Inauguration du monument élevé à la mémoire de Raymond Poincaré, à Sampigny

Le 15 octobre 1937

Gabriel HANOTAUX

Inauguration du monument élevé à la mémoire
de Raymond Poincaré
à Sampigny

le vendredi 15 octobre 1937

DISCOURS

DE

M. GABRIEL HANOTAUX

 

Madame,
Mesdames,
Messieurs,

Que pourrais-je ajouter aux éloquentes paroles que vous venez d’entendre ? Je parle ici, à mon tour, au nom des amis de Raymond Poincaré, et ses amis n’ont pas à faire étalage de leur amitié. C’était un sentiment naturel à ceux qui l’approchaient. Comment ne se fût-on pas attaché à ce grand esprit, à ce noble cœur, à ce parfait serviteur de la France ?

Je voudrais dire, cependant, à quel point nous sommes émus à la vue de la belle œuvre artistique qui est devant nous. En vérité, cher et éminent confrère, vous pensiez à nous quand vous l’avez ainsi conçue et exécutée. Vous n’avez pas eu l’intention de montrer ici, dans ce doux coin de France qu’il avait choisi et aimé, l’homme d’État national, dans son action éloquente et avec son autorité imposante ; vous n’avez pas puisé votre inspiration dans ces modèles de l’antiquité où un Périclès, un Phocion se dressent en leur gravité et leur splendeur de demi-dieux. Vous avez voulu saisir notre ami dans son cadre intime, dans son attitude aisée et familière, tel qu’il accueillait ses amis.

Je le vois chez moi, à Roquebrune ; je le vois ici, à Sampigny, dans cette maison rose, dans ce Clos, — si peu clos, — où sa bonne grâce souple et naturelle s’épanchait avec une égalité d’humeur toujours sereine et toujours indulgente, laissant son cœur s’approcher du cœur et son esprit vagabonder jusqu’à l’esprit.

La sculpture, qui est la consécration de ce qui dure par l’image, a traduit, mieux que le frêle papier des livres et des journaux, ce qu’il était, et ce qu’il est de plus en plus dans sa réalité survivante et consacrée, non pas un antique refroidi, mais un moderne chaud et vivant : les jambes croisées, le geste prévenant, le sourire aux lèvres, l’œil au guet, il parle ! Et que nous dirait-il, si nous pouvions l’entendre ?

J’en suis sûr, il nous donnerait, sans avoir l’air d’y toucher, quelques-uns de ces bons conseils par lesquels il se conduisit lui-même et par lesquels il sut conduire toute une génération, — la génération de 1900, celle qui se battit en 1914.

Il nous dirait que, nous autres, Français, qui savons si bien nous défendre quand on nous attaque brutalement, nous ne savons guère nous refuser quand on nous glisse à l’oreille les propos insidieux de cette propagande toujours en travail dont est imprégnée notre atmosphère : il nous dirait que c’est une légèreté parfois bien dangereuse d’écouter et de répéter tant de propos lancés pour nous décourager et nous diminuer à nos propres yeux et aux yeux des autres.

Par exemple, d’avoir fait peser sur notre gouvernement certaines responsabilités du fait de la guerre. Ne reconnaissons-nous donc pas là cette manœuvre qui s’acharne à nous démontrer que ceux qui ont déclaré la guerre « n’ont pas voulu cela », et que c’est eux qui l’ont subie ?

Laisser ainsi attaquer sournoisement, mensongèrement, le Français de haute sagesse et de haute équité qui a lutté jusqu’à la dernière minute pour épargner à l’humanité une telle catastrophe, c’est faire le jeu de ceux qui n’ont cherché qu’à arracher notre pays à sa volonté pacifique et qui, en l’attaquant, l’ont forcé à se défendre. Est-ce notre président qui avait inventé l’histoire des avions de Nuremberg, prétexte dont la diplomatie osa se servir, et dont les premiers contingents ennemis s’autorisèrent pour forcer notre frontière ? Et n’est-ce pas le gouvernement présidé par Poincaré qui ordonna, — ce qui ne s’est jamais vu dans l’histoire, — le recul volontaire de dix kilomètres en arrière sur notre territoire, pour ne laisser nul reproche peser sur nous, alors que le risque militaire était immense

Que n’a donc pas fait ce Lorrain, ce grand Lorrain dont l’enfance et la jeunesse avaient tant supporté, tant souffert, pour maintenir la paix ; et quels sacrifices n’a-t-il pas consentis, après la victoire, pour la rétablir !

Nous, ses amis, nous sommes encore là, rares survivants de sa génération, pour dire avec fermeté, avec netteté, des choses si simples, si claires. Et de quel sourire approbateur il eût accueilli notre propos s’il eût pu l’entendre ? Oui, il se lèverait de son fauteuil de pierre et viendrait vers nous, la main tendue...

Profitant de sa présence émouvante, je tâcherai alors de savoir, de lui, ce qu’il pense de nos affaires du dedans et du dehors, et comment il saurait résoudre les problèmes qui nous angoissent. Certes, il ne les compliquerait pas d’un doute, d’une prévention, ou d’un parti pris quelconque ; ce n’était pas sa manière. Peut-être répéterait-il tout simplement le mot qui fut le sien, et qui nous assura la victoire : Union sacrée.

Soyons unis ! Tout est là ! Mais, comment se fait donc l’union ? Je le laisserai parler encore : un jour que j’avais quelque difficulté de mur mitoyen et que je recourais à sa consultation d’avocat, il me dit : « Une seule chose à faire : vous concilier. Mais, écoutez bien ceci : conciliation veut dire concession. Et la concession doit venir de vous. N’attendez pas que les autres commencent. »

Tel est le haut conseil qu’il m’a donné, que j’ai suivi, que j’ai retenu, qu’il se donnait à lui-même et qui dirigea sa vie entière. Ne nous obstinons pas dans la querelle, dans la critique, dans la négation, dans la défense de ce que nous appelons notre droit. Sinon, nous n’aboutirons à rien. La vie sociale n’est pas un procès perpétuel, c’est une solidarité constante, une adhésion acceptée, par le fait que l’ordre est ainsi établi. Notre droit, c’est entendu ; mais il y a aussi nos devoirs. S’accorder, c’est la condition de toute société. Gambetta fondait la vie sociale sur une règle commune, le rapprochement des intérêts et des âmes. C’est la loi chrétienne.

De part et d’autre, rapprochons-nous, au lieu de nous disputer. Avoir du cœur, c’est avoir raison. Tolérance, économie, libéralité, sacrifice, — et le sourire. — Avec cela la troupe tient et elle marche.

Un mot sur les finances et la prospérité publique, puisque ce fut, pour lui et par lui, une autre victoire !

Se réfugier dans la dévaluation du franc, ce n’est qu’une retraite désastreuse. Dévaluons-nous nous-mêmes, c’est-à-dire consentons à baisser quelque peu l’opinion que nous nous faisons de nous-mêmes ; ne nous encombrons pas trop de nos revendications, de nos appétits, de nos vertus, et n’arguons pas non plus de nos faiblesses, — inspirées trop souvent par ceux qui nous veulent faibles et désunis et qui spéculent sur la panique de nos spéculations.

L’Union, c’est la seule façon d’avoir, dans notre France, — qui n’a pas d’égale au monde, quoi qu’on die, — un bien-être suffisant, un confortable amélioré, de justes loisirs et une joie amicale d’être ensemble entre Français. Nous regagnerons ainsi, au dedans et au dehors, une force et une autorité renouvelée, qui nous feront respecter par nous-mêmes et par tous. Et la France aura ainsi trouvé, dans une bonne volonté mutuelle reconquise, ce bon gouvernement qu’elle cherche depuis Clovis ; elle se sera gouvernée elle-même et elle se sera imposée aux autres.

Ecoutons le conseil et le secret de notre ami. Sa vie entière, que je n’ai pas quittée d’une ligne durant cinquante ans, nous le certifie : il aima. Il aima les siens, ses parents, une mère chérie, la tendre épouse qui fit son bonheur et qui lui ferma les yeux ; il aima ses amis et il aima, par dessus tout, la France. Il l’a laissée grande et unie. Gardons-la pour qu’il la retrouve telle, chaque fois que sa forte personnalité sera évoquée par la gratitude nationale et par l’histoire.

Lève-toi, cher et grand ami ! Vois cette foule qui t’acclame, fais-lui le geste de la « création continue » et de « l’union sacrée » ; et ce sera encore le geste de la Victoire !