Discours du président des cinq Académies 1907

Le 25 octobre 1907

Étienne LAMY

DISCOURS

DE

M. ÉTIENNE LAMY

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
PRÉSIDENT DES CINQ ACADÉMIES

Lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies
du samedi 25 octobre 1907.

 

MESSIEURS,

Le 25 octobre est la fête de notre résurrection. Les Académies, sous prétexte qu’elles offensaient l’égalité, disparurent en 1793. Deux ans plus tard, la terrible Assemblée qui avait passé sa vie à tuer mourait à son tour : elle connut alors pour la première fois le regret d’avoir trop détruit, et goûta le plaisir nouveau de rendre l’existence à quelques victimes. Le 25 octobre, veille de sa fin, la Convention restaura les Académies en fondant l’institut de France. Même alors elle n’avoua pas s’être trompée ni contredite, et voulut non rétablir mais transformer ce qui renaissait.

Sur le sol de la vieille France, presque toutes les institutions semblaient moins construites selon un plan d’architecte que poussées par une fécondité naturelle. Non fondées mais essayées d’abord, inaperçues à leur origine, modestes en leurs débuts, peu à peu grandies par des accroissements auxquels la force des choses avait travaillé et que personne n’avait prévus, elles recevaient enfin, quand étaient formée leur structure et certaine leur utilité, un suprême achèvement : l’État s’occupait d’elles le dernier, pour les faire siennes. Il n’en fut pas autrement des Académies. Chacune d’elles avait été d’abord une Compagnie toute privée, où se groupait, pour le plaisir et pour le profit de ces rapports, une élite de Français occupés aux mêmes travaux. Elles étaient devenues royales à des dates différentes et sans qu’un lien apparent les rattachât les unes aux autres. Est-ce à dire qu’elles se tinssent pour étrangères ? Il parut bien que non en 1793. Si alors le grief d’aristocratie s’étendait sur toutes, un privilège de popularité distinguait l’Académie des Sciences. Les services rendus par elle à nos armées, le goût du temps pour les vérités démontrables, les progrès de la chimie naissante défendaient nos savants. Leur Académie fut informée que, malgré une proscription nominale, elle ne perdait, ni sa vie ni son budget. Or, elle refusa d’être épargnée seule, et par ce sacrifice, alors courageux, prouva mieux que par des paroles sa foi à la solidarité entre tous les serviteurs de l’esprit humain.

À cette solidarité manquaient seulement les formules solennelles sans lesquelles la Révolution ne tenait pas les choses pour créées, et l’initiative de l’État sans lequel le droit nouveau n’estimait rien légitime, et le symbole extérieur qui rendît l’union sensible à tous. C’est ce qui fut ajouté par l’acte du 25 octobre 1795. Il compléta l’œuvre de l’ancien régime et mit à la mode du jour une idée noble et vraie, lorsqu’appelant les plus illustres serviteurs des lettres, des sciences et des arts reformer leurs compagnies, il fit d’elles un seul corps voué à « l’utilité générale et à la gloire de la République ».

Depuis lors, les Académies ont tenu à honneur de conserver et leurs activités distinctes et cette vie commune. L’Institut assemble en une parenté tous ses membres qui, séparés par les travaux et contemporains par l’âge, explorent les diverses routes de l’intelligence, et il perpétue cette parenté entre les générations successives d’artistes, de lettrés, de savants, où les aînés préparent le mérite de leurs successeurs. Voilà pourquoi, à chaque retour du 25 octobre, toutes les Académies, par la voix d’un des leurs, donnent à l’Institut comme les dernières nouvelles de leur activité, et pourquoi, dans cette réunion, les premières paroles sont pour la mort et apportent l’hommage de ceux qui restent à ceux qui ont disparu.

Presque jamais l’Institut n’aura dit cet adieu à tant des siens que cette année. L’Académie des Beaux-Arts, seule heureuse, n’a perdu aucun de ses membres.

L’Académie des Inscriptions regrette M. lair. Il laisse une belle œuvre d’historien, sa Louise de Lavallière. Pour être lu beaucoup et longtemps, le plus sûr est de raconter aux cœurs les souffrances du cœur. Mais il ne les a pas dites avec cette sensibilité malsaine qui sacrifie aux droits de la passion les droits du devoir. Dans l’aventure d’une jeune fille et d’un jeune roi, M. Lair a vu et fait voir la corruption d’une cour. Il montre les plus grands seigneurs et les plus honnêtes dames, comme eût dit Brantôme, empressés au plus vilain métier, impatients de se rendre utiles aux désordres du maître, et le prince poussé par tous vers l’occasion, qui celle-là avait de fort beaux cheveux. Plus qu’au séducteur et à la passionnée, M. Lair est sévère à ces complices. Et de toutes les personnes mêlées à ce roman, une seule, la femme séduite, apparaît digne de pitié, d’estime et de respect, parce que son amour illégitime fut désintéressé, constant, unique, et surtout pour avoir, délaissée et pénitente, pleuré moins le bonheur perdu que la faute commise.

L’histoire encore, et la plus grave, celle du droit et de la civilisation, était représentée avec éclat, dans l’Académie des Sciences morales et politiques, par M. Glasson et par M. Guiraud. Professeur et longtemps doyen de l’École de droit de Paris. M. Glasson était un de ceux qui se reposent d’enseigner par la chaire en enseignant par la plume, et morts parlent encore par leurs livres. Pénétrer et comparer les institutions civiles et, politiques de l’Angleterre et de la France a été la grande œuvre de ce juriste. En six volumes, il avait achevé son travail sur l’Angleterre. En huit autres, il n’avait encore examiné que les institutions de notre moyen âge. Le sillon reste inachevé, il fut continu et profond. M. Guiraud, formé par Fustel de Coulanges, perpétuait les dons et la méthode du maître, dans de vastes synthèses sur la société antique de la Grèce et de Rome. Nombre d’auteurs ont trop simplifié l’histoire, comme si toute la vie des troupeaux était celle des bergers. M. Guiraud étudiait la société entière, l’action des infiniment petits dans la structure des grandes choses et la part des intérêts matériels dans la fortune des idées.

Si les cinq hommes que l’Académie des Sciences avait fait siens, et que la mort lui a pris cette année, reçoivent ici peu de paroles, la faute n’est pas à leurs œuvres. Un de mes prédécesseurs, Sorel, rappelant en un pareil jour les deuils de l’Institut, disait, quand il en vint à l’Académie des Sciences : « Je m’arrête à ce seuil redoutable, le seul endroit peut-être où l’on ne puisse impunément parler par à peu près des choses qu’on ne connaît pas. » Il faudrait être un géologue pour dire quelle place ont faite parmi eux à M. Marcel Bertrand ses découvertes sur la formation des montagnes. Il faudrait être un chimiste pour définir la méthode de M. Moissan, lorsqu’il réussit, par la découverte du fluor, à surprendre la nature, et à l’imiter par la production artificielle du diamant. Il faudrait être un mécanicien pour décrire les instruments inventés par M. Laussedat, un maître des applications ingénieuses. Il faudrait être un astronome pour rendre justice aux travaux de M. Maurice Loewy. Et quel savant faudrait-il être pour juger Berthelot ? Il y a des hommes auxquels la louange n’ajoute rien et même enlève quelque chose : on semble les rapetisser en prenant les mesures d’une grandeur qui apparaît à tous dans sa masse, et nulle parole n’est aussi éloquente que leur nom.

La mort de Berthelot a frappé, en même temps que l’Académie des Sciences, l’Académie Française. Quand Berthelot lui fut enlevé, elle venait de perdre Brunetière. Il y a quelque trente ans débuta dans la critique littéraire un jeune inconnu qui, dés son premier mot, disait leur fait aux renommées et au public. Tant d’assurance excita d’abord un peu d’irritation, mais ceux qui le voulurent rappeler à la modestie la durent apprendre de lui, et les connaisseurs goûtèrent cet érudit incommode qui avait tout lu, tout retenu, et dont le cerveau était une encyclopédie contentieuse. Car il était né argumentateur comme d’autres naissent complaisants. Il l’était au point qu’on put se demander si sa plus grande joie était de convaincre ou de contredire, et s’il ne se plaisait pas à déplaire. Mais on s’aperçut vite que si ce chevalier errant courait sus à tous adversaires, il n’avait contre les personnes ni haine, ni jalousie, que toute sa passion était intellectuelle, et que si les gens se trouvaient un peu bâtonnés parfois, c’était par les morceaux des lances rompues dans le choc des théories. L’évidence de son désintéressement lui valut l’estime. Et comme, ses doctrines étant d’ordinaire saines, il réunissait le bon sens à l’énergie et au savoir, ces dons lui valurent l’autorité. Elle fut complète quand pour armes il employa outre la plume, la parole : car s’il fut écrivain, il était surtout orateur.

Aussi, peu d’hommes imposèrent-ils plus impérieusement au public leurs préoccupations et leurs goûts. Et le champ de ses travaux s’étendit sans cesse. Il avait commencé par chercher les lois de l’art et la hiérarchie du beau dans la littérature. L’admiration du XIXe siècle hésitait alors entre le génie du XVIIe siècle et celui du XVIIIe. Homme de certitude, Brunetière reconnaissait mieux la méthode naturelle de sa pensée dans les œuvres d’un temps étranger au doute que clans les attaques des philosophes ; orateur, il préférait aux brillantes et courtes flèches de leur style, armes de l’ironie et du scepticisme, l’ample période où l’affirmation s’étendait avec solennité. Plus que personne il contesta la royauté de Rousseau et de Voltaire et réveilla la gloire un peu endormie de Bossuet. Il n’avait pu étudier les maîtres du XVIIIe siècle sans méditer sur leurs doctrines : dès lors, il considéra comme secondaire de poursuivre les erreurs dans la littérature, quand les erreurs régnaient dans la société. Désavouer les principes des encyclopédistes, dire funeste et sotte leur idolâtrie de l’homme, faire honte de sa déraison à leur philosophie si orgueilleuse de sa raison, est devenu un exercice facile, où les plus novices s’essaient. Mais Brunetière osa monter à l’assaut de ces bastions quand ils étaient encore intacts, et son audace guerrière d’alors a frayé le chemin aux promeneurs d’aujourd’hui. Enfin, ces recherches sur le meilleur ordre des sociétés lui apprirent que la sagesse des institutions ne suffit pas à notre bonheur, que celui-ci n’a point de recettes collectives, doit être conquis par chaque être, dépend de lois établies non dans l’État mais dans la conscience, et que l’étude la plus nécessaire n’est pas pour quelques hommes le gouvernement des empires, mais pour tout homme le gouvernement de sa propre vie. Dès lors Brunetière consacra le meilleur de son zèle à incliner ses contemporains sous la discipline morale dont il acceptait le joug. À peine néophyte et déjà docteur, il fit brèche dans le scepticisme. Son ancien renom d’incrédule cautionnait sa croyance nouvelle ; il la soutint jusqu’au sacrifice des honneurs et des places, jusqu’à l’usure de son épée, sa voix, jusqu’à l’anéantissement de ses forces. Assiégé par un mal dont il pressentait la victoire, il ne se rendit pas, il garda intacte dans la ruine de son être sa passion d’agir, et comparant à son œuvre si vaste et à peine ébauchée l’immense étendue des projets qui remplissaient, ses désirs, il comprit, dans toute sa tristesse le mot de la Bible : « Malheureux le mort, car il se repose. »

Personne ne ressemblait moins à ce combattant que le poète et romancier André Theuriet. Si l’un était un Alceste, l’autre était un Philinte de la vie. L’un n’eût pas interrompu un raisonnement pour admirer la gloire des monts ou de la mer, l’autre estimait que nulle dispute des hommes ne vaut le parfum d’une fleur. Il entendait merveilleusement tout ce qui ne parle pas, le langage qu’il préférait était celui des oiseaux, et il n’a écouté des discours humains que les moins raisonnables, ceux des amoureux. Les héros de ses romans sont un peu, comme les personnages des tapisseries appelées verdures, un accessoire du paysage, mais de ce paysage il a senti les moindres beautés. Ses livres sont des actions de grâces à la nature pour toutes les joies qu’elle disperse dans toutes ses œuvres, pour les senteurs de la terre, pour la paix des bois, pour les verts des prairies, pour la diversité répandue sur le même horizon par la lumière changeante des heures. Sa sincérité d’impression était, telle qu’elle a toujours voulu se satisfaire sans souci de se renouveler. Dans ses derniers romans on reconnaît vieillis les arbres et les oiseaux qu’on avait vus déjà : mais le plaisir de l’inconnu est remplacé par le charme du retour dans des lieux familiers et aimés. Les yeux de ce bon sylvain se sont fermés un jour d’avril. Il repose où il avait choisi de vivre. La campagne entoure son sommeil, Fontenay lui envoie le parfum des roses, et, quand vient le soir, l’ombre des arbres qui furent à lui s’étend comme une caresse sur sa tombe.

Non loin mourait, en septembre, un autre et grand poète, Sully Prudhomme. Celui-là aussi aima la nature, mais comme un spectacle évocateur de pensées et, par delà la fête des veux, il discerna partout la mélancolie des choses. La gaîté de sa jeunesse avait été tuée par la guerre. Les souvenirs d’une défaite à laquelle personne n’était encore habitué mettaient du deuil jusque dans les rêves où les poètes oublient le présent. Il se trouva ainsi l’interprète d’une génération douloureuse. Il fut le chantre de ceux à qui toute joie apporte le regret de ne pas atteindre une joie plus grande, toute intelligence la tristesse de ne pas comprendre mieux, et la lumière d’une étoile la nostalgie des mondes infinis et inaccessibles.

Salué comme un chef par les Parnassiens, habiles ciseleurs de mots et sertisseurs de gemmes, il n’était pas le premier d’entre eux par la perfection recherchée et la richesse étincelante des vers. Mais dans les vers d’aucun autre ne soupira plus sincère, plus poignante, plus simple la plainte de la vie. L’homme qui pensait :

Cette vie est un court moment
De l’existence tout entière...

fut obsédé par cette brièveté de notre passage ici-bas et par l’inconnu de notre avenir. C’est pourquoi il se détacha bientôt de tendresses que lui-même avaient appelées vaines, pour chercher les secrets de notre vocation durable. Il les évoqua dans ses poèmes, dédiés comme des temples antiques aux Destinées, à la Justice, au Bonheur. Le philosophe compléta et inspira le poète. Le grandit-il ? C’est une question que les Grecs se posaient déjà à propos de Parménide et les Romains à propos de Lucrèce. Les vastes poèmes de Sully Prudhomme contiennent des beautés à leur taille, et il gagne des gageures contre l’impossible quand il définit en vers avec une exactitude rigoureuse les écoles du raisonnement ou les caractères des sciences. Mais ces tours de force violentent la poésie en la contraignant à des précisions arides, et ces œuvres ont la pureté et le froid de l’éther où monte la pensée du poète. Peut-être ces filles préférées de ses veilles seront-elles oubliées depuis des siècles quand on respirera encore, toujours vivantes, toujours parfumées, les petites fleurs plus terrestres, qui furent les premières nées de la jeunesse et que son âge mûr dédaigna. Même alors sa tentative grandirait son nom. Car rien n’est plus noble que se désintéresser de sa propre gloire, et quitter l’applaudissement des hommes, pour les servir en allant à la découverte de leur destinée.

Certains penseront que son inquiétude était superflue, que notre destinée n’a pas de mystère, que l’homme est restitué par la mort au néant dont il était sorti par la vie, que cette vie est toute l’existence et que jouir d’elle est tout le devoir. Ces affirmations paraissent aujourd’hui des évidences à nombre d’instituteurs primaires. Ici l’on n’a pas encore ces clartés. La même angoisse qui arrachait Sully Prudhomme aux sujets habituels de la poésie, a fait sortir Brunetière de sa tour d’ivoire, la critique littéraire, pour le jeter dans la controverse religieuse, a contraint Berthelot à élever, au-dessus des expériences qui lui livraient tant de secrets, ses yeux avides de pénétrer un secret plus grand encore et plus obscur.

Certes, ces penseurs ne conclurent pas de même. Brunetière était persuadé que la raison pose le problème, mais ne le résout pas. Les systèmes philosophiques ne lui parurent que des instruments de doute là où la certitude est nécessaire, il vit que les religions seules la donnent, et crut à celle de ces religions qui affirme et garde avec le plus d’autorité ses dogmes, au catholicisme. Sully Prudhomme, d’abord catholique et devenu philosophe, attiré par certains souvenirs vers sa première croyance, retenu par l’espoir de conquérir sans elle et par une raison divinatrice la vérité, planait aussi haut que peut s’élever la pensée, mais sans atteindre la certitude et, par les grands orbes de ses systèmes, errait autour de sa foi première, comme un aigle qui aurait perdu son nid. Berthelot, parvenu à toutes ses découvertes par la méthode d’observation, avait appris d’elle à ne tenir état que des faits : très hostile à tout dogme et à tout sacerdoce, parce qu’ils affirment l’indémontré, il était sûr que la seule arme de l’homme contre l’inconnu est la science. Mais trop savant pour nier l’existence de ce qu’il n’avait pas trouvé encore, avant mis sa gloire à apprendre, par l’étude des phénomènes sensibles, les lois qui les gouvernent et qui ne tombent sous aucun sens, il souffrait de n’avoir pas pénétré la cause des causes, la force suprême qui se cache et se révèle à la fois dans l’œuvre du monde. Il aspirait à connaître, par delà la parcelle de durée et d’espace où est enfermée notre vie, les vérités qui nous apprendraient notre origine et notre avenir.

Les plus illustres de ceux qui viennent de nous quitter ont été d’accord par cette sollicitude de la destinée humaine. Ce sont ces privilégiés de la vie, ces victorieux de l’action, ces possesseurs de la renommée, qui déclarent cette existence incomplète, insuffisante et plus haut cherchent la lumière. Concorde surprenante d’intelligences si diverses, concorde logique d’intelligences si puissantes. Il faut cet au-delà, pour donner une dignité à l’homme, un ordre à la société, une base au devoir, pour que la vertu ne soit pas la moins explicable des inconséquences, pour que la perpétuelle disproportion entre le mérite et le sort ne désespère pas la raison. Pour justifier la vie, il faut l’étendre. Voilà la leçon que nous laissent ces grands morts. Et l’unité des esprits, que nous recommandait la Convention par un legs imprévu, n’a jamais attesté une croyance plus utile et plus glorieuse au genre humain.