Discours sur les prix de vertu 1908

Le 26 novembre 1908

Pierre de SÉGUR

DISCOURS

DE

M. LE MARQUIS DE SÉGUR

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Prononcé dans la séance publique annuelle du 26 novembre 1908.

 

MESSIEURS,

Me souvenant d’une parole célèbre, qui fut jadis prononcée à cette place, j’ai peine à m’empêcher de dire : chaque année, à date fixe, il est un homme qui, pendant quelques jours, éprouve la tentation de maudire la vertu. Cet homme, — dois-je le nommer ? — c’est votre rapporteur, celui que votre choix, ou parfois aussi le destin, a investi du devoir redoutable de moduler quelques variations sur le thème auquel, depuis l’an 1819, se sont essayés tour à tour quatre-vingt-dix prédécesseurs. Si bon nombre de ces derniers ont ressenti sans doute le passager accès d’humeur dont je viens de vous faire l’aveu, la plupart, cependant, l’ont promptement surmonté et ont rempli leur tâche avec une bonne grâce déférente, qu’à récompenser le succès. Quelques autres y ont cédé, dans la mesure qu’admettent le goût et l’équité, et, ne pouvant s’en prendre à la vertu elle-même, qui plane au-dessus des atteintes, ils se sont rabattus sur celui dont le nom en est ici comme le symbole, qui, du moins, est l’initiateur de ce qu’on a appelé le « genre oratoire-vertueux ». Ils ont, d’une main légère, égratigné la renommée de M. de Montyon, et dédoré son auréole.

J’ai été sur le point de suivre cet exemple, et peut-être avais-je pour cela une excuse, ou plutôt une occasion spéciale, que sous m’avez vous-mêmes fournie. Ne venez-vous pas, en effet, de couronner, à cette séance, un spirituel petit volume où la figure du philanthrope n’apparaît pas, à première vue, sous un aspect très sympathique, et d’où l’on tirerait sans grande peine les éléments d’un malicieux portrait ?

Oui, si j’eusse obéi à mon premier mouvement, j’aurais sans doute pu dépendre, avec citations à l’appui, le propriétaire un peu dur, l’homme d’affaires un peu processif, le créancier un peu exact à réclamer son dû, et l’obstiné célibataire dont le souci d’indépendance n’est pas exempt d’un soupçon d’égoïsme. Mais qu’aurais-je démontré par là, sinon cette banale vérité que, chez les plus honnêtes et les plus estimables des hommes, il se mêle toujours quelque alliage au pur métal de la vertu ! Et si M. de Montyon ne mérita peut-être pas tous les prix qu’il a institués, faut-il, en bonne justice, pour de légères faiblesses, oublier toutes les hautes et nobles qualités qu’une étude plus approfondie oblige à reconnaître en lui ? Est-ce un cœur sec et insensible, l’homme qui, au seuil de la vieillesse, fait cet aveu touchant : « Il ne me survient rien d’heureux ou de malheureux, que je ne réfléchisse sur l’impression que l’événement aurait fait sur ma mère » ? Est-il faux et dissimulé, celui qui, dans une lettre à Mme de Staël, peut se rendre ce témoignage : « Depuis l’âge de huit ans, il ne m’est pas arrivé de dire un mot que je ne crusse vrai ! » Et l’on ne saurait davantage traiter d’avare ou de thésauriseur l’ex-émigré qui, en revenant, à Paris, dotait les bureaux de Bienfaisance d’une somme de 65 000 francs, servait au Mont-de-Piété une rente annuelle de 15 000 livres, pour permettre, comme il disait : « aux mères de famille indigentes de dégager les effets d’une valeur inférieure à cinq francs », et accomplissait ces largesses sans bruit, comme en cachette, confirmant par ses actes le mot que, vingt années plus tôt, en refusant l’emploi de garde des Sceau, il adressait à Louis XVI : « Si je puis faire un peu de bien, c’est que je ne suis pas en évidence. » Cette modestie, cette horreur de l’ostentation, il en donnait une preuve nouvelle et singulière en rédigeant son fameux testament, où il évaluait sa fortune à 238 000 livres, tandis qu’une fois réalisée, il se trouva qu’elle approchait du chiffre de sept millions ; l’Académie française, inscrite pour environ un cinquième de ce beau total, hérita donc, par une surprise rare en telle occurrence, d’une somme trente fois plus forte que celle qui, tout d’abord, lui semblait être destinée.

Il est, au reste, en ce même testament, une phrase qui, si .j’en comprends bien le sens, fait plus d’honneur encore à M. de Montyon que toutes les fondations qui ont rendu son nom fameux : « Je demande pardon aux hommes, y lit-on, de ne pas leur avoir fait tout le bien que je pouvais et que, par conséquent, je devais leur faire. » Comment expliquer ce remords sous la plume de celui qui, de son vivant, comme par delà la tombe, n’a guère employé sa fortune qu’à des œuvres de bienfaisance ? C’est que, dans ces instants de lucidité supérieure qui précèdent parfois l’heure suprême, il avait peut-être entrevu que, pour remplir tout son devoir envers les malheureux, n’est pas assez de donner son argent, son temps et sa peine, mais qu’il y faut encore, par un don plus précieux, joindre quelque chose de soi-même, et comme une parcelle de son cœur.

Ce sentiment que je lui attribue est d’autant plus à louer qu’il est plus rare chez ses contemporains. La bienfaisance au XVIIIe siècle, à y regarder d’un peu près, découle en général de deux sources distinctes, l’une instinctive et l’autre raisonnée. Pour la plupart, c’est simple répugnance à voir souffrir les autres, par suite de l’espèce de malaise que cette vue nous inspire et du trouble inconscient qu’elle apporte à notre repos : « Il y a une sorte de honte, disait déjà un philanthrope d’Athènes, à se sentir heureux devant certaines détresses. » Et c’est aussi, pour quelques têtes pensantes, la conception philosophique qui révèle le lien nécessaire de l’intérêt particulier avec l’intérêt général et démontre l’absurdité d’un moi isolé et fermé, d’un moi qui, à lui seul, serait, pour ainsi parler, tout un monde, n’ayant avec autrui nulle solidarité. Bref, on est libéral, altruiste, humanitaire, charitable presque jamais, dans l’ancienne acception du terme, qui, avec la pitié, comporte également de l’amour. Et c’est pourquoi ce temps, où bouillonnent et fermentent tant d’idées généreuses, nous apparaît en son ensemble stérilisé par un vent de sécheresse. Sur cet édifice rectiligne, que des logiciens de bonne foi, faisant table rase du passé, prétendent construire pour y loger une humanité plus heureuse, ne croit pas, au sommet, la petite fleur d’azur qui, pendant tant de siècles, embellit la demeure de tant de pauvres gens, et rendit habitables leurs logis de misère. Reconnaissons, avec Sainte-Beuve, « qu’il manque à toute cette bonté et à cette bienfaisance une certaine flamme céleste, comme il manque à tout cet esprit et à cet art social du XVIIIe siècle une fleur d’imagination et de poésie, un fond de lumière également céleste. Jamais on ne voit dans le lointain le bleu du ciel, ni la clarté des étoiles ! »

Ce n’est certes pas ce reproche que l’on peut adresser à ceux que nous couronnons aujourd’hui. La plupart nés dans l’indigence, et la plupart élevés à l’école du malheur, ils compatissent, pour les avoir senties, aux souffrances qu’ils soulagent ; et l’on ne sait ce qu’il convient d’admirer davantage, de l’héroïsme déploient à se sacrifier pour autrui, ou de la douce bonté et de la pitié tendre qui vivifient leurs belles actions et y ajoutent, souvent à leur insu, un parfum d’idéal.

 

Je n’aurai pas à chercher loin pour trouver mon premier exemple, car c’est une de nos concitoyennes, c’est une fille de Paris qui recueille, cette année, la plus haute récompense donnée à la vertu individuelle ; et jamais 1 500 francs ne furent, à coup sûr, mieux placés. Au cinquième étage d’une maison du quartier de Clignancourt, une lingère, Mlle Anna Puttemans, dirige un petit atelier, qui compte une dizaine d’ouvrières, un atelier où les fauteurs de grève, si éloquents qu’ils fussent, perdraient assurément leurs peines. « Nous ne considérons pas Mlle Anna comme une simple patronne, écrit une de celles qu’elle emploie, mais comme notre plus grande amie. » Elle pourrait même dire comme une mère la plus dévouée et la plus attentive des mères. Je n’entends pas seulement par là qu’elle prodigue à ses ouvrières les soins physiques, l’assistance matérielle, s’installant, quand elles sont malades, des nuits entières à leur chevet, s’ingéniant, aux heures de chômage, à subvenir sur ses maigres ressources aux nécessités du foyer, veillant, pour celles qui sont mères de famille, à la santé, à l’éducation des enfants ; mais, non contente de ces bienfaits, elle s’impose également, à l’égard de son personnel, une sorte de mission morale, un généreux apostolat. Elle console, elle relève, elle encourage, elle fortifie. Avec un tact parfait, une délicatesse infinie, elle guide les consciences défaillantes, elle secourt les âmes en détresse ; et peu à peu, sans pression ni contrainte, par la parole et par l’exemple, elle façonne à sa propre image son petit troupeau féminin, lui apprend la sagesse, l’ordre, l’économie et la résignation. Aussi « les ouvrières de Mlle Anna jouissent-elles dans le quartier d’une réputation exemplaire, d’un prestige singulier, et l’on se dispute celles qui ont passé par cette admirable maison.

Quelle confiance et quel attachement répondent à cette sollicitude, est-il besoin de l’indiquer ? « Ces jeunes filles, assure un témoin, se mettent et restent, dans la main de Mlle Puttemans, parce qu’elles savent qu’elles sont dans son cœur. » Leur chambre de travail est un véritable sanctuaire, où règnent l’affection mutuelle, la paix et l’harmonie, et ceux que préoccupe le grand problème des relations entre patrons et employés peuvent y venir étudier un modèle.

Dirai-je encore que cette laborieuse fille a pris, dans tout le voisinage, le rôle d’une sœur de charité, que ses loisirs se passent à visiter les misérables et à soigner leurs maladies, qu’elle a pendant six mois hébergé sous son toit une pauvre institutrice infirme, qui disait à son heure dernière : « Sans Anna, il y a longtemps que je serais morte : elle a été pour moi une sœur et une mère admirables, et plus encore que cela, un autre moi ! »

Si nous rassemblons tous ces traits, nous conviendrons que M. de Montyon n’a pas si mal rempli son but, en nous mettant à même d’inscrire de tels mérites dans les archives de la vertu française.

 

Voici encore une Parisienne, une petite couturière, une de ces midinettes — pour me servir d’une expression gentiment familière — auxquelles la chronique boulevardière n’attribue trop souvent que les grâces étourdies et les vertus frivoles chères à Mimi Pinson, et dont l’exemple suffirait à faire justice de cette facile légende. « Grande et belle personne », nous dit-on, habile son métier, fille de laborieux artisans. Mlle Célina Leclère, dans sa première jeunesse, avait pu se croire destinée à l’existence heureuse dont elle voyait l’image à son foyer : un ménage, des enfants, un travail rémunérateur. Elle avait dix-sept, ans, quand de multiples catastrophes détruisirent coup sur coup ses honnêtes espérances. Sa mère, modeste marchande de journaux, perd la vue ; son frère aîné, frappé d’hémiplégie, se trouve dans l’incapacité de gagner désormais sa vie ; son père, accablé de ces coups, meurt peu de temps après, la laissant seule pour fournir aux besoins du jeune infirme et de la vieille aveugle. Alors commence pour elle une existence d’abnégation et de sacrifice perpétuel. Renonçant à toute joie, fermant volontairement son cœur aux suggestions de la jeunesse, elle s’adonne à sa tâche avec une ardeur inlassable. Levée tous les jours avant l’aube, elle vaque aux soins du ménage, puis, pour gagner deux francs de plus, elle court porter aux kiosques du quartier les journaux du matin ; de là, elle vole à l’atelier, où elle peine jusqu’au soir, passant parfois la nuit pour avancer l’ouvrage.

Le mauvais sort pourtant ne s’était pas encore lassé. Il lui restait un frère, marié à vingt-deux ans, veuf de bonne heure, père de deux jeunes garçons ; il est atteint du même mal que sa mère, le décollement de la rétine ; et voici que l’un des enfants, dans sa douzième année, menacé lui aussi du terrible fléau, se prépare dès maintenant, avec une résignation émouvante, à suivre ses deux ascendants dans la longue route noire sans issue : « Tante Célina, dit-il parfois à Mlle Leclère, laisse-moi m’habituer : regarde, voilà comme je ferai quand je serai aveugle. » Et fermant les paupières, l’enfant essaie de se conduire dans les ténèbres redoutables dont il sait que bientôt il ne sortira plus.

Mlle Célina Leclère est la providence ici-bas de tous ces malheureux. Toujours souriante, relevant les courages par sa robuste et saine gaieté, elle n’a d’autre inquiétude que de ne pouvoir, comme elle dit, « en faire autant qu’elle le voudrait ». — « Ce n’est pas paresse, explique-t-elle, mais je suis si dérangée par mes pauvres aveugles ! » Par quel prodige, journellement renouvelé, d’activité, d’économie, vient-elle à bout de son héroïque entreprise, c’est son secret, que je veux respecter. En récompensant cette vertu, nous avons la joie d’apporter un peu d’aisance dans ce misérable foyer, un léger soulagement au labeur acharné de l’une, un rayon de soleil dans la nuit désolée des autres.

 

De toutes les arrières hasardeuses qu’un père de famille prévoyant doit conseiller à son fils, la plus remplie, d’écueils, la plus féconde en déceptions, est certainement la carrière d’inventeur. S’user en vains efforts pour réaliser son idée, se heurter à chaque pas à la routine ou à la malveillance, croire vingt fois arriver au but et faire naufrage au port, et, le lendemain même du succès, se voir frustré du produit de ses veilles par un plus avisé ou plus pratique que soi, telle est, depuis Christophe Colomb, l’histoire de tant de gens que possède le génie fatal des découvertes. Et passe encore pour le chercheur lui-même. Il marche dans son rêve, l’œil fixé sur son idéal, soutenu par son tenace espoir, et, quand il meurt à l’hôpital, il tombe comme un soldat frappé au matin d’une victoire. Les plus à plaindre sont les siens, qui pâtissent de tous ses déboires sans partager ses illusions. Et c’est pourquoi je viens appeler votre pitié et votre sympathie sur les deux pauvres filles de M. Muiron d’Arcenant, descendant du Muiron qui se fit tuer au pont d’Arcole en couvrant de son corps le général en chef de l’armée d’Italie, inventeur, pour son compte, d’armes perfectionnées, ingénieuses, paraît-il, et d’une précision surprenante, mais dont le plus clair résultat fut d’engloutir toutes ses ressources et de réduire sa femme et ses enfants à la plus noire misère.

En 1896, après bien des vicissitudes, le père, atteint d’un mal incurable, doit renoncer à tout travail ; la mère, soucieuse de n’être plus à charge aux siens, entre comme employée dans la clinique du docteur Béni-Barde. Pour soutenir l’inventeur ruiné et lui fournir les médicaments nécessaires, il reste deux filles maladives, n’ayant jamais appris de métier lucratif, sourdes, de plus, à la suite de fièvres malignes contractées dès l’enfance à Saint-Louis du Sénégal. Elles luttent depuis ce temps, avec un rare courage, pour remplir leur devoir filial : l’une travaille pour un tapissier ; la seconde peint des éventails, colorie des cartes postales ; et avec le gain dérisoire de ces menus ouvrages, elles ont trouvé moyen, en se privant elles-mêmes de tout, de prolonger pendant six ans l’existence de leur père. Il succombe enfin à son mal, et c’est alors leur mère qui, épuisée, doit abandonner son emploi et tombe à son tour à leur charge. Les tapisseries et les cartes postales n’étant que d’un faible rapport, pressées par le besoin, elles se souviennent qu’elles sont filles d’inventeur : mais leur ambition, plus modeste, ne vise point à la gloire ; avec quelques déchets de drap et une poignée d’étoupe, elles ont imaginé de fabriquer de petits animaux, des éléphants, des canards, des lapins, qu’elles vendent soit comme jouets, soit comme pelotes. Cet humble commerce prospère dans une certaine mesure : le canard est stagnant et l’éléphant est calme, mais le lapin marche d’assez bon train. Elles en ont jusqu’ici placé plus de cinq cents, cinq cents lapins à vingt sous pièce, ce qui, sans approcher des « trois mille livres de rente » que promet une brochure célèbre, n’est cependant pas négligeable. Les mille francs que l’Académie alloue aux fabricantes équivaudront donc à la vente d’un nombre égal de ces rongeurs.

 

Après les vertus parisiennes, voici maintenant une vertu de banlieue, qui ne le cède en rien aux autres. Boulevard Victor-Hugo, à Saint-Ouen, au numéro 158, est une maison dont l’aspect extérieur n’indique pas que ses habitants vivent dans le faste et l’opulence, et l’apparence n’est pas trompeuse. Mme Armand Scholliers, âgée de 66 ans aujourd’hui, est concierge de cet immeuble, aux appointements de cent francs par an. On sait quel rôle prépondérant est celui du concierge dans l’existence des pauvres gens, quelle importance revêtent son estime, son dédain, sa faveur, son inimitié, quelles angoisses éveille son approche à l’heure redoutable du terme, et combien aussi, trop souvent, les sentiments qui lui sont voués se confondent avec ceux qu’inspire l’être inconnu, le tout-puissant despote, qui s’appelle le Propriétaire. Les heureux locataires de l’excellente Mme Scholliers ignorent ces troubles, ces terreurs et les rancunes qui en sont la suite ordinaire : la lettre collective qu’ils adressent à l’Académie pour recommander cette concierge modèle — lettre qu’ont confirmée d’irrécusables témoignages — nous fait connaitre les raisons de leur félicité comme de leur gratitude.

Sa bonté, nous disent-ils, est proverbiale dans la maison : les mères qui travaillent au dehors lui remettent leurs enfants en garde, les femmes en couches réclament les secours de son expérience, les malades ne veulent que ses soins ; et jamais cette confiance ne s’est trouvée déçue. Tous ces services, bien entendu, sont rendus gratuitement et, par pure obligeance. Bienfait plus rare encore, elle aide fréquemment de sa bourse les locataires nécessiteux ; on l’a même vue parfois avancer de sa poche le loyer au propriétaire ; il lui est dû, de ce chef, trois cents francs, sur la rentrée desquels il serait peu sage de compter. Sa compassion rayonne d’ailleurs sur tout le voisinage : elle a soigné pendant de longues années et fait vivre de ses deniers un vieillard presque fou, d’une saleté repoussante, vivant au fond d’une cave, connu dans h quartier sous le nom de « l’Ermite de Saint-Ouen », et que nul ne voulait ou n’osait approcher ; elle a recueilli dans la rue et pris seule à sa charge trois enfants orphelins, jusqu’au moment où ils ont trouvé un abri. Bref, conclut le mémoire où je puise ces détails, « la maison du 158, boulevard Victor-Hugo, à Saint-Ouen, a depuis treize ans pour concierge un. Ange » ! Je me garderais d’affaiblir par un commentaire superflu ce glorieux qualificatif.

 

Un ange aussi, cette Marie Le Breton, dont je voudrais vous raconter l’histoire, un ange à sa manière, qui semble être la manière forte. En 1861, à Moréac, petit village du Morbihan, un fermier, Joachim Padrun, perdait sa femme et demeurait avec trois enfants en bas âge. Le désastre était grand : brave homme, mais si l’on croit la chronique du pays, un peu flâneur, un peu buveur, un peu désordonné, le veuf paraissait hors d’état de se tirer d’affaire. Le propriétaire de la terre, inquiet pour son loyer, songeait déjà à lui donner congé, mais il fut promptement rassuré. Padrun avait, en effet, pour servante une pauvre fille d’un bourg voisin, en place depuis l’âge de sept ans, successivement, dit le mémoire, « bergère, petite bonne, puis grande bonne », d’ailleurs complètement illettrée, mais douée d’une tête solide et d’une âme héroïque. Auprès de ce veuf encore vert, la position, pour une fille de vingt ans, ne laissait pas d’être un peu délicate. Marie s’en fut à Vannes, se fit recevoir d’un tiers-ordre, prononça les trois vœux de chasteté, de pauvreté, d’obéissance (de ce dernier vœu, à vrai dire, elle n’eut pas à faire grand usage), puis, tranquille, désormais, elle se mit bravement à la tâche.

Le premier soin qu’elle s’imposa fut de veiller au paiement exact de la ferme. Padrun jusqu’à présent n’en avait guère souci, s’attardant plus que de raison dans les cabarets du village, faisant volontiers brèche dans le prix de vente du bétail. Il fallut changer de méthode. À chaque faute du patron, les semonces de Marie, ses hardies algarades, son exemple surtout, et l’activité merveilleuse de la petite servante, faisaient rentrer le coupable en lui-même, lui inspiraient un repentir fécond en bonnes résolutions. Après quelques années, il prit le sage parti de lui confier les cordons de la bourse ; ce fut elle qui toucha l’argent, qui solda les dépenses, qui plaça les économies, ne remettant à son patron qu’une faible somme pour ses menus plaisirs, c’est-à-dire pour un verre de cidre, car Marie Le Breton n’admettait pas l’alcool et valait, à elle seule, une ligue de tempérance. Son simple cœur était gonflé de joie lorsque, le jour de l’échéance, ayant parfois pris sur ses gages pour compléter la somme, elle allait porter le loyer au propriétaire de la terre : « Maintenant, lui disait-elle, invitez mon maître à dîner quand bon vous semblera. »

La ferme de Padrun, devint à ce régime, le modèle du pays, propre, nette, bien tenue, et recherchée par les meilleurs ouvriers de l’endroit, certains d’y recevoir bon salaire et bonne nourriture. Seuls n’y eussent pas trouvé leur compte les ivrognes et les paresseux. Marie, sur ce chapitre était impitoyable ; quand elle jugeait qu’on avait assez bu, elle confisquait prestement les bouteilles. Elle ne tolérait pas non plus la flânerie, les coudes sur la table. Certain jour de battage du blé. — jour solennel, ainsi qu’on sait, pour les travailleurs de la terre, — comme les domestiques de la ferme, l’heure du repos passée, s’attardaient à fumer leurs pipes, écoutant les histoires du patron, Marie Le Breton. — sans mot dire, par respect pour son maître, — se leva, prit un lourd fléau et, d’une poigne solide, commença de battre le blé avec une telle vigueur, que les hommes, tout honteux, courent vivement à leur besogne.

Entre-temps, elle trouvait moyen d’élever les trois enfants du veuf, les soignant dans leurs maladies, traçant pour eux un règlement de vie qu’il fallait suivre coûte que coûte, les envoyant régulièrement en classe, les formant à tous les travaux des champs et du ménage, et s’acquérant par sa bonté de tels droits sur leur cœur que, le père mort, ils ne voulurent jamais céder un tel trésor à d’autres, et qu’elle est encore aujourd’hui, après cinquante ans écoulés, au service de la même famille.

Si les maîtres n’ont pas changé, les gages aussi sont demeurés les mêmes : ils sont de soixante francs par an, et pas toujours exactement versés. Sur ce salaire infime, chose incroyable, elle fait des charités. Elle a élevé une petite orpheline, a payé son apprentissage et l’a mise en état de gagner décemment sa vie ; elle a soigné et pourvu d’aliments un vieux mendiant aveugle, couvert d’infirmités ; enfin, dans le village, elle a pris une spécialité : laver le linge des pauvres, — une spécialité dont ceux-là qui connaissent la Bretagne peuvent seuls apprécier le mérite !

Pour toute cette vie de dévouement, Marie Le Breton, l’an dernier, au comice agricole, a reçu la médaille qu’on décerne aux anciens et fidèles serviteurs. À cette distinction bien gagnée personne ne s’étonnera, je pense, que nous ayons voulu ajouter notre obole.

 

Il est, Messieurs, dans votre séance annuelle, une tradition presque constante, qu’impose le retour des mêmes faits. Le rapporteur, récapitulant ses dossiers, constate l’immense avantage numérique de la vertu des femmes sur celle du sexe auquel il appartient et s’incline avec modestie devant cette supériorité. Il fait remarquer également que la vertu chez l’homme, — car enfin il s’en trouve parfois, — se présente d’ordinaire sous une forme spéciale et très digne d’admiration : aux femmes, les vertus familiales, les dévouements domestiques, la longue pratique du renoncement ; aux hommes, les actes de courage, les gestes héroïques, les sauvetages opérés au péril de la vie. Sans nier l’exactitude de cette observation, il me faut reconnaître que, même sur ce dernier terrain, nous rencontrons une rivalité redoutable et que les sauveteurs en jupons font, cette année, une sérieuse concurrence aux autres. C’est une victoire du féminisme dont nous aurions, d’ailleurs, mauvaise grâce à nous plaindre.

Parmi les exemples nombreux que j’en pourrais citer, je retiendrai seulement le cas de Mlle Victoire Durand, successivement bergère, ouvrière de fabrique et servante de curé, et, sous ces différents aspects, coutumière d’actes de vaillance qui lui ont fait, partout où on l’a vue à l’œuvre, une réputation légendaire. Elle débute, à l’âge de onze ans, en retirant des flammes une fillette au berceau ; à quinze ans, elle sauve une de ses compagnes prise dans l’engrenage d’un moulin ; trois ans plus tard, dans la traversée d’une rivière, elle tire d’affaire, en des circonstances effrayantes, cinq passagers en danger de naufrage ; ce sont ensuite plusieurs camarades d’atelier qu’elle arrache, coup sur coup, avec un sang-froid et une adresse extraordinaires, à la mortelle étreinte de machines un mouvement. Et chaque fois elle expose sa vie avec une candeur spontanée, une simplicité d’âme, qui la font s’étonner grandement de recevoir des félicitations pour des actions si naturelles. L’existence de Victoire Durand n’étant d’ailleurs qu’une suite de sacrifices, de labeurs désintéressés et de charités admirables, l’Académie s’est bien gardée de marchander une récompense à qui ne marchanda jamais ni son dévouement, ni sa peine.

Jean Saubusse, journalier l’hiver, baigneu l’été sur les plages du Sud-Ouest, est le type classique du sauveteur. À Royan et à Arcachon, sur d’autres points encore de notre littoral, il a maintes fois disputé la mort des hommes, des femmes et des enfants, disparus sous les flots perfides. Il a reçu, pour ces exploits, sept médailles de sauvetage, et il est, dit-on, proposé pour la Légion d’honneur. Mais la gloire, comme on sait, ne nourrit pas son homme. Jean Saubusse est vieux aujourd’hui, et il a une nombreuse famille, partant de lourdes charges. À son actif, il compte ses trente et un sauvetages et le mérite, qui n’est pas mince, d’avoir eu douze enfants. C’est donc, si je sais bien compter, quarante-trois enfants dont il enrichi le sol de sa patrie : et ce n’est pas trop de mille francs pour honorer ce beau total.

 

Par les récits qu’on vient d’entendre et que je multiplierais sans peine, on voit est toujours chez nous des cœurs vaillants et des âmes d’une belle trempe, et qu’il serait aisé d’ajouter un second volume au livre de Maxime Ducamp sur La Vertu en France. Encore n’ai-je loué jusqu’à présent que la vertu individuelle, tandis qu’il est, en outre, une forme de vertu que l’esprit d’association développe chaque année davantage, et que l’on peut appeler la vertu collective. La bienfaisance pratiquée en commun n’est pas moins méritoire que l’autre et, s’exerçant sur un terrain plus vaste, est plus féconde en résultats. C’est donc avec raison que, depuis d’assez longues années, l’Académie a pour système de réserver ses plus hautes récompenses aux groupements spontanés qui, sous des noms variés, avec des tendances différentes, sont unis par la charité et l’amour du prochain, et constituent les divers bataillons de l’intrépide armée du bien.

Une somme de 8 000 francs, le plus gros prix décerné cette année, va aux Œuvres de mer, dont le titre, un peu large, ne s’applique en réalité qu’à l’assistance donnée aux pêcheurs d’Islande et de Terre-Neuve. Les confrères de M. Pierre Loti ne pouvaient, convenons-en, manquer d’accueillir une telle œuvre arec une spéciale sympathie ; mais il est encore à leur vote d’autres raisons, plus étrangères à la littérature. Quinze mille hommes chaque année, rudes matelots de Bretagne ou de Normandie, passent six mois dans ces mers lointaines. Ce qu’est leur existence pendant ce long exil, on ose à peine l’imaginer. Mal nourris, entassés dans des cabines étroites, tour à tour trempés par les laines et coupés par la bise glacée, sans nouvelles, sans secours, sans consolations d’aucun genre, — sauf celles que procure l’alcool, — « à ce métier, disait l’un d’eux, on devient vite des bêtes sauvages ». En cas de maladie ou, chose plus fréquente, de blessure, la nature seule agit ; les soins, il n’y faut point compter. Le coffre à médicaments, souvent à peu près vide, est relégué parmi les détritus, dans des coins innommables ; il sert, dans certaines barques, de couchette pour le chien. Comme médecin, le patron du bord, dont on devine la compétence. L’un d’eux, sur la main d’un matelot blessé, appliquait des compresses de phénol presque pur, d’où, — je cite l’expression du rapport médical, — « une gangrène phéniquée superbe ». On a découvert récemment, sur l’un de ces bateaux, un malheureux typhique, consumé par une fièvre de quarante et un degrés, et qui continuait sa besogne. Porté à bord du navire-hôpital, il pleura de bonheur à se sentir dans un lit aux draps blancs ; c’était la première fois qu’il quittait ses vêtements depuis le jour de son départ de France.

Ce navire-hôpital, c’est la création essentielle de l’œuvre dont je parle, et comme sa première raison d’être. Un navire de 600 tonneaux, le Saint-François-d’Assise, avec médecins, sœurs infirmières, aumônier, secours de tous genres, sillonne continuellement, pendant toute la saison de pêche, les mers d’Islande et de Terre-Neuve. Quelle joie cause son apparition, je renonce à le décrire ; car il n’apporte pas seulement l’assistance matérielle, mais aussi les nouvelles et les lettres de France. C’est la patrie, c’est la famille, dont on entend de loin l’écho ; c’est comme le lien qui se renoue entre l’exilé et les siens. Aussi une pauvre femme, écrivant à son fils, mousse sur un des bateaux de pêche, libellait-elle ainsi l’adresse : « Aux bons soins de l’œuvre des Mères »

Le complément du navire-hôpital, ce sont les « maisons de famille » que la même œuvre a instituées dans les ports de débarquement de ces lointains parages. À qui douterait de leur utilité et ignorerait ce qu’est, pour le pêcheur, faute d’un refuge de cette espèce, l’emploi le plus fréquent de son séjour à terre, il suffirait de mettre sous les yeux les chiffres que voici : d’après un récent calcul, la station maritime de Saint-Pierre-et-Miquelon a reçu, pour un seul semestre, un envoi comprenant 35 400 litres d’absinthe, 102 000 litres de rhum et d’eau-de-vie, 521 caisses de vermouth, sans compter les autres liqueurs ; bref, écrit un médecin, « de quoi alimenter un volcan et faire sauter une ville ! »

Pour les sauver de ce péril, la maison de famille offre gratuitement aux matelots un abri confortable, des distractions honnêtes, livres, journaux, spectacles, phonographe. Les seules boissons admises sont le coco pour les gens bien portants, et pour les enrhumés l’infusion chaude d’eucalyptus. L’an dernier, mon prédécesseur, à propos d’une œuvre analogue, a pittoresquement décrit le succès qu’obtiennent ces tisanes auprès de deux loups de mer, qu’on aurait pu croire insensibles à leur charme innocent. Il en est de même à Saint-Pierre. La consommation quotidienne de ces vertueuses boissons y dépasse souvent l’hectolitre. Il ne faut donc pas s’étonner si les maisons de famille n’ont rencontré jusqu’à présent d’hostilité que chez les liquoristes.

Leurs organisateurs n’ont cure de ces malédictions. Aux oreilles des apôtres de la tempérance, les invectives du cabaretier ne sont-elles pas la plus suave des musiques !

En l’espace de dix ans, de 1897 à 1907, les navires-hôpitaux ont communiqué avec 6 585 barques de pêche, fourni 12 076 journées d’hôpital, procuré des médicaments à 1 001 navires, distribué 212 000 lettres ; les maisons de famille ont, dans la même période, reçu près de 400 000 visites. Quelle éloquence pourrait lutter avec cette simple statistique ?

 

Pour trouver des abandonnés, il n’est pas toujours nécessaire de chercher, aux confins du monde civilisé, des navires perdus dans la brume ou des îlots glacés battus par l’océan Arctique. En plein cœur de la France, il est encore des régions à demi-sauvages où vivent, dans des taudis infects, pêle-mêle avec leurs animaux, des populations délaissées, dénuées de tout secours, séparées, croirait-on, par une barrière infranchissable, de la société raffinée dont le luxe s’étale à quelques lieues de cette détresse. Telles sont certaines parties l’Auvergne, où je voudrais vous conduire un moment, pour vous montrer aux bords des abîmes de misère, les merveilles de la charité.

En l’an 1856, deux pauvres filles de la commune de Loubeyrat, dans le Puy-de-Dôme, instituèrent, sous le nom de « Petites sœurs infirmières des campagnes », une sorte de communauté rustique, dont le but principal est de soigner à domicile les malades indigents, perdus dans les lointains villages et privés trop souvent des soins les plus élémentaires. Elles sont aujourd’hui 128, uniquement recrutées parmi les filles des champs, et elles ont peine à suffire à la tâche, car, dans ces contrées primitives, où l’hygiène est un mot vide de sens, le typhus, la variole, règnent presque en permanence. Des hameaux les plus éloignés, on les appelle à l’aide. Elles partent sur-le-champ, par groupe de deux ou trois, portant sur l’épaule un bâton d’où pendent leurs pauvres hardes et une grosse tourte de pain bis, et, chantant des cantiques ou disant leur chapelet, pareilles aux premiers compagnons de saint François d’Assise, elles vont, sous la pluie ou la neige, par des chemins épouvantables, à leur rude et sublime besogne. De ceux qu’elles sont allés chercher, elles partagent la misère ; même nourriture et même abri. Quand le logis est plein, il leur reste l’étable ; l’une d’elles, ces temps derniers, passait seize nuits dans un tombereau, sur un lit de feuilles sèches, et s’en félicitait comme d’une rare bonne fortune : « J’étais si tranquille, disait- elle. Je ne risquais pas de tomber. »

Quand la maladie se prolonge, elles suppléent dans leur tâche ceux qu’ont trahi leurs forces. Elles font le pain, trempent la soupe, bercent les enfants, portent la parure aux bestiaux, manient la scie ou la hache, tour à tour boulangères, vachères, bucheronnes et bonnes d’enfants. On en a vu tenir boutique de mercerie ou d’épicerie. Une autre, encore plus brave, s’installait an comptoir d’un cabaret de village et versait à boire aux pratiques.

Mais c’est dans les épidémies qu’éclate surtout leur héroïsme. Les exemples abondent, de familles, de hameaux décimés par la variole noire, dont personne n’osait approcher, sauf les sœurs infirmières. Nul mal ne les effraie ; nulle besogne ne les rebute. Elles soignent les vivants et ensevelissent les morts. Quand l’une d’elles tombe sur l’obscur champ de bataille, une autre la remplace avec la même simple intrépidité. À ce métier, les rangs s’éclaircissent vite ; bien rares sont celles qui atteignent la soixantaine ; la grande majorité meurt avant quarante ans.

Ai-je dit que, pour ce dur labeur, il n’est jamais réclamé de salaire ? Lorsqu’on a eu affaire à des gens généreux, un sac de choux, un boisseau de pommes de terre, enrichissent la communauté. Il est aussi parfois des bénéfices d’un autre genre : naguère une sœur regagnait son couvent, après avoir enseveli une mendiante, mère d’un enfant au berceau ; elle va trouver la supérieure, et lui tendant son tablier : « Ma mère, dit-elle, voilà ce que je vous apporte ! » C’était le nouveau-né, qui n’avait qu’un souffle de vie. On fit accueil à cet hôte de rencontre et, jusqu’à l’âge de quatorze ans, il fut le benjamin de la communauté. Une récompense plus appréciable, c’est la reconnaissance, l’affection, le respect, qui, dans toute la région, entourent un dévouement si rare. Combien de fois, par les routes solitaires, croisées par quelques-uns de ces ombrageux citoyens que l’aspect d’une cornette enflamme d’un inexplicable courroux, ont-elles vu brusquement l’insulte et la raillerie expirer sur les lèvres : « Ah ! non, ce sont les petites sœurs ! » Et, soudain pacifié, le passant s’éloignait en ôtant sa casquette.

Aussi, dès que le bruit courut que, pour la première fois depuis leur fondation, une récompense publique était sollicitée pour les gardes-malades des pauvres, ce fut, dans le pays, comme une traînée de poudre. Une avalanche épistolaire s’abattit sur l’Académie : médecins, conseillers généraux, maires, curés, paysans, réactionnaires ou radicaux, tous confondus et réconciliés pour une femme, relatèrent les beaux traits dont ils avaient été témoins, plaidèrent la cause de leurs humbles clientes, et la plaidèrent avec succès. Cette correspondance dure encore : ces temps derniers, une lettre m’informait que la somme attribuée par nous aux sœurs de Loubeyrat a déjà reçu son emploi : avec nos 5 000 francs, elles ont d’abord fait construire une étable ; sur le surplus, elles ont acheté deux ânes. Me sera-t-il permis d’exprimer timidement le vœu que ces laborieuses auxiliaires évoquent parfois, dans l’âme de ces pieuses filles, le souvenir de leurs donateurs ?

Une somme pareille, et non moins bien placée, a honoré, ce même coin de France, le dévouement des sœurs franciscaines de Royat. Celles-ci se sont donné spécialement pour mission d’élever, de préserver les enfants incurables, les faibles de corps et d’esprit, les malheureux « idiots-infirmes », qui, trop souvent, objets d’humiliation pour ceux qui les ont mis au monde, végètent à l’abandon, jouets et souffre-douleurs des vauriens de village. Quatre-vingt-dix ou cent de ces déshérités sont annuellement arrachés de la sorte à la misère, à la dégradation, plus affreuses que la mort. Pour subvenir à cette tache rebutante, les modestes sœurs de Royat ne possèdent de ressources que le produit des quêtes à domicile, les cadeaux en nature provenant des restes des marchés et du superflu des cuisines. Nos 5 000 francs seront, à leurs yeux éblouis, un fabuleux Pactole dont elles n’ont jamais eu l’idée.

 

Il faut clore ici ce chapitre du livre dor de la vertu ; non que la matière fasse défaut, car, Dieu merci, la liste est longue des belles actions récompensées cette année par l’Académie : au total, 116 lauréats, comme en fait foi la notice qu’ont reçue en entrant les membres de cette assemblée. Mais si le Bien se présente, comme le Beau, sous des aspects d’une diversité infinie, il n’en est pas de même de ceux qui le pratiquent ; le type de l’homme vertueux, moins varié que le type contraire, est exposé par suite à lasser plus vite l’auditoire, j’en atteste ici l’expérience des dramaturges mes confrères. Pourtant, avant de fermer mes dossiers, je voudrais vous faire part d’une remarque qui m’a frappé et qui trouble un peu ma conscience. La plupart des mémoires où se trouvent rapportés les faits qui ont défrayé mon récit se terminent par cette assertion, qui se répète comme un refrain : le héros de l’histoire craint, par-dessus toute chose, que l’on fasse du bruit sur son nom, et renoncerait plutôt au prix, s’il pensait qu’on dût publiquement proclamer ses mérites. Je crois ce sentiment sincère, et si jamais — ce dont je doute, car ils ont mieux à faire — quelques-uns de nos lauréats jetaient les yeux sur ce rapport, j’aurais l’amer chagrin d’avoir contristé leurs âmes pures.

Je me reprocherais, cependant plus encore d’avoir respecté leurs scrupules, car, en même temps, Messieurs, que je me conformais à vos excellentes traditions, je déferais au vœu pressant de celui dont j’ai tout à l’heure rappelé l’illustre mémoire. Relisons, pour nous en convaincre, les lignes où M. de Montyon a le plus formellement exprimé sa pensée ; j’entends par là la première note, datée de 1782, adressée à l’Académie : « Si les mœurs, écrit-il, étaient plus pures et les âmes plus élevées, la satisfaction intérieure d’avoir fait le bien serait un salaire suffisant du sacrifice qu’exige la vertu ; mais, pour la plupart des hommes, il faut un autre prix, il faut qu’une action louable soit louée. Touché de cette vérité, un citoyen prie l’Académie française d’agréer la fondation d’un prix, dont voici l’objet et les conditions... » Et l’article premier des susdites conditions est ainsi libellé : « L’Académie française fera tous les ans, dans une de ses assemblées publiques, lecture d’un discours qui contiendra l’éloge d’un acte de vertu. » Rapprochés l’un de l’autre, ces textes sont limpides : aux yeux de M. de Montyon, le discours est la grande affaire ; pour encourager la vertu, il compte moins sur l’argent que sur l’appât des louanges ; les prix ne sont, pour ainsi dire, que le prétexte de l’éloge ; et cet éloge, afin de mieux souligner l’intention, c’est à l’Académie française qu’il en remet le soin, croyant, souvent avec raison — et quelquefois à tort, je le sens, hélas ! aujourd’hui — trouver dans cette désignation une sûre garantie d’éloquence.

Cette conception, pour le dire en passant, est bien celle des hommes de son siècle. En aucun temps, on ne crut davantage à l’action directe des mots, à la puissance magique du verbe. Étrange époque, en vérité, où le plus complet scepticisme s’allie parfois arec la plus touchante candeur, où ceux qui doutent de tout s’imaginent de bonne foi qu’il suffit d’un discours pour transformer la face du monde. Pour nous, leurs descendants, qui, blasés par l’abus des phrases, inclinons vers l’excès contraire, l’espérance généreuse de M. de Montyon nous semble peut-être un peu vaine. Il est, en tout cas, hors de doute que ceux sur lesquels tombe la manne académique n’ont pas plus escompté ni ambitionné nos éloges, que la modeste somme dont nous soulageons leur misère. Je n’oserais toutefois affirmer que le célèbre testateur se soit, autant qu’on l’a bien voulu dire, mépris dans son calcul. Cet effort littéraire et ce solennel appareil, renouvelés d’année en année, s’ils restent sans action sur les individus, peuvent frapper, à la longue, l’imagination populaire, créer dans le public comme un courant d’admiration pour des actes qui, sans cela, seraient restés dans l’ombre. La bonté héroïque, l’abnégation sublime, ces vertus surhumaines qui nous apparaissent dans une brume un peu vague et sous l’aspect d’un lointain idéal, se matérialisent sous nos yeux. Nous voyons que ces choses existent, tout près de nous, à portée de la main, chez des êtres obscurs que nous coudoyons chaque matin ; et qui sait si cette vue ne détermine pas chez certains une émulation féconde ? La contagion du bien n’est-elle pas, à tout prendre, aussi réelle que celle du mal ? À l’effrayante excitation au vice qui s’étale publiquement avec une audace effrontée, l’Académie française, grâce à l’initiative de M. de Montyon, oppose, dans sa séance annuelle, l’excitation à la vertu.