Rapport sur les prix de vertu 1934

Le 20 décembre 1934

Paul VALÉRY

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. PAUL VALÉRY
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Le jeudi 20 décembre 1934

 

Messieurs,

Je confesse d’être si neuf dans la matière qu’il m’échoit de traiter aujourd’hui devant vous, qu’il me tente de vous redire pour mon compte, et s’appliquant à la Vertu, un mot qui fut célèbre.

Comme on interrogeait M. de Talleyrand s’il croyait à la Bible, notre illustre confrère des Sciences morales répondit qu’il avait deux raisons invincibles d’y croire : « Et d’abord, dit-il, parce que je suis évêque d’Autun ; et ensuite, parce que je n’y entends absolument rien. »

Je ne veux pas dire que je n’entends rien à la Vertu. : je sais fort bien cc qu’elle n’est pas, — et je n’oserais point, d’ailleurs, prétendre devant vous à une ignorance absolue de ce qu’elle est ; niais enfin, je ne me sens autorisé dans mon grand et vénérable sujet que par la qualité de membre de votre Compagnie.

Il m’a donc fallu penser quelque temps à ce que je pourrais vous exposer ; et, conduisant de mon mieux cette pensée par ordre, comme Descartes nous le conseille, ma réflexion toute méthodique m’a fait remonter nécessairement vers la cause première du devoir que je m’efforce de remplir. Elle s’est enfin arrêtée sur la figure ou sur le fantôme de celui qui se fait rendre en ce lieu, à certain jour de chaque année, un tribut de louanges ; et qui sut se greffer (pour ainsi dire) une immortalité sur la nôtre même.

Quel personnage, Messieurs, que ce magnifique Montyon ! Et quelle profondeur de génie nous lui devons reconnaître !

Un très grand homme nous avait institués. Richelieu, changeant un cénacle d’écrivains en un corps de l’État. — comme s’il eût pressenti qu’il fallait, à l’aurore d’une éclatante époque littéraire, organiser enfin la République des Lettres, — décréta notre Académie et lui remit le soin de notre langue et de notre littérature, dans lesquelles il voyait fort justement des affaires d’intérêt public. Mais notre illustre fondateur n’a point poussé son regard dans l’avenir jusqu’à imaginer qu’il appartiendrait un jour à quelqu’un, qui fut Montyon, d’altérer la netteté de son dessein. On peut admirer aujourd’hui qu’un peu moins de deux cents ans après l’Académie fondée, il ait été au pouvoir d’un simple particulier d’en modifier profondément la fonction, par l’acte (qui ne lui coûta qu’un peu d’écriture) de nous laisser une certaine somme d’argent que nous dussions, jusqu’à la fin des siècles, dispenser chaque année à la Vertu.

Voilà, Messieurs, un placement tout à fait remarquable. Cependant qu’il nous faut bien convenir que les noms de la plupart de nos confrères disparus ne sont pas à présent dans toutes les mémoires, le nom de Montyon sonnera sous ce dôme, jusqu’à la fin des siècles, chaque année.

C’est là une merveille de calcul qui peut donner à rêver sur son auteur. On peut toujours se perdre dans les motifs d’un homme de vouloir faire du bien après soi. L’idée de porter secours à la Vertu peut-elle venir toute pure à un citoyen substantiellement vertueux ? Et le fait de s’assurer contre l’oubli par la propagation à l’infini d’une disposition testamentaire ne doit-il pas exciter quelque incertitude, sinon quelque malice conjecturale, à l’égard de l’arrière-pensée du testateur ?

Un La Rochefoucauld, un Stendhal, un Forain, un amateur du pire, un impitoyable connaisseur des ressorts les plus probables de nos actes exercerait sans cloute ses talents sur cette question naissante et la livrerait à son intelligence méchamment aiguisée. Il s’interrogerait si cet argent légué fut de source bien claire ; si ce don et cette destination n’auraient point été le rachat d’un enrichissement douteux ou d’une vie secrètement très divertie ? Ou bien, — car il n’est point d’esprit plus imaginatif des faiblesses des autres qu’un esprit qui se pique de clairvoyance, — notre observateur du cœur, humain prêterait-il à Montyon la vanité d’avoir voulu suborner à sa propre gloire l’œuvre de Richelieu, et moyennant les largesses posthumes dont il nous fit les ministres exacts, transformer d’un trait de plume une société des esprits en une institution de bienfaisance.

Mais si, pour quelques-uns (et non des moindres) le mal leur est toujours plus clair que le bien, et si c’est une nécessité ou une tentation de leur esprit que de déprécier pour croire comprendre, nous ne les suivrons pas dans cet abus. L’homme n’est pas si simple qu’il suffise de le rabaisser pour le connaître. Faisons donc une autre hypothèse, et prêtons à notre généreux Montyon quelque dessein plus élégant.

Il m’est arrivé de nie demander si la Vertu à laquelle il songea n’était point tout d’abord la nôtre même ? Peut-être cet inventeur original d’une réforme de l’Académie avait-il observé qu’elle avait insensiblement, et comme distraitement, laissé sa première ferveur littéraire s’éteindre ; qu’elle se relâchait de l’attention qu’elle consacrait, dans son premier siècle, aux productions nouvelles de l’esprit; qu’on y entendait de moins en moins des lectures de poèmes et d’essais; et que le dictionnaire enfin, objet essentiel de nos attentions, ne procédait vers le Z de ce temps-là, qu’avec une lenteur majestueuse qui paraissait moins tenir aux scrupules de nos éminents confrères qu’à l’assoupissement de leur zèle primitif. Voltaire, dans son discours de réception, osait insinuer à ce sujet : qu’il était peut-être à craindre qu’un jour des travaux si honorables se ralentissent.

M. de Montyon, nous jugeant sur les apparences, comme il arrive encore assez souvent que le public s’y laisse aller, pensa peut-être que l’Académie ne se sentait plus guère d’autre souci que celui de sa propre gloire ; qu’il fallait la pourvoir d’ouvrage, d’un ouvrage d’un nouveau genre et du plus noble ; et il nous remit cette charge redoutable de récompenser le Bien, — mais indivisible de celle de perpétuer sin nom. Nous fûmes désormais à demi littéraires, à demi bienfaisants : un poète, chez nous, doit venir à son tour faire le moraliste d’une fois.

Il paraît, cependant, que dans l’ensemble nous nous acquittions assez bien de notre commission charitable, que l’on se repose volontiers sur notre probité, sur notre justice, — et singulièrement, Messieurs, sur notre indépendance, — puisque, depuis Montyon qui a créé le genre, tant de personnes généreuses nous ont donné toute leur confiance, et nous ont pris, sur son modèle, pour agents de leurs libérales volontés.

Il est même, par ci, par là, de mauvais esprits qui nous trouvent bien meilleurs juges en matière de dévouement, d’abnégation ou d’héroïsme qu’ils ne pensent que nous le sommes dans notre emploi initial de conseillers d’État de la République des lettres. Ces esprits critiques s’adoucissent d’ailleurs, quelquefois, et se détendent assez souvent, au bout d’une quarantaine de visites qu’ils nous font à l’occasion.

Non, Messieurs, quoi qu’on dise, la recherche ni la récompense du Bien, ni la comparaison très délicate des mérites, n’affaiblissent ni ne corrompent dans notre Compagnie la notion ni la pratique de son premier devoir. Nous demeurons au principal les gardiens de l’état civil de la Langue Française et c’est dans l’exercice même de cet office que je trouve une surprenante observation à vous soumettre qui se rapporte étroitement à notre objet de ce jour : la Vertu.

 

VERTU, Messieurs, ce mot Vertu est mort, ou, du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu’à peine. Aux esprits d’aujourd’hui. Il ne vient plus s’offrir de soi, comme une expression spontanée de la pensée d’une réalité actuelle. Il n’est plus un de ces éléments immédiats du vocabulaire vivant en nous, dont la facilité et la fréquence manifestent les véritables exigences de notre sensibilité et de notre intellect. Il y a, en quelque sorte, fort peu de chances pour l’appel de ce mot dans notre activité intérieure, et il y a gros à parier que l’on peut vivre et réfléchir, agir et méditer toute une année, sans que la nécessité de l’articuler ou de le penser soit une seule fois ressentie.

Quant à moi, je l’avoue, — je me risque à vous en faire l’aveu — je ne l’ai jamais entendu... Ou plutôt (ce qui est bien plus grave) je ne l’ai jamais entendu que remarquablement rare et toujours ironiquement dit, dans les propos du monde ; ce qui pourrait signifier que je ne hante qu’un monde assez mauvais, si je n’ajoutais qu’il ne me souvient pas non plus de l’avoir lu dans les livres de notre temps les plus généralement lus, et même, dans les plus estimés. Enfin, je ne vois pas de journal qui l’imprime, ni — je le crains — qui osât l’imprimer sans se jouer de lui.

Sans doute, l’instruction religieuse en use encore dans une acception théologique, et avec une force et une précision particulières ; et sans doute, l’Académie... Mais nous-mêmes, Messieurs, je crois bien que nous ne faisons guère que de l’associer à l’idée de la présente solennité, des prix que l’on y proclame, du discours qu’il faut prononcer, tellement que, sans notre secourable Montyon, ce mot, ce pauvre mot serait tout à l’extrême de sa carrière. Il est (comme l’on dit) pratiquement aboli.

Oserons-nous, Messieurs, sous peu de jours, quand vertu, substantif féminin, viendra par devant nous, se proposer à son rang dans la suite du Dictionnaire, dire la vérité ? Oserons-nous mentionner cet état qui ne laisse que peu d’espoir ? Dirons-nous que ce nom est moins que rare dans l’usage ; — rarissime, — presque inusité ? Je m’assure que nous ne l’oserons pas c’est-à-dire que nous nous sentirions quelque honte à reconnaître ce qui est.

Cependant le fait est là ; il est incontestable. Interrogez votre expérience. Consultez vos souvenirs. Faites autour de vous votre statistique. Demandez-vous à vous-mêmes si vertu vous viendrait aux lèvres, ou sous la plume, sans quelque effort de circonstance ; et, pour tout dire, sans quelque obscure sensation de n’être pas tout à fait sincères ni tout à fait de votre temps.

Notre temps est en nous, Messieurs, quoique nous en ayons, et il n’est point autre chose que nous. Si je trouve que Vertu languit et se meurt dans l’usage de ce temps qui est le nôtre et qui est nôtre, ne faut-il point se reconnaître dans ce fait, interroger cette agonie qui se passe en nous et lui donner toute une profondeur ?

Mais, avant d’y penser de plus près, je ne laisserai point se perdre cette occasion précieuse de redire à notre Compagnie à quel point son ministère d’État, sa fonction d’accueillir ou d’éliminer des éléments du langage, peut instruire l’observateur de bien des phénomènes de la vie sociale assez lents pour être imperceptibles, et pour ne figurer dans aucun instant bien déterminé. Un mot qui paraît, qui s’impose, c’est parfois tout un monde de relations, toute une sphère d’activité qui se dénonce. Un mot qui perd de sa vigueur, ou de son empire, ou de sa fréquence et de sa spontanéité, un mot qui n’est plus honoré que par nous seuls, dans notre dictionnaire assez réservé, par une sorte de pieuse piété, pour mémoire, et comme la cendre d’une idée qui a cessé d’être vivante, ce mot, par son même déclin, nous peut encore enseigner quelque chose : la désuétude elle-même confère à un terme mourant une sorte de suprême signification.

Que faut-il donc penser de l’évanouissement de vertu, puisque telle est la tendance irréfutable de la langue vivante, et que telle est la misérable condition où je trouve réduit un mot qui fut des plus puissants et des plus beaux d’entre les mots, — mot qui fut éclatant dans Corneille et dans ses pareils quant au grand style ; mot qui parut en si étonnante, et presque excessive faveur dans le siècle suivant, où les « hommes sensibles » le prodiguent où nous le rencontrons avec stupeur jusque dans les Enfers, j’entends : ceux des bibliothèques ?

Que devient-il encore, et qui va parler de vertu ? Vous le savez, Messieurs, comme la Révolution survenue l’adopte, le fait sien, le proclame et s’enivre de lui. Cette époque fut véritablement celle de la dictature des abstractions dans le délire clair desquelles une toi toute vierge engage les esprits. Jamais on n’avait vu si prompte et si furieuse transformation d’idées pures en acte immédiats. Jamais si énergiquement ne fut proposé, ni imposé aux peuples l’Absolu. Il fallait bien, semblait-il, que la Raison prît enfin le pouvoir, que l’empire et l’autorité appartinssent enfin à la loi toute seule. Mais la raison n’est rien à l’état idéal ; elle est bientôt trahie si les caractères ne la supportent. Donc, auprès d’elle lui soumettant les desseins et les actes des hommes publics, doit régner officiellement la vertu. La vertu fit alors son entrée dans la politique. Robespierre, surtout, la chérissait terriblement. Quand, à la tribune de la Convention, vertu paraissait enfin dans le discours fatal de l’incorruptible, on pouvait dire de cet homme extraordinaire que « de sa bouche » — comme parle l’Apocalypse. — « sortoit un glaive aigu à deux tranchants ».

Mais vous savez aussi. Messieurs. — nous savons trop et par une expérience constante. — comme l’usage politique que l’on fait des plus beaux noms, des plus nobles intentions du langage, les dégrade ; et bientôt, les exténue et les épuise. Nous ne savons que trop ce que deviennent dans la violence des débats, dans la comédie tragique des luttes de partis, dans le tourment des discordes, ces valeurs idéales, toutes ces créatures supérieures de la parole abstraite et de la pensée la plus détachée, — l’Ordre, la Raison, la Justice, la Patrie, la Vérité ou lu Vertu, quand enfin ces augustes verbes, prostitués aux entreprises des factions, sont vociférés sur la voie publique, ignoblement hurlés et écartelés par les crieurs. Cependant que la majesté de leurs sens vénérables est outrage par le scepticisme de ceux qui s’en servent autant qu’elle est dégradée par la crédule simplicité de ceux qu’ils entraînent. C’est alors que ces grands noms avilis commencent de se perdre. L’honnête homme bientôt— et d’abord, l’homme qui pense, — les abandonne à leur mauvais destin ; ils n’y voient plus que des moyens d’agir sur les passions et sur le grand nombre, et d’exciter indistinctement les esprits traités un troupeau. Ces chefs-d’œuvre des réflexions de l’antique et de la plus pure philosophie finissent mal : ils ne sont plus que des armes déplorables, des mots de passe et de ralliement des instruments de cette guerre civile permanente dont l’entretien est la grande affaire de tant de gens. La pensée se détourne d’eux. Une statue qui devient idole exige le sacrifice de l’intellect, que parfois des sacrifices sanglants viennent à consommer.

Ainsi, de tant d’abus et de la profanation politique, naquirent pour la vertu la défaveur et le dédain. La dignité de ce noble mot, loin de le préserver dans l’ère nouvelle, où le langage tend à devenir ce que nous voyons qu’il est devenu, l’isole, l’exile de la vie, qui se fait de plus en plus positive, c’est-à-dire de plus en plus dominée par les besoins matériels, par les conditions techniques qui l’organisent et la soumettent étroitement au nombre et au fait ; et donc, de plus en plus brutale. L’homme, désormais, est tenté de nier ce qu’il ne sait pas définir. D’autre part, c’est sans doute une loi du langage que tous les termes qui ont trop figuré dans la comédie sociale, qui ont fait trop de dupes et ont été compromis dans trop de combinaisons intéressées, excitent la défiance et soient notés d’insincérité. Dès 1840, le mot de vertu commence d’être suspect. Il se teinte de ridicule. Il semble trop beau pour être vrai sur des lèvres modernes, car le XIXe siècle se sent moderne et se sait XIXe siècle. On supporte à peine vertu dans l’éloquence administrative. Il est encore assez bon pour les couronnements de rosières, qui sont eux-mêmes sur le point d’être absorbés par le vaudeville. Mais on redoute de prononcer ce nom si pur devant des hommes d’esprit. Devant Beyle, devant Mérimée, comment parler de vertu que ces connaisseurs raffinés en matière de simulation ne dressent l’oreille (qu’ils ont très sensible aux fausses notes) et qu’ils ne vous regardent d’un certain œil chargé d’un soupçon de sottise ou de comédie ? C’est que le milieu du siècle passé est une époque climatérique pour le style noble, — comme il l’est pour tant d’autres choses. On y voit dans les livres et les discours, se faire de plus en plus rare et de moins en moins tolérable, l’aveu explicite des sentiments les plus élevés. Il semble qu’une sorte de pudeur de nouvelle espèce leur interdise de plus en plus de se déclarer, cependant que les sensations, les passions, les intérêts matériels deviennent, au contraire, les objets exclusifs de la littérature, qui s’excuse assez bien sur l’observation des mœurs, d’une part ; d’autre part, sur l’esthétique et son renouvellement, de ces préférences significatives.

Même le crime, qu’on ne souffrait jusqu’alors qu’ennobli par l’appareil de la tragédie et ne se complotant qu’en alexandrins souvent pauvres, mais toujours honnêtes ; ou qui ne se trouvait que relégué dans les complaintes et les brochures de la foire, paraît dans toute son horreur, parlant sa propre langue, sur la scène et dans les lettres. Le drame et le roman-feuilleton saisissent le public et lui enseignent les rudiments plus ou moins authentiques de l’argot des voleurs et des forçats. Je ne sais si vertu a quelque équivalent dans ce langage.

Que l’on puisse déterminer, à quelques années près, le moment critique où notre mot ne se rencontre plus guère que dans le catéchisme et dans les facéties ; à l’Académie, et dans les opérettes n’est-ce pas là un fait assez remarquable ?

Cette remarque se fortifie de quelques observations du même ordre, toujours limitées au langage. Nous voyons se raréfier divers autres mots, ou diverses locutions, qui qualifiaient ou désignaient jadis ce que l’on jugeait le meilleur ou le plus précieux et le plus délicat dans l’être moral. On ne dit plus guère d’un homme qu’il est homme de bien ; honneur, lui-même, périclite ; la statistique ne lui est guère favorable. Homme d’honneur, parole d’honneur, affaire d’honneur, ce sont là des locutions à demi mortes et dont on ne voit pas facilement par quoi la langue de l’usage actuel les remplace, j’entends : la langue de l’usage actuel vrai, car il faut avouer que ce que nous nommons entre nous le « bon usage », n’est guère, hélas, qu’une conception de notre Académie.

Je ne veux pas, Messieurs, faire ici une sorte de contre-épreuve, et rechercher sans désemparer si des termes jadis fort mal notés, qui, pour cause de bassesse ou d’infamie, étaient exclus des conversations de la société et des livres avouables, ne sont pas aujourd’hui articulés fort nettement ou imprimés avec une liberté généralisée et même une facilité assez étonnante. Les salons, quelquefois, en entendent de belles. Le théâtre lui-même est savent assez fort.

Mais je ne m’avancerai pas un peu plus — c’est-à-dire beaucoup trop — dans cette investigation : je craindrais que cette coupole où ne sonna jamais rien que de digne, ne s’écroulât sur nous.

Mon dessein se réduit à vous représenter l’étrange progrès d’un certain changement du langage dans un certain sens. La pudeur dans la parole semble littéralement pervertie ; la réserve change d’objet : ce que l’on louait autrefois n’ose plus s’énoncer ; ce que l’on blâmait ce que l’on voilait, s’expose dans les propos. Nous assistons, nous consentons, nous participons, sans y prendre garde un abandon universel de l’expression directe des choses jadis les plus vénérées ou les plus sacrées. Ce délaissement est à mes yeux un de ces phénomènes véritablement historiques que l’histoire du type classique ne relève guère accoutumée qu’elle est à ne voir que ce qui est immédiatement visible, et même, traditionnellement visible. cependant que l’esprit, s’il ne se contente de ce qu’on lui offre et s’il exerce son pouvoir de s’étonner et sa faculté d’interroger, dispose de révélateurs très divers, dont l’action sur les documents et sur les données de l’observation dénonce des relations et des événements imperceptibles au premier regard. Parmi ces faits dont les contemporains et les agents sont les premiers à ne pas s’apercevoir et qui, par conséquence, ne figurent pas, ou ne figurent qu’implicitement dans leurs écrits, se trouvent ceux qui distinguent le plus profondément une époque et qui l’opposent le plus nettement aux époques qui la précèdent ou qui la suivent. Je veux parler des valeurs qu’elle donne, ou qui s’imposent à elle, dans l’ordre des idéals ; de la hiérarchie de ces valeurs dans l’opinion ; de leur pouvoir sur les mœurs et sur les apparences sociales, sur les lois, sur la politique ou sur les arts.

Une époque à mes yeux est bien définie quand je sais ce qu’elle prise et ce qu’elle déprise, ou méprise ; ce qu’elle poursuit, ce qu’elle néglige ; ce qu’elle exige, ce qu’elle tolère, ce qu’elle affecte et ce qu’elle tait. Le corps social a ses penchants et ses répugnances, ses rigueurs et ses faiblesses, comme tout être vivant. Mais ce système de tendances et de réactions du sentiment public est sujet à une sorte de variation assez lente. Pour insensible qu’elle soit, cette transmutation des valeurs d’un temps à un autre, constitue un événement capital qui intéresse tous les rapports humains. Nous avons vu, par exemple, la valeur de l’idée de liberté politique changer singulièrement en quelques années. Ce fut naguère un dogme conquérant ; et c’est aujourd’hui presque une hérésie, à laquelle ni la raillerie, ni problème la prescription ne sont épargnées.

Mais c’est à présent la valeur vertu qui m’occupe. Pour la déterminer sans rien invoquer qui ne vous fût aussitôt vérifiable. j’ai consulté le seul langage, et je n’ai fait que rassembler devant vous ce que chacun peut observer comme moi-même, de manière que votre impression soit la mienne en présence de faits évidents, et que la question qui se produit à mon esprit se produise dans le vôtre, aussi sûrement qu’elle le fait dans le mien : sans la moindre sollicitation.

Quel est donc ce problème qui résulte si naturellement de la simple considération de la table des naissances et de la mortalité des mots ? Je le formule ainsi :

Qui sommes-nous 7 Ou plutôt : quels sommes-nous, nous autres d’aujourd’hui, qui renonçons sans même en avoir conscience, à nommer la vertu, et peut-être, à sentir vivre en nous l’idée auguste que ce nom rappelait jadis dans toute sa force ? Ce renoncement que j’ai tâché de vous rendre sensible, marque-t-il un changement substantiel dans l’homme moral ? Notre siècle aura-t-il apporté, parmi tant d’autres nouveautés excessives, et parfois inhumaines, une modification si grande et si détestable dans ce que je nommerai la sensibilité éthique des individus, dans l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et de leurs semblables, dans le prix qu’ils attachent à la conduite et aux conséquences des actes, que l’on doive admettre que l’âge du bien et du mal est un âge révolu ; que le vice et la vertu ne sont plus que des cariatides de musée, des figures symétriques d’une mythologie primitive ; que les scrupules, le désintéressement, le don de soi-même, les sacrifices, ce sont des délicatesses surannées, des curiosités psychologiques, ou bien des complications et des efforts dont l’existence des modernes ne peut plus s’embarrasser, et que la formation précise de leurs esprits ne leur permet même plus de comprendre ?

Davantage, certaines contradictions pourraient même apparaître entre le système et le train de notre vie ordonnée par les puissances matérielles dont elle est la maîtresse et l’esclave, et les exigences d’une conscience de l’ancien type. D’ailleurs, si le développement de notre époque aboutissait à une organisation totale et achevée de la société, qui conduirait nécessairement à façonner tous les esprits selon quelque modèle adopté par l’État, il est clair que des estimations nouvelles dans l’ordre des choses morales en résulteraient. Certains actes que nous disons vertueux perdraient probablement leur valeur ; certains autres que nous réprouvons deviendraient indifférents. On pourrait même imaginer que dans telle structure sociale possible, ce que nous appelons moralité privée n’aurait guère plus de sens, l’individu se trouvant si exactement identifié par une éducation très serrée, à un élément parfait de communauté organisée que ni l’égoïsme, ni l’altruisme ne s’y concevraient plus. Et notre antique vertu, rangée parmi les mythes abolis, serait interprétée par les savants du moment comme la force d’âme qui engendrait, quelques siècles auparavant, des tentatives individuelles de compenser par des actes beaux et généreux, les vices d’un état social inférieur et surmonté.

Tout ceci, Messieurs n’est pas imagination pure : même pas une anticipation très hardie. Je ne m’écarte pas de ce que vous connaissez aussi bien que moi. Dans les contrées les plus vastes du globe et jusque dans une nation dont la population fort nombreuse est aussi, notez-le, la plus instruite du monde. Nous voyons avec une curiosité qui n’exclut ni la stupeur ni l’anxiété, s’annoncer et se poursuivre une transformation d’une audace et d’une ampleur inouïes. On cherche çà et là, à faire un homme nouveau. Les principes de ces expériences sont divers ; et ils valent ce qu’ils valent. Chez certains, l’exaltation du travail ; chez les autres, l’exaltation de la race ; chez les uns et les autres, une volonté extraordinaire, parfois violemment imposée, s’applique au renversement des évaluations morales que l’on croyait inébranlables, et décrète le dressage systématique des générations grandissantes en vue de leur adaptation à l’avenir le plus organisé. Il n’est pas impossible que dans une trentaine d’années, près de la moitié du genre humain ait subi une modification dans ses mœurs, dans ses manières, dans ses modes de vie sociale, comparable en nouveauté à celle que le monde matériel a reçue des applications de la science.

Toute politique et toute morale se fondent en définitive, sur l’idée que l’homme a de l’homme et de son destin. Depuis bien des siècles, l’humanité occidentale n’a cessé de poursuivre l’édification de la personnalité. Lentement, laborieusement, et parfois douloureusement la valeur civile, politique, juridique et métaphysique de l’individu a été créée, et finalement élevée à une sorte d’absolu, que désignèrent les notions devenues banales et décriées de liberté et d’égalité. Mais nous avons bientôt perdu le sentiment de la véritable force de ces mots fameux qui ne devraient point évoquer aux esprits des droits acquis à jamais, que la seule qualité d’homme confère, mais des objets de constante conquête, des fruits d’un effort perpétuel, et cet effort non seulement exercé dans le milieu social et dans la cité politique, mais d’abord, et essentiellement, en nous-mêmes et sur nous-mêmes. Cette devise républicaine est, en vérité la définition d’une aristocratie. Elle suppose la force d’être libre et la volonté d’être égal. Ce sont là des vertus. Que si ces vertus se dérobent, la facilité se déclare, la liberté tend au désordre et la volonté d’égalité se distingue mal de l’envie.

Mais voici maintenant que notre idée de la valeur infinie de l’individu, idée que la méditation exalte cependant que l’observation et la vie même la réfutent à chaque instant, la voici aujourd’hui en contraste et en conflit ouvert avec la conception de la collectivité et celle de l’État qui la représente. Notre génération aura vu en quelques années l’idée de l’homme passer de cette suprême valeur élaborée par tant de siècles à une tout autre représentation. Désormais l’homme est conçu par bien des hommes comme élément qui ne vaut que dans le système social, qui ne vit que par ce système et pour lui ; il n’est qu’un moyen de la vie collective, et toute valeur séparée lui est refusée, car il ne peut rien recevoir que de la communauté et ne peut rien donner qu’à elle.

Si donc nous ne parlons plus de vertu, ne serait-ce point que ce terme doit suivre le destin de l’idée de l’individu considéré comme fin en soi ? L’évanouissement du nom ne signifie-t-il pas que la chose même se retire de notre monde nouveau, et que ce monde une fois rigoureusement organisé, il n’y aura point de place en lui, point d’occasions en lui, pour cette puissance non commune, cette rare virtus, qui distingue certains, les redresse contre les forces instinctives qui sont en tous, leur donne de créer des actes aussi originaux que des œuvres d’artistes, parfois incroyablement beaux, parfois merveilleusement raffinés dans l’ordre du cœur. Quoi de plus original que le bien délicatement fait ? N’est-ce point se distinguer de ses semblables que de les aimer ? Mais si la justice triomphe et assied son empire, l’amour n’a plus d’emploi dans la société. Il est assez remarquable, Messieurs, que le très ancien débat de la justice et de l’amour dont la théologie, je crois, s’est profondément occupée, renaisse de nos jours dans une réflexion sur le mouvement actuel des choses humaines. Quoi de plus évident que si l’ordonnance sociale est accomplie au point que tous nos besoins s’y trouvent prévus et satisfaits, ni la charité, ni la force de surmonter nos impulsions n’auront plus de causes ; et du reste, bien des contraintes auront disparu avec les traditions qui nous les imposent encore, et qui exigeaient de nous les vertus qu’il fallait pour les observer.

On dirait véritablement que l’homme sur le tard, se repent d’avoir choisi, si sottement choisi dans le jardin de délices d’Eden, le fruit qui donne la conscience du Bien et du Mal ; et non pas le fruit de l’Arbre de Vie, qui l’eût rendu immortel et laissé voluptueusement irresponsable. Adam, peut-être, se met-il à faire comme s’il eût m’en celui-ci et non celui-là. Il veut ignorer désormais le bien et le mal.

Cette nouvelle ignorance — ou plutôt cette indifférence croissante — se marque bien clairement dans quantité de traits assez récents de nos mœurs. Notre indulgence à l’égard de bien des choses qui naguère eussent fait scandale ; notre tolérance générale et agréable : la facile diversité de nos relations ; la grande liberté accordée aux écrits et aux spectacles ; et l’habitude prise des expédients en tous genres, qui, de la politique et des affaires dont ils sont le régime inévitable, sans doute, et ordinaire se sont étendus à l’existence privée, tout ceci n’est pas pour remettre en faveur le substantif que vous savez et l’adjectif qui en dérive...

Davantage : nous nous sommes fait une sorte de philosophie de cet état de choses morales. Il flotte dans l’atmosphère psychologique de notre époque quelques idées abstraites, qui, plus ou moins bien comprises, se combinent curieusement aux complaisances de nos mœurs. Nous parlons volontiers de relativité et d’objectivité ; et nous nous accoutumons à penser vaguement de toutes choses comme si toutes choses pouvaient être traitées en phénomènes, comme si l’on pouvait rechercher pour toutes choses une expression indépendante des modalités variables de leur observation. Mais les événements intérieurs, les perceptions, les injonctions, les diversions incomparables, les attentes, les sympathies et les antipathies, les récompenses et les peines immédiates, les trésors de lumière, d’espoir, d’orgueil et de liberté, les enfers que nous portons en nous, et leurs abîmes de démence, de sottise, d’erreur et d’anxiété, tout cet univers pathétique, instable et tout-puissant de la vie affective ne se peut absolument pas séparer de ce qui le perçoit. C’est ici, peut-on dire, le phénomène qui crée son observateur autant que l’observateur crée le phénomène, et il faut reconnaître entre eux une liaison réciproque aussi complète que celle qui existe entre les deux pôles d’un aimant...

Messieurs, ici se place un incident qu’il faut bien que je vous rapporte. Comme j’étais en train de m’égarer dans ces pensées que je vous destinais et qui me transportaient à chaque point fort loin de mon sujet, je fus interrompu et distrait de mes distractions. On entra m’annoncer un visiteur, dont à peine le nom prononcé et pas du tout saisi, la personne aussitôt s’inclinait, devant moi. Cet inconnu subit me fut présent tout aussi vite qu’un rayon de soleil l’est dans une chambre, quand s’ouvrent les volets. J’hésitais si ce fût un amateur matinal de fauteuil ou bien quelque poète altéré de conseils...

— Monsieur, me dit l’intrus, je m’excuse d’entrer si vivement chez vous, mais je ne puis aller qu’à peine un peu moins vite que la lumière. Voici : je suis chargé d’une certaine enquête...

— Une enquête, lui dis-je, une enquête : Monsieur, il est temps de partir. Les chemins sont ouverts. Usez pour disparaître de votre extrême promptitude. Une enquête ! Sachez-moi des plus fatigués de rendre des oracles. En huit jours, j’ai vingt fois parlé avant de penser. J’ai décidé du plus beau vers de notre langue ; j’ai raconté le plus beau jour de ma vie, j’ai opiné sur la réforme de l’État, et sur le vote des dames ; j’ai failli me prononcer sur la virgule ! Vraiment, mon cher monsieur, je suis vraiment las d’admirer qu’il sorte tant de choses merveilleusement variées d’un cerveau qui ne les savait pas contenir. On le frappe d’un mot, et il en dit cent autres.

— Monsieur, dit l’enquêteur, je m’informe sur la vertu, dont nous avons appris que vous teniez l’emploi d’en parler cette année à l’Académie. Le sujet bouillonne et fermente dans vos esprits. Souffrez de m’en dire quelques mots.

— Mais quel journal vous dépêche ? Est-il de droite ou bien de gauche ? Ma réponse en doit tenir compte, et si je vous dicte quelque chose, je vous définirai le genre de vertu qui conviendra.

— Monsieur, je m’en excuse, il n’y a point de ceci chez nous. Tout le monde là-haut ou là-bas tout le monde convient qu’il n’existe qu’une manière et une seule, de tromper et de se tromper. Le côté n’y fait rien.

— Mais d’où venez-vous donc ?

— D’assez loin, monsieur. Je viens du plus pondéré d’entre les astres. La moindre goutte d’eau, chez nous, pèse environ soixante tonnes de vos tonnes, et nos cervelles sont de la même densité. Je viens, monsieur, de cette étoile singulière que vous nommez ici le « Compagnon de Sirius ». M. Ernest Renan a fait une immense réputation au Sirius qu’il connaissait. Il en a rapporté un certain point de vue dont on fit grand usage ; mais qu’il semble assez difficile aux humains d’aujourd’hui d’ajuster à leurs yeux. Votre terre tremble un peu partout, et ce fameux point de vue demande un socle des plus fermes...

(Ces étranges propos commencèrent de m’éclairer. Je soupçonnai que j’avais affaire à quelqu’un de ces personnages délicieusement opportuns qui jadis apparurent avec grâce, tantôt à M. de Montesquieu, tantôt à M. de Voltaire, aussi souvent que nos admirables confrères avaient besoin d’une naïveté pénétrante et surnaturelle qui s’étonnât de voir ce que tout le monde voit sans s’étonner...).

— Ah ! mais je vous connais ! lui dis-je, et je vous tiens par là. C’est à vous de parler. Vous venez sûrement de courir le globe en quelques bribes de seconde, et de vous introduire un peu partout. Allons, mon cher monsieur l’envoyé spécial avant que d’expédier votre psychogramme au « Compagnon de Sirius », donnez-m’en la substance. Avez-vous trouvé la vertu ?

— Je suis à vos ordres, mon cher maître, dit fort poliment le visiteur subtil. C’est un grand honneur pour moi que d’être convié à nourrir un rapport à l’Académie. Mais je n’ai jusqu’ici, sur votre petit sphéroïde, vu que fort peu de choses dont on puisse faire gloire à la vertu. Je sais bien qu’il est de la vertu que l’on fasse secrètement des actions nobles. Il y a beaucoup de lumière sur la terre et une furieuse publicité. La lumière gêne et fane le bien ; le bruit le met en fuite : et donc la véritable vertu se cache bien plus profondément que le vice, jusque-là que le trop de conscience qu’en peut avoir celui qui la pratique ne la met pas du tout à son aise. Il me semble que plus on se connaît soi-même plus doit-il être difficile de croire faire un acte désintéressé. Celui qui se sent faire le bien se doit d’en ressentir quelque honte et quelque crainte. Songez donc, monsieur, à toutes les façons qu’il y a de mettre en doute l’excellence d’une intention et la pureté des arrière-pensées qui précèdent ou qui suivent un bon mouvement. Ne croyez-vous pas que de ceux qui font le bien, il en est une proportion qui pensent obscurément que le bien qu’ils font les défend par magie contre un mal qui les pourrait atteindre ; et d’autres qui songent sans doute qu’ils payent par une bonne action une manière de redevance pour les avantages dont ils jouissent, et qui leur causent parfois une sorte de peur. Tous ces vertueux-là ne sont que des superstitieux.

— Mon Dieu, comme vous êtes donc savant dans l’âme humaine !

— Ma foi, me répondit le subtil, j’ai lu vos bons auteurs. Avez-vous remarqué, Monsieur de l’Académie qu’il n’en est pas un seul — j’entends des vraiment bons — qui se confie à la bonté de votre espèce ; et les meilleurs sont les plus noirs ?

— C’est que le noir est beau dans la littérature. Il y a dans la vertu quelque chose de fade au premier moment. Cela ne se dissipe et ne se change dans une tout autre impression que si l’on y pense de très près. D’ailleurs, nos grands auteurs sont tous plus ou moins moralistes, et c’est l’évidence même que les moralistes vivent du mal... Mais enfin, qu’avez-vous observé dans votre tour du monde à la recherche de la vertu ?

— Votre monde est fort misérable, mon cher Maître. Il y a un point de malheur où la vertu devient si difficile à pratiquer qu’il en faut un second degré pour produire les mêmes effets que fait le premier en temps ordinaire. Oserai-je vous dire ce que j’ai vraiment vu ? J’ai vu un peu partout quantité de voleurs et nombre d’assassins... Ceci n’est pas tout neuf. Mais ce qui m’a frappé, et dont je rendrai compte à qui m’envoie, c’est le grand intérêt que tous ces brigandages excitent chez vous tous. On ne voit dans vos rues et dans vos lieux publics que des gens qui, le nez dans des feuilles fraîchement noircies, semblent avec délices absorber tous les crimes possibles, qu’on croirait perpétrés sur commande pour qu’ils en trouvent tous les jours de tout neufs et de plus abominables. Ils se perdent dans les forfaits qui se coupent, se soudent, se croisent d’une page à l’autre ; et tantôt politiques, tantôt dus à l’amour, tantôt inspirés par le lucre, mais toujours mêlés de portraits, dont on ne sait si celui-ci est de la victime on de l’assassin, ou du juge, tandis que celui-là, qui s’égare dans cette vilaine affaire, est une malheureuse « célébrité », une Altesse, un membre de l’Institut, un digne centenaire, que les exigences du papier ont fait repousser parmi les horribles détails... Il n’est pas étonnant que le nom de la vertu n’ait plus grand emploi dans votre langage...

— Oui… Je consens qu’il y a là une ignoble curiosité... Mais ne trouvez-vous pas qu’il y a, d’autre part, sur notre petite planète, un progrès bien marqué vers un état de sincérité générale ? Tout à l’heure, je balançais entre deux avis : je m’interrogeais si nous étions vraiment devenus pires, ou seulement plus véridiques, et comme plus nus devant nos esprits, et tels quels.

— Le fait est, murmura l’observateur, que j’ai vu cet été sur vos plages des foules de Vérités dans la tenue la plus sincère, devant le soleil.

— Seulement, dis-je, si je consulte l’imposante collection de l’Histoire de l’Hypocrisie à travers les âges (laquelle, il est vrai, n’est pas encore écrite, mais je la suppose et la feuillette en esprit) je suis moins sûr qu’il y ait progrès certain. D’ailleurs, l’Hypocrisie est éternelle ; elle durera aussi longtemps qu’un idéal quelconque sera en honneur chez les hommes, et qu’il y aura du profit à paraître le servir. Rien n’est plus significatif que les changements du modèle dont il est bon, à tel moment, de s’inspirer.

— C’est pourquoi, reprit l’envoyé, j’ai beaucoup admiré certaines démonstrations que j’ai observées dans mon tour du monde. Il parait que l’énergie disciplinée est à la mode. On trouve un peu partout des cohortes simplement et bizarrement vêtues. Les uns lèvent la main ; d’autres dressent le poing...

— Et ceci vous parut-il favorable ou contraire au culte des Vertus ?

— Je n’en ai rien déduit. Favorable, d’abord : et tout de suite après, contraire. Favorable d’abord, car il semble que la contrainte fortifie nécessairement l’empire de l’âme sur les instincts, et par là, soit Vertu. Mais ensuite, je me suis demandé si la crainte, ou l’imitation, ou la simulation intéressée, ne soutenaient dans la plupart leur discipline magnifique ? Et puis, n’est-ce pas là dresser et façonner l’homme comme on fait un animal ? Ces jeunes êtres, ces enfants, ne les réduit-on pas à ne vivre et à ne penser que selon ce que l’on veut qu’ils soient et qu’ils pensent ? Ils seront des instruments précis et des machines puissantes : mais quand ces instruments et ces machines ne devraient accomplir que de bonne besogne et n’agir que pour le Bien. — qu’importe à la Vertu qu’on la suive en aveugle et sans l’avoir choisie ? On aura détruit chez ces gens ce peu de liberté secrète et universelle qui lui importe.

— Vous êtes un philosophe, Monsieur mon enquêteur...

— Monsieur, je n’en sais rien. Je vois ce que je vois, et je fais mon métier. Je vous l’ai dit, d’ailleurs, que je n’ai rien conclu... Que voulez-vous conclure devant le chaos que vous faites, où le bien, le mal, l’absurde et l’admirable, les héros, les gredins, les fous, les créateurs, sont mêlés et brassés dans l’ébullition d’une époque dont la seule loi semble être de porter le mélange de toutes choses à je ne sais quel extrême de confusion, d’incohérence et d’irritation intime, qu’il suffit d’ouvrir une de ces feuilles que nous disions pour contempler de ses yeux sans nul effort... Je ne sais que penser devant ce désordre accéléré au sein duquel la pensée, d’ailleurs, ne sert de rien, puisqu’un désordre n’a point d’image, qu’il n’y a en lui rien qui permette de se reprendre à un passé, de s’attendre à quelque avenir. de prévoir, de construire, de donner forme à un dessein... J’ai consulté, Monsieur, les meilleures têtes du monde. Chacune a ses lumières et toutes prises ensemble composent une totale obscurité... Ah ! Monsieur, quel voyage !... J’ai vu un peu partout la misère résulter de la surabondance la sottise et le crime emprunter des moyens qu’ont créés cent hommes de génie. Et quelles mœurs, et quels amusements !... Tant de futilités, tant de sujets de crainte !... Jamais tant de jouets, jamais tant de menaces et si graves Vous combinez une hygiène exquise à des périls que vous inventez et prodiguez dans vos rues, dans les airs, dans vos jeux... Vous brûlez, vous jetez, vous dénaturez quantité d’excellents produits de la terre, cependant que des millions d’êtres, çà et là, sont en peine de leur nécessaire. Vous imaginez, vous organisez les moyens les plus prompts de traverser l’espace, mais vous élevez aussitôt des barrières et des obstacles où le voyageur arrêté, semoncé, visité, soupçonné, perd un temps infini avant qu’on lui permette, par une, sorte de faveur toujours incertaine, de pénétrer dans une contrée qui n’est pas moins misérable que celle qu’il vient de quitter. La vertu de patience expire en lui. Il maudit ces États dont les bienfaits ne lui apparaissent qu’au prix de longues réflexions, cependant que le poids de leur puissance est des plus sensibles à chaque instant.... Ah ! mon cher Maître, de toutes les créatures de votre monde, ce sont bien les États que j’ai trouvées les moins vertueuses...

— Mon reporter stellaire semblait fort excité. Je lui dis :

— Qu’avez-vous ? Que diable les États vous ont-ils fait ?

— Oh ! dit-il, quant à moi, qui ne suis qu’un rayon d’étoile détaché dans le journalisme, je me moque bien des impôts, des paperasses, des guichets et des murailles, qui sont les seuls signes auxquels se connaisse l’existence d’un État... Mais comme je cherchais un peu partout quelques atomes de Vertu dont je fisse un petit lingot bien pur et de grand poids, l’idée me vint, toute jeune et toute absurde, d’analyser aussi la teneur vertueuse de l’État.

— Voilà une singulière recherche...

— C’est que pour nous, Monsieur, les êtres sensibles et les êtres de raison sont à peu près considérés de même, et nous donnons aux uns et aux autres, le même degré d’existence... ou d’inexistence,... Peu importe : On trouve ainsi qu’il y a de la Vertu non seulement chez des hommes ou des femmes, mais dans toutes les entités. Il y en a dans la Littérature, — quoiqu’un peu moins qu’autrefois. Il y en a dans la Médecine, dans la Géométrie ; je m’assure qu’il y en a beaucoup à l’Académie. Il n’est donc pas extravagant d’en rechercher aussi dans l’État... Rassurez-vous, Monsieur, il ne s’agit point de politique. Mais concevez un peu quel citoyen détestable nous offre la personne d’un État... Cet être est bien étrange. La Vertu, Monsieur, la Vertu le ferait périr… Il ne subsiste que par les contradictions les plus marquées. Il pratique à peu près tous les vices, convoite le bien d’autrui, manque à tous ses engagements, frustre ses créanciers, vend l’opium, fait un dogme de son injustice, ne connaît que la force, le nombre et les résultats brutaux. Ah Monsieur, voilà bien un personnage que vous n’honorerez jamais du moindre prix Montyon...

— Nous n’y avons jamais songé... Mais à défaut d’États nous couronnons souvent de petits organismes du plus pur mérite. Etes-vous passé, dans tous vos tours et détours, par la rue Xaintrailles, à Paris ?

— Rue Xaintrailles ? Connais pas.

— Mais nous, qui ne sommes point si agiles, toutefois nous la connaissons.

— Qu’y voit-on ?

— Vous trouverez là une petite maison où sous le nom de Dominicaines garde-malades des pauvres, vivent des femmes admirables. Leur affaire est de servir ce qu’il y a de plus pauvre et de plus souffrant dans le plus misérable et le plus sinistre lieu de Paris. On ne respecte pas grand’chose dans ces parages, où le dénuement et la dégradation rendent les gens aussi brutalement positifs que le maniement de l’argent fait les hommes de proie. Mais ces dames sont vénérées et il y a pour elles de la reconnaissance dans les regards, dans la rue, quand elles passent.

— Permettez-moi, mon cher Maître, de prendre quelques notes. Mais vous riez...

— Non, mon ami, je ricane. C’est bien mieux.

— Mais enfin, puis-je savoir si ce rire ou ce ricanement s’adresse à votre serviteur ?

— Mais à qui donc voulez-vous que je le dédie ?

— Mais que vous ai-je fait ?

— Rien. Vous me faites rire. Voyons, mon cher Envoyé très spécial, vous avez parcouru la terre, et je n’ai pas quitté ma chambre. Vous avez transpercé les choses humaines d’un rayon des plus pénétrants, analysé les esprits, pesé les desseins, estimé les valeurs, et vous n’avez pas rapporté grand’chose. Et moi je n’ai pas bougé, et me voici embarrassé de toute la vertu que je devrais célébrer à l’Académie. Tenez... et convenez que vous avez fort mal conduit votre fameuse enquête. Connaissez-vous seulement cette œuvre qui se nomme l’Abri, et s’occupe des loyers ? Et celle-ci, qui nous intéresse de fort près, nous autres, gens de lettres, c’est le Denier des veuves, mon cher Monsieur...

— Pardonnez-moi, Monsieur, et me laissez le temps d’écrire. Nous disions le Denier des veuves des Gens de Lettres...

— Et la Tutélaire, pour les enfants ; et la Fédération des Œuvres maritimes et le Patronage pour la jeunesse féminine, et...

— Pas si vite, mon cher Maître...

— Mais n’oubliez pas surtout Mlle Maire... Elle est professeur de dessin. Depuis 40 ans, sa vie est toute vouée aux aveugles, et surtout aux aveugles malades. Elle les soigne, les nourrit, les habille, les divertit, entretient les tombes de leurs morts, et chose admirable, elle les dresse et les instruit à se soigner les uns les autres. La charité devient ici une vertu qui finit par exiger tous les dons de l’esprit. Le cœur invente, le dévouement imagine, et une dépense incroyable d’intelligence est exigée par la divination des moindres besoins de ces pauvres aveugles et par la volonté d’adoucir leur sort.

— Je confesse à présent, mon cher Maître, que le Point de vue de Sirius ne fait pas apercevoir toutes choses...

— J’en aurais encore bien d’autres à vous montrer... Voyez-vous, il n’est encore rien de tel comme une Vieille Académie pour connaître bien des perfections qui ne se rencontrent pas dans les rues. N’oubliez point, que ce qu’il y a de meilleur est toujours assez caché, et que ce qu’il y a de plus haut et de plus précieux au monde est toujours niable.

— Adieu, dit le Reporter, je remonte dans le Compagnon de Sirius. Mais à peine là-haut (ou là-bas) je fais campagne pour qu’on y fonde une Académie. Nous n’aurons que quarante fois soixante mille fauteuils, ce qui fera deux millions et quatre cent mille heureux, et cinq ou six milliards de grandes espérances.