Fête de Jeanne d'Arc à Domremy

Le 1 mai 1938

Henry BORDEAUX

LA FÊTE DE JEANNE D’ARC

A DOMREMY ([1])

Le 1ermai 1938

 

Mesdames,
Messieurs,

Ce matin, tandis que sonnaient les cloches en l’honneur de Jeanne, je me rappelais cette déposition d’un laboureur de Domremy au procès de réhabilitation : « Quand elle était dans les champs, et qu’elle entendait sonner la cloche, elle s’agenouillait. »

La pieuse petite bergère pouvait-elle se douter que ces cloches sonneraient un jour pour elle et que les foules viendraient s’agenouiller au lieu de sa naissance pour la prier à son tour ?

Je suis venu pour la première fois en pèlerinage à Domremy pendant la guerre. C’était au mois d’avril 1915. J’appartenais à l’état-major de la 1re armée et je traversais ce village au cours d’une mission. Comment ne m’y serais-je pas arrêté ? De petits enfants s’intéressaient à ma visite et m’accompagnaient. Tous, ils savaient l’histoire de leur compatriote et s’offraient à me montrer sa maison natale. Dans l’église où l’ancienne abside est devenue l’entrée de la nef, des femmes priaient, devant cette statue de sainte Marguerite dévotement conservée qui, déjà, était chère à Jeanne. Il n’y avait pas d’hommes : les hommes étaient aux armées. Par intervalles, la voix des canons lointains rappelait la menace qui pesait sur la France, comme au temps de Jeanne

Mon jeune cortège me conduisit à cette pauvre demeure qui, avec son toit à pans coupés, sa vétusté, sa misère, apparaît comme une réplique de l’étable de Bethléem. A cause de mon uniforme, il ne voulait pas me quitter. Ainsi ai-je visité la salle d’entrée qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Là naquit Jeanne. Le bœuf et l’âne ne devaient pas être loin. Je remarquais la poutre maîtresse qui était tailladée de coups de canif.

— Les Boches, m’expliquèrent mes petits guides.

— Comment ? Les Boches ? Ils ne sont pas venus ici.

— Les Boches d’autrefois. Pas ceux d’aujourd’hui. Je compris qu’ils étaient venus en 1870. Et mes guides d’ajouter :

— Ceux d’aujourd’hui, rien à faire. Ils ne viendront pas.

Et je ris avec eux de leur belle confiance. De là, ils me montrèrent la chambre d’enfant et de jeune fille. Quatre murs serrés, point de cheminée, à peine un petit jour par un étroit judas. Et je pensais à la prison qui lui fut donnée dans une tour de Rouen.

Vous venez tous de voir son village natal, son église, sa chambre, le jardin qui est derrière et où, pour la première fois, elle entendit les voix lui parler, et ces lignes d’horizon qui ont formé son regard : ces vieux villages, la Meuse un peu plus bas, cette vallée qui s’ouvre d’un côté sur Vaucouleurs, de l’autre sur Neufchâteau, ces collines boisées au feuillage nouveau d’un vert tendre, là-bas le mont Julien où vint, dit-on, l’Apostat, cet ensemble qui ne limite pas la vue, qui donne de l’espace, qui n’est pas achevé, qui réclame, pour se compléter, la longue suite de pays dont la France est formée. Nul ne peut accomplir ce pèlerinage le cœur dormant... Mais quand je l’accomplis moi-même pour la première fois, ce pèlerinage prenait un accent plus émouvant et pathétique à cause de la guerre que l’incessant bruit du canon rappelait comme le chœur rappelle les motifs essentiels dans la tragédie.

A Domremy, c’est Jeanne la bergère qui reçut sa mission et s’y prépara par la prière et par la foi. De ces lieux où elle ne revint jamais, elle s’en alla délivrer le royaume de France. Imaginons, dans la salle d’entrée de sa maison natale, le dernier repas de famille avant son départ, Il y a là son père, qui est un rude travailleur, ses frères et sa mère enfin, cette Isabelle Romée qui est plus qu’une bonne femme très pieuse, qui porte en elle une flamme sacrée, car elle est allée en pèlerinage au Puy et peut-être à Rome. Jeanne a commencé par la conquête la plus difficile, celle de son entourage. Ses parents ont consenti à son départ. Comme ce dernier repas en commun dût être mélancolique ! On savait qu’elle devait partir, que mille force ne la retiendrait, et la merveilleuse enfant connut peut-être ce jour-là une douce preuve de sa vocation, le respect de ses parents et de ses frères, et leur attente...

Jusqu’où irait-elle ? Et qu’allait-elle devenir ? Mais tout d’abord, d’où venait-elle ?

La vie de cette sainte de dix-neuf ans se partage en trois périodes d’inégale durée : dix-sept ans, un peu plus d’un an, un peu moins d’un an : l’enfance et la mission ; la victoire et la gloire ; le martyre et la mort. Dans les trois, elle rend le même son pur, sans une fausse note.

Dans une phrase célèbre, La Bruyère a séparé les grands hommes de leurs origines. « Il apparaît de temps à autre, a-t-il écrit, sur la surface de la terre, des hommes rares, exquis, qui brillent par leurs vertus, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux, semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore la course, et dont on sait encore moins ce qu’elles deviennent après avoir disparu : ils n’ont ni aïeux ni descendants ; ils composent seuls toute leur race. » Petit précepteur plus ou moins rabroué dans les grandes familles où il servait, La Bruyère détestait l’aristocratie. Il préférait croire aux hommes-météores. Or, il n’y a pas d’hommes-météores, pas plus qu’il n’y a d’étoiles extraordinaires pour troubler l’ordre des cieux. Si différent de sa race que soit le grand homme, il en est sorti et il en porte la marque. Si haut que fût Pasteur, au-dessus de son père, le tanneur, et de ses ancêtres paysans, quand on apposa devant lui une plaque sur sa maison natale, il voulut parler et il dit : « O mon père et ma mère, c’est à vous que je dois tout... »

Il en est des saints, comme des héros, comme des génies. Ils montent plus haut, mais le tremplin est le même : une bonne race. Le Christ n’a-t-il pas voulu naître de la famille de David ? Les parents de Jeanne d’Arc sont de belle lignée paysanne. A Domremy, ils sont estimés et honorés. Sa mère surtout, qui est allée en pèlerinage au Puy et peut-être à Rome, sa mère qui, la première sans doute, a cru en elle, qui ne doutera jamais d’elle et qui, toute vieille, s’en ira à pied, sur les chemins, comme autrefois au Puy ou à Rome, à Paris pour la réhabilitation solennelle de Jeanne à Notre-Dame.

M. Hanotaux, qui, dans son Histoire de la Sainte, lui fait une place, conclut : « la mère, Isabelle Romée, sort de l’ombre d’où l’histoire éblouissante de sa fille l’avait insuffisamment tirée. On ne peut dire qu’elle ait connu les desseins de Jeanne ; la mère eût reculé sans doute devant leur audacieuse exécution ; du moins ne s’est-elle pas renfermée, à l’heure décisive, dans l’inertie et l’abstention. Si elle ne fit que prier, elle pria ; si elle ne fit que veiller, elle veilla. Elle n’ignorait pas ce qui se passe dans le monde, sa piété active et voyageuse a été le stimulant des déplacements et des initiatives ; les rencontres — voulues ou non — de pèlerinages ont préparé à Jeanne les appuis et les fidélités qui la suivront. La mère ne perdra pas de vue sa fille, elle veillera encore sur elle plus tard et jusqu’à la fin, et même longtemps après l’horrible tragédie, jusqu’au jour où, demandant et obtenant la réhabilitation, elle l’aura justifiée. »

Je ne sais si l’on ne peut aller plus loin encore. Sans doute, on ne peut dire qu’Isabelle Romée ait connu les desseins de sa fille, mais pourquoi n’en aurait-elle pas été la confidente ? Pourquoi eût-elle reculé devant leur audacieuse exécution ? Les pèlerinages lointains avaient dû la préparer aux initiatives. Sa prière la portait à croire aux miracles. Et pourquoi n’y aurait-il pas autre chose qu’un simple accord entre le départ de la fille pour Chinon et celui de la mère pour Le Puy ? Pourquoi l’une n’apportait-elle pas à l’autre l’offrande de son cœur maternel et cette première foi dans la sainteté qui confirme les vocations ?

Après que Jeanne a été brûlée comme sorcière, Isabelle Romée est-elle ébranlée dans sa certitude ? Les jugements officiels ne pourront rien sur elle. Elle honore, elle continue d’honorer son enfant qu’elle connaît comme une envoyée de Dieu. Elle s’en ira à pied, comme autrefois, sur les chemins de Rome et du Puy, mais plus âgée et plus douloureuse, jusqu’à Paris pour réhabiliter la chère mémoire dont elle n’a jamais douté. Et dans l’église Notre-Dame, elle assistera, récompensée, au commencement du procès qui cassera la procédure de Rouen. En vérité, elle est digne d’avoir enfanté une sainte.

Non, il n’y a pas rupture, comme le prétend La Bruyère, entre le génie et ses origines. Entre ses ancêtres et Jeanne, il y a les voix : Mais les voix n’eussent pas parlé à qui n’eût pas été digne de les entendre. Là est le secret de la vocation. Jeanne ne renie pas son passé, elle nous enseigne la fidélité à la race, au sol, au pays, Elle élargit démesurément l’héritage, mais elle en a reçu le noyau.

Et voilà pourquoi les saints et les génies n’inspirent jamais le vertige de la folie. Ils sont, dans leurs extases mêmes et leurs inventions, solidement rattachés à la terre et à la raison.

Sans doute, une sainte s’évade-t-elle des conditions normales de la vie. Encore faut-il qu’elle puisse s’évader. Le foyer peut être hostile à la vocation, et de même le village. Que de grands hommes furent incompris de leur famille et de leur lieu de naissance ! Jeanne, à dix-sept. ans, entend des voix depuis plusieurs années. Elle est liée avec les jeunes filles de son âge, mais elle a déjà besoin de solitude. Elle sait à quoi elle est appelée. Cela est si singulier, si étrange, qu’il serait naturel qu’elle ne rencontrât autour d’elle que le doute et l’incrédulité. Or, elle devait exercer un tel rayonnement que le village, les amis, les parents acceptent, les premiers, la possibilité du miracle, d’un miracle jailli d’eux, pauvres gens englués dans toutes les misères et les réalités de la vie.

Jeanne a donc commencé par la tâche la plus ardue : convaincre son entourage et, par surcroît, un brave capitaine de gendarmerie. Elle part pour Chinon : du premier coup, pour elle qui n’est pas entraînée, c’est une chevauchée plus fatigante que celle de ces amazones qui ont tenté le raid Paris-Cannes. Elle désigne le roi : c’est le signe même de sa mission. Car la naissance du roi est suspecte à cause de la démence de Charles VI et de la débauche d’Isabeau. Or, elle va droit à lui, qu’elle ne connaît pas. Cette enfant de dix-sept ans applique, cinq siècles d’avance, le fameux De quoi s’agit-il ? trouvé par le maréchal Foch au bout de ses réflexions. Elle va droit à l’essentiel, comme elle est allée droit au roi. De quoi s’agit-il ? De rétablir la royauté française, c’est-à-dire la patrie, contre l’étranger. Pour cela, trois buts à atteindre : la délivrance d’Orléans, le sacre de Reims, la reprise de Paris. A distance, nous ne pouvons plus douter que ce fût l’essentiel. Tant qu’on l’écoute, tout s’exécute à merveille. On cesse de l’écouter : on échoue devant Paris. Sa destinée est limpide comme une eau de source. C’est en vain qu’on tente de la troubler.

Elle n’est même point troublée par sa jeune gloire rayonnante. Les acclamations ne l’ébranlent pas. Elle est telle dans la bonne fortune qu’elle sera plus tard dans la mauvaise. Rien n’est plus rare, surtout quand l’orgueil vous tente à l’aurore. Le génie n’a pas d’orgueil. La sainteté encore moins. « La véritable grandeur, dit La Bruyère, mieux inspiré cette fois, est libre, douce, familière, populaire. » Nous l’avons vue chez un Pasteur, chez un Joffre, chez un Foch. Mais c’est la grandeur au déclin de la vie. Jeanne, à dix-huit ans, adulée, fêtée par des foules agenouillées, par des seigneurs, par des chefs que son front nimbé et ses yeux d’or attirent et envoûtent, rit de bonne humeur et reste toute lumineuse. Ni la vanité, ni le monde, ni l’amour n’ont de prise sur elle. Elle a poussé tout droit comme un peuplier, ou plutôt comme un lis à longue tige. Elle est intacte, elle est pure, elle est blanche et claire.

Mais voici la grande épreuve, le martyre, ce procès de quatre mois où elle est torturée par les clercs qui veulent la convaincre de sorcellerie. Là encore, elle est prodigieuse, comme dans la bataille. Songez qu’elle est enfermée dans un affreux cachot sans air, elle qui est habituée à la vie de campagne et à la vie des camps, qu’elle est mal nourrie, qu’elle doit se défendre la nuit contre un geôlier, et qu’on la sort de là pour l’accabler de questions subtiles où le moindre mot risque d’être déformé et de la livrer. Or, loin d’être désemparée et lasse comme elle y aurait droit, — et plus encore étant femme, — elle apparaît devant ses jugesavec ce mélange de gravité lorraine et de malice champenoise qui lui vient de ses origines. Dans ces ténèbres juridiques, sa parole est comme un jet de lumière. Le plus beau livre sur Jeanne, c’est elle-même qui l’a écrit. Ce sont ses réponses que recueillit Quicherat. Et ces réponses ont été traduites par un greffier sans doute hostile. On y reconnaît avec une surprise qui va jusqu’à l’émotion la plus haute et la plus rare, une finesse naturelle qui déjoue tous les calculs. Elle n’est jamais prise en faute. Elle écarte les byzantinismes et les obscurités. Là encore, le De quoi s’agit-il ? est continuellement posé, et par elle seule. Patronne des soldats, Jeanne peut l’être encore des écrivains. Elle leur enseigne la, divine clarté.

Michelet l’a peinte en blanc sur le fond sombre du moyen âge. Elle se détache en lumière. Les flammes de son bûcher se sont séparées pour devenir des flambeaux.

Pendant la guerre, il y avait, dans un de ces petits villages suspendus aux flancs des collines au-dessus de Reims où les troupes venaient au repos, bien qu’ils fussent bombardés, une jeune fille si belle et si sage que tous les jeunes soldats, et même les anciens, étaient amoureux d’elle. Aucun n’eût osé la toucher, et tous, se souvenant d’une fiancée, d’une femme, d’une sœur, ou de ce désir d’amour que chacun porte en soi, retiraient d’elle une douce chaleur intérieure, un goût plus vif de se dévouer et de mériter. L’un ou l’autre, la nuit, s’en venait de cantonnements lointains pour voir un instant à l’aurore son sourire, et repartir plus allègre. Elle n’aurait pas pu choisir, elle n’avait pas le droit d’aimer. Elle appartenait au cœur de tous. C’est une chance pour notre pays d’avoir dans son passé une image comme celle de Jeanne, que chacun de nous peut aimer à distance, et dont il peut recevoir une pure exaltation dans sa vie...

J’ai eu l’honneur de représenter l’Académie française, avec M. Hanotaux et M. Georges Goyau, le 30 mai 1931, à la cérémonie solennelle célébrée à Rouen pour commémorer le cinq centième anniversaire de la mort de Jeanne. Comment n’évoquerais-je .pas ici le souvenir de cette journée ? Substituons un instant à cette basilique et à cet emplacement où nous sommes la place du Vieux-Marché, à Rouen, où fut dressé le bûcher, où Jeanne fut brûlée vive. Revenons à ce 30 mai 1931. Regardez, Ils sont tous là. Tous, splendides et chamarrés. Qui donc ? Regardez-les. Le gouvernement, qu’elle a rétabli en France et qui, dès qu’il a été rétabli par elle, ne s’est plus soucié d’elle : un ministre, un préfet, des députés, des sénateurs. L’armée qu’elle a commandée et qui l’a abandonnée : trois maréchaux de France, le généralissime, des généraux, des officiers, des soldats, des marins. La justice qui l’a condamnée : magistrats avec leurs robes rouges ou noires, leurs hermines, leurs toques. Le barreau qui ne l’a pas défendue. Le clergé qui l’a convaincue de sorcellerie : cinq cardinaux rouges dont les longues traînes sont portées par des clercs dans un cérémonial magnifique, quarante archevêques ou évêques violets, prêtres blancs innombrables. L’Université en robes jaunes, qui l’a convaincue d’imposture, et l’Université de Paris a même envoyé une adresse pour flétrir son ancêtre. Les Académies, qui ont attendu des siècles pour, la célébrer et lui donner accès dans l’art et les lettres. Les Anglais qui l’ont exécutée, et qui sont représentés par leur ambassadeur et par une délégation de maires en robe rouge bordée de fourrure et tricorne noir. Le peuple enfin qui a assisté sans broncher, sans protester, sans se soulever, à son exécution, à l’exécution implacable et cruelle d’une enfant de dix-neuf ans. Pas un ne manque, en vérité ! Un seul peut se présenter sans rougir de honte, et c’est le Légat du Pape : Car le Pape, à qui Jeanne en appelait, dès qu’il a été saisi du procès, dès qu’il en a connu les pièces, l’a absoute et glorifiée. Elle était morte depuis un quart de siècle, mais sa mère, qui n’avait cessé de croire en elle, a vécu assez pour entendre la sentence de réhabilitation. Réhabilitée, ce n’était pas assez. Il fallait cette réparation à quoi le monde entier a voulu prendre part.

J’aurais souhaité, ce jour-là, écouter les discours, et je ne pouvais pas les suivre. Parfois, une phrase de M. Hanotaux, son historien, de M. Léon Bérard, qui représentait le pays, venait à moi, mais j’étais pris tout entier par un autre spectacle, que je n’avais pas de peine à évoquer. Elle est amenée sur cette place du Vieux-Marché de Rouen, en robe blanche, en femme, elle qui a conduit les hommes en habits d’homme, comme une guerrière sans arme à qui son visage suffisait. Elle a un cri de détresse quand elle aperçoit le bûcher dressé : « Rouen ! Rouen ! seras-tu donc ma maison dernière ? » Son prodigieux courage va-t-il faiblir ? Elle doit subir un affreux sermon hypocrite et les injures de l’évêque Cauchon, car celui-ci eut toutes les lâchetés, jusqu’au bout. Elle est liée sur le bûcher. Elle crie son innocence, elle proteste contre les accusations du pilori. Et puis, oubliant la terre, elle n’a plus qu’un cri d’amour : Jésus !...

Cela s’est passé à Rouen, il y a cinq cents ans. A la place du bûcher, un grand vase de marbre soutenu par des colonnes de porphyre portait la flamme symbolique qui se tordait au vent : Et dans cette immense foule, dans ces acclamations qui célébraient la suppliciée, j’imaginais la solitude de Jeanne. Tout de même, elle n’avait pas vingt ans, elle avait incarné la jeunesse, la beauté, la victoire. Elle avait délivré des villes, désigné et couronné un roi, donné l’unité au pays, commencé sa libération. Elle aurait dû être entourée de bonheur et d’amour. Et personne ne lui était demeuré fidèle. Pas un n’a tenté de la sauver. Pas un n’a risqué sa vie pour la sauver. La justice humaine venait d’employer quatre mois de torture pour amener Jeanne à douter de sa mission. Qui n’a vu sa prison de Rouen ? De là, mal nourrie, dormant mal, car il lui fallait veiller contre ses geôliers, elle était extraite chaque jour pour être mise en présence de cette armée de théologiens bien en forme qui lui faisaient passer des examens, guettant chaque phrase, chaque mot, et elle leur tenait tête à tous avec sa droiture, sa finesse, son esprit de France. De là elle fut conduite au supplice où elle réclama une croix, son seul appui. Je ne sais si jamais un cercle de solitude pareille fut tracé autour d’un être humain. Qu’est la solitude du génie, celle de Michel-Ange, celle de Napoléon, auprès de la sienne ? C’est la solitude de Jeanne qui s’opposait devant moi, ce jour-là, à cette foule venue pour l’acclamer... Comme le Christ sur le chemin du Calvaire, après les acclamations elle a connu toute la lâcheté humaine, cette lâcheté qui est peut-être avec l’orgueil le plus grand vice de l’homme.

Il y eut, au cours de cette cérémonie de Rouen, quelques instants de pure émotion... Le défilé des troupes, le visage tourné vers le bûcher. Les cloches de midi qui sonnèrent à la cathédrale comme le défilé s’engageait sous la grosse horloge, et qui, ce jour-là, sonnèrent pour Jeanne dans la France entière, à Orléans, à Compiègne, à Reims, à Domremy, et dans nos villes et nos villages les plus chers. Le jet des fleurs dans le fleuve à l’emplacement même où les cendres de Jeanne, par un geste sacrilège avaient été dispersées. Le discours, enfin, de Son EM. Le cardinal Boume, archevêque de. Westminster et primat d’Angleterre, à la cathédrale. On le vit s’avancer dans le chœur jusqu’à l’entrée de la grande nef. Il apparut dans sa splendeur rouge, avec un visage clair d’homme bien portant et simple, sans complication ni arrière-pensée, un visage d’honnête homme sans mysticité apparente, et il parla en français, articulant nettement chaque phrase, d’une façon catégorique. Après avoir montré le service d’unité, d’ordre et de délivrance rendu par Jeanne au peuple de France, il la remercia d’avoir rendu aussi au peuple anglais le sens de ses destinées : « Rentrez chez vous, leur dit-elle sans haine, et que Dieu vous bénisse. » Elle a par la guerre rétabli la paix dans les nations et dans les cœurs.

Ce fut d’autant plus émouvant que l’on pensait aux treize mille morts anglais ensevelis au cours de la dernière guerre dans les cimetières de Rouen. Quelle garde d’honneur autour du bûcher !

Quelle chance, disais-je tout à l’heure, pour notre pays d’avoir dans son passé une image comme celle de Jeanne, que chacun de nous peut aimer à distance et dont il peut recevoir une pure exaltation dans la vie ! Cette chance, inconnue des autres peuples, chez nous s’est renouvelée, de sainte Geneviève qui veille sur Lutèce et qui écoute si elle n’entend plus, dans le voisinage de sa ville préservée, le pas des chevaux d’Attila, à Bernadette de Lourdes, petite bergère elle aussi, priant la Vierge au bord du Gave, à l’ombre des Pyrénées, à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, fille d’ouvrier, qui de son cœur immolé répand les grâces où les gouttes de sang sont changées en roses. Ainsi notre histoire, pareille à une légende dorée, nous entraîne-t-elle dans cette ronde de jeunes filles dont les pieds, bientôt, quittent la terre et dont l’ascension nous oblige à lever la tête pour les revoir. Mais pourquoi ne pas l’avouer : notre préférée, c’est encore Jeanne.

Sainte Jeanne de Lorraine, devenue Jeanne de France, puis Jeanne de l’univers catholique, puis Jeanne du monde entier, puisque personne ne résiste plus aujourd’hui à votre grâce, vous qui fûtes à Domremy, au moment du départ de votre mission, comprise de votre humble entourage et qui fûtes à Rouen, après l’avoir accomplie, la plus abandonnée des créatures, que dans cet immense cri de tendresse qui monte aujourd’hui vers vous après cinq cents ans, vous demeuriez la patronne de tous ceux que la maladie, la prison, la pauvreté, les détresses physiques ou morales, et le manque d’amour même, vouent à une solitude non point comparable à la vôtre, car ils n’ont point votre courage à lui opposer, mais si cruelle à leurs yeux, et que vous leur appreniez comment on porte sa propre douleur, sinon la douleur d’un peuple que vous avez dissipée. Enfin, n’oubliez pas que, née ici même, vous avez aux cieux des devoirs particuliers envers nous qui sommes de votre Lorraine ou de cette France que vous avez délivrée. Ne cessez pas de nous délivrer encore de nos maux intérieurs et des menaces extérieures qui continuent de peser sur nous. Donnez à nos hommes politiques ce bon sens, premier degré du génie parce qu’il tient compte des réalités et s’appuie sur elles, ce bon sens que vous avez montré à la guerre et devant les juges et transe mettez-leur un peu de cette clarté qui vous permettait de surprendre et écarter les mensonges et les erreurs. Inspirez à nos paysans le goût, la passion de la terre qui est notre nourricière et notre amie, à nos ouvriers le goût, la passion du travail bien fait qui est l’honneur de l’homme, à tous ceux qui exercent un commandement dans le domaine de l’esprit ou de la matière le sens de leurs responsabilités, le respect de leur propre autorité, cette manière humaine qui convient aux chefs et qui fut la vôtre. Alors, Sainte Jeanne de Domremy, remontera jusqu’à vous la douceur divine de cette paix qu’avec votre aide nous aurons méritée...

 

[1] Discours prononcé au nom de l’Académie française par M. Henry Bordeaux à la fête de Jeanne d’Arc, à Domremy, le 1er mai 1938, en présence de M. le maréchal Franchet d’Espèrey, de Son Éminence le cardinal Verdier, archevêque de Paris, de Mgr Ginisty, évêque de Verdun, de Mgr Marmottan, évêque de Saint-Dié, et de la délégation des sénateurs et députés.