvent le besoin de masquer leur défaut de pénétration et leur pauvreté de moyens par de l’artifice et des effets faciles. Ses portraits d’hommes et de femmes de tout âge sont des œuvres maîtresses. Il a peint aussi des nus délicats. Et ses tableaux composés, par exemple les Noces d’or, Dans l’Atelier, Groupe d’Amis et la Bonne prise où il exprima la bonhomie enjouée et malicieuse de la Bourgogne, sa terre natale, ont les mêmes mérites que ses portraits.

M. ÉTIENNE MOREAU-NÉLATON venait à peine d’être nommé membre libre de l’Académie des Beaux-Arts qu’il mourut. Ancien élève de l’École Normale supérieure, peintre d’une sensibilité très fine, céramiste heureusement inspiré et connaissant bien la technique de cet art, écrivain érudit et délicat, collectionneur avisé et au goût sûr, il nous a laissé de charmantes œuvres et des livres définitifs sur les peintres qu’il a le plus aimés. Bien longtemps avant d’avoir été meurtri par la guerre dans ses affections les plus directes, M. Étienne Moreau-Nélaton avait donné au Musée du Louvre les très belles choses qui étaient le décor et l’un des meilleurs enchantements de sa vie. Sachant la puissance éducative de la Beauté et les joies vivifiantes qu’elle donne, il voulut faire profiter tout le monde de celle qui était en sa possession. Gardons avec reconnaissance le souvenir de cet artiste passionné et généreux. Et, pour rester en communion spirituelle avec lui, relisons ses très bons livres.

Si cruellement meurtri que l’Institut de France soit en certaines années comme celle-ci, il reste ce qu’il doit être et ce qu’il fut toujours : un très haut et rayonnant foyer de lumière universelle.

Il n’est pas seulement le conservateur vigilant d’une grande tradition littéraire et artistique, de méthodes scientifiques éprouvées, de la pensée et de la langue françaises.

Attentif à toutes les recherches, à tous les travaux, à toutes les formes — même les plus nouvelles — de l’activité créatrice, il se doit à lui-même de les favoriser, de soutenir et d’encourager ceux qui s’y consacrent.

Son prestige résulte du sympathique intérêt qu’il témoigne à l’incessante évolution des idées, du discernement, de l’indépendance parfaite, de l’esprit de justice qu’il montre dans l’accomplissement de la tâche pour laquelle il fut créé.

Il se console de ses deuils en se tournant vers toutes les lueurs d’aurore qu’il voit poindre à l’horizon, et en préparant l’avenir.

Ainsi, il se montre digne des émouvantes preuves d’estime que sans cesse on lui donne si généreusement.

Elles sont une de ses joies, à cause du bien qu’elles lui permettent de faire, de l’appui qu’il peut ainsi prêter aux chercheurs de vérité et aux créateurs de beauté.

Elles lui sont une fierté à cause des sentiments d’affectueuse confiance qu’elles révèlent.

On continue son œuvre plus allègrement lorsqu’on se sent aimé et lorsqu’on peut venir en aide au travail qui fera la France plus belle, plus prospère et peut-être plus heureuse, avec une vie morale raffermie.