Rapport sur les prix de vertu 1940

Le 19 décembre 1940

Georges GRENTE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

Mgr GEORGES GRENTE
Directeur de l’Académie

Lu dans la séance publique annuelle du 19 décembre 1940

 

Messieurs,

Au dire d’un de nos confrères, cette séance posséderait un pouvoir prodigieux : « Comment l’amour de la vertu ne se propagerait-il pas en France, lorsque de jeunes Français apprendront, dès leur enfance, que dans une fête solennelle, à laquelle se font un devoir d’assister les hommes les plus éminents en dignité, les savants et les littérateurs les plus distingués, les femmes les plus recommandables par leurs vertus el leurs talents, on distribue de brillantes couronnes à chacune des actions, qui, en servant l’humanité, l’ont, en même temps, honorée ? »

Si flatteuse qu’elle soit pour nous tous, je n’ose pas souscrire à l’opinion de M. le comte de Cessac : malgré les similitudes de notre assemblée avec celle de 1826, dont il exaltait la valeur, je doute que les traits de bienfaisance, récompensés par l’Académie, aient eu pour mobile la vanité de mon éloge, même la faveur de votre audience. Il est vrai que, longtemps, la date de cette réunion accrut, plus encore que son prestige, le mérite des auditeurs. Fixée à la seconde quinzaine d’août, elle désolait M. Viennet, impuissant à « trouver des mots assez pompeux

Pour louer dignement ce public merveilleux,
Ces gens de goût, de bien, dont la grâce infinie,
Sur nos bancs, avec nous, vient braver l’asphyxie.

Sans attendre que la générosité de M. de Montyon les contraignît à révérer la vertu, nos prédécesseurs prononçaient périodiquement le panégyrique d’un de ses héros. Mais des variations sur les thèmes officiels, Michel de l’Hôpital, Sully, Catinat, Fénelon, Montausier... leur devenaient fades, et ils se plurent à rafraîchir leur inspiration par des exemples plus humbles, plus proches, mieux contrôlés.

Inviter l’Académie française à décerner des prix de vertu, n’est-ce pas, cependant, empiéter sur le domaine de sa sœur, L’Académie des Sciences morales ? En 1855, le duc de Noailles affirma qu’« il n’y a pas loin du droit de couronner un bon livre à celui de récompenser une bonne action » ; mais il omit de justifier ce passage rapide d’un droit à l’autre. Par bonheur, Chateaubriand nous rassure en proclamant que « l’extrême bonté est un véritable génie » : elle peut franchir notre seuil pour s’imposer à notre admiration.

 

Vous l’avez, Messieurs, remarqué, le lauréat perpétuel des prix Montyon est M. de Montyon lui-même. Chaque année, le rappel de sa munificence avive son nimbe, et au regard superficiel de la foule, qui confond aisément le don de la richesse avec le don de soi, il apparaît un cousin laïc de saint Vincent de Paul.

Notre hommage traditionnel a, néanmoins, des tonalités différentes. Si M. de Ségur certifia, en 1822, que Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget, baron de Montyon, avocat au Châtelet, maître des requêtes au Conseil d’État, intendant des provinces d’Auvergne, de Provence et d’Aunis, « était le modèle de toutes les vertus dont il nous recommandait le culte », cent ans plus tard, Robert de Flers éveilla nos soupçons, pour avoir découvert chez lui quelques « faiblesses vénielles ». Sa causticité charmante insinuait qu’il voulut simplement établir qu’on peut décorer la vertu, sans être soi-même une vertu. Alors, exonéré d’obtenir un des prix, avant d’attribuer les autres et de complimenter leurs titulaires, aucun membre du jury ne trouverait, dans une modestie avantageuse, prétexte à fuir ce double devoir. Doctrine, indulgente, mais consacrée par les usages de l’Académie ; car elle n’oblige ni les fondateurs de prix littéraires à écrire préalablement des livres estimables, ni les bienfaiteurs des familles nombreuses à s’entourer d’abord d’une postérité abondante. Dès ses débuts, d’ailleurs, elle s’en inspira pour elle-même, afin de complaire à M. le Cardinal : lorsqu’il lui demanda, selon sa forte manière, de lui fournir la preuve qu’elle « l’aimait », en publiant ses Sentiments sur le Cid, lequel des juges aurait pu composer la pièce ?

Dieu me garde de plaisanter « le mémorable M. de Montyon » ! Était-il un esprit commun, l’homme qui « tira les vertus de l’obscurité pour jeter dans le public les semences des mœurs », et qui « demanda pardon de n’avoir pas fait tout le bien qu’il aurait dû faire » ? Plutôt fut-il un courageux, puisqu’après avoir vu, de son exil, la Révolution dilapider les fonds de ses largesses, qu’il croyait placés solidement sur la tête de Louis XVI et celle du Dauphin, il se condamna, sans restriction légale, ni ordonnance de régime, à « vivre de légumes, de fruits et de laitage », afin de rétablir sa fondation.

Il y parvint au moment où la vertu, disait le comte Daru sans sourire, méritait d’autant mieux récompense, que « Minerve, assise sur le trône, était, pour les yeux des Muses, un spectacle bien doux ». Mais il n’astreignit plus « le rejeton de tant de rois » à examiner personnellement les dossiers des gens vertueux, et pour préserver nos prédécesseurs de lire avec trop de complaisance, sur les boiseries de notre salle rectangulaire, l’inscription fallacieuse : « A l’immortalité », il leur suggéra de méditer ici, de temps à autre, celle qu’il fit graver sur le buste de Madame Élisabeth, avant de l’offrir : « A la vertu ». Le huis clos de nos séances pour l’immortalité ; la gloire de la Coupole pour la vertu, quel témoignage que, même aux yeux de l’Académie, la seconde doit avoir la meilleure part !

 

La lignée de M. de Montyon se prolonge par la phalange de tous les charitables qui ont eu le souci d’accroître la natalité française et le patrimoine moral de la patrie. Citer, parfois, leurs noms, ne sera-ce pas rendre leur générosité contagieuse ? Outre quatre millions annuels de la famille Cognacq-Jay, trois cent quatre-vingt mille francs de la fondation Trépied, deux cent trente-sept mille francs de la famille Darracq, et cent cinquante mille francs d’Étienne Lamy, voici les prix Spiers et Niobé, de cent mille francs chacun ; les prix Colombel et Le Naour, de soixante et cinquante mille francs ; puis, ceux qui vont de quarante mille à vingt-cinq : Le Blanc de la Caudrie, Jacquot Bremard, Durchon-Louvet, le général Huguet et sa veuve, Saulnier et Viard ; enfin les prix qui descendent de vingt à quinze mille francs : Broquette-Gonin, Honoré de Sussy, Dumoulin, Lefort, Dos Santos, Géhère, la Caisse des prêts populaires de Givet et de Fumay... J’interromps cette liste brillante, mais à la foule des autres donateurs, dont l’ensemble des legs constitue trois cent soixante mille francs de rentes, l’Académie atteste que l’absence d’une énumération intégrale ne signifie nul fléchissement de sa gratitude. Pourrait-elle ne pas l’exprimer avec ferveur aux plus désintéressés, qui, avant le dépouillement de la mort, prélevèrent, à leur préjudice, sur leurs revenus ? Un des innombrables réfugiés constatant, au retour, le pillage de sa maison, se contenta de dire : « On m’a pris mes biens. J’ai perdu le mérite de les avoir donnés. » De ceux qui eurent ce mérite il convient, Messieurs, de faire mémoire.

Le public connaît-il suffisamment la multiple destination de nos prix ? Piété filiale, actes de dévouement et de sauvetage, soins aux infirmes, revers de fortune, ménages d’ouvriers, vieux serviteurs, familles déchues, familles chrétiennes et patriotes, vieillards, jeunes gens modèles de quinze à vingt ans, jeunes filles de Paris, jeunes filles de familles ruinées, aveugles de guerre, veuves de soldats, femmes vertueuses, instituteurs modèles ou retraités des enseignements universitaire et libre, artistes peintres, sculpteurs ou musiciens, hommes de lettres fatigués, journalistes, bourses d’études, protection et relèvement. De l’enfance, orphelins, colonies de vacances, missions catholiques,... voilà autant de titres à notre choix, en plus des prix réservés à telle région, département ou commune.

Je crains que cette nomenclature, peu oratoire, ne déchaîne une ruée de pétitions ; mais quel service rendu à de braves gens, qui ignoraient nos moyens et notre devoir de leur venir en aide !

Ajoutons que la retenue légale, qui réduit grandement les arrérages, n’incombe pas aux fondateurs. Il en résulte seulement que l’État, de cette façon inattendue, participe aux prix Montyon, sans prétendre, je suppose, compter parmi nos lauréats.

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Népomucène Lemercier se proposa de « faire assister son auditoire au travail intérieur des consciences de ses honorables confrères, appelés, disait-il, à balancer délicatement les mérites, et affranchis de toute crainte de se tromper ».

Hélas ! en ce 121e discours sur les prix de vertu, je n’offrirai point un aussi intéressant spectacle, pour la raison que je n’ai aperçu aucun membre de l’Académie appliqué à ce jeu de « balance », ni franc de foule erreur. C’est notre cher Secrétaire perpétuel et ses collaborateurs qui ont obligeamment classé les candidats. A ces personnes discrètes j’apporte l’hommage que, malgré la curiosité de découvrir quelque faille, j’ai trouvé habituellement justes leurs propositions, les places bien assignées. Vous me permettrez, Messieurs, de remercier ceux et celles qui n’ambitionnaient pas de mention, mais qui, le long de l’année, à la peine, se réjouiront de n’être pas aujourd’hui oubliés.

Non qu’ils se concilient tous les suffrages, témoin cette instructive anecdote. Le courrier me ratifia, un matin, de blâmes véhéments, parce que l’Académie avait décerné, dans une commune de l’Ouest, un prix de vertu à « des gens, m’écrivait-on, qui l’avaient, dans une seule semaine, mangé et bu, en ripailles de jour et de nuit ». J’aurais pu admirer cette extraordinaire capacité et endurance ; mais, attristé de notre méprise, je consultai aussitôt le dossier du lauréat. Qu’aperçus-je ? Au premier rang, et chaleureuse, la recommandation du censeur. Comme je le lui fis savoir sans retard, il répondit placidement : « Pensez-vous que j’allais me brouiller avec la famille, en lui refusant un certificat » Il n’avait pas le courage de sa faiblesse, et il incriminait l’Académie de l’avoir trop écouté.

Une autre surprise du rapporteur, celle-ci consolante, est que les Français, dont on déplore les oppositions et les querelles, se mettent pleinement d’accord : maires, curés et instituteurs, libres-penseurs chevronnés et dames patronnesses de paroisse, n’ont qu’une voix pour louer des foyers admirables, des actions héroïques. A la fin du second trimestre, quand il accepte de solder, par ce discours, sa rançon de directeur, l’ère morose des devoirs de vacances lui paraît se rouvrir ; mais, au contact de tant d’âmes charitables, en face d’une bienveillance si onctueuse, comment n’imaginerait-il pas, désormais, la société sur les voies de la perfection, et débonnaire ? Quelle atmosphère purifiée !

Bénis soient donc M. de Montyon et ses imitateurs ! Car, sans eux, nous verrait-on, une fois l’an, célébrer les « personnes aumônières et secourables », qui nous permettent d’apercevoir, à travers leurs charités quotidiennes, la noblesse de leur cœur ? Tandis que le mal acquiert facilement la connivence de la publicité, le bien, plus timide, ne recueille, d’ordinaire, qu’un silence total, ou des éloges réticents. Aussi, l’Académie se félicite que les bienfaiteurs des gens vertueux et des familles peuplées aient demandé à son renom de servir une telle cause. Instituée pour conserver la langue française, peut-elle se désintéresser du nombre et de la qualité de ceux qui doivent la parler et en maintenir l’usage ? Autant leur réduction exposerait notre langue à la mort, et leur vulgarité à son avilissement, autant leur multitude et leur valeur spirituelle assureront sa persistance de rayonnement et de charme.

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M. de Montyon avait fixé à ce rapport « un demi quart d’heure de lecture », et pourvu l’orateur d’une allocation de « six mille livres ». L’Académie, avec raison, supprima les honoraires pour augmenter le douaire de la vertu ; mais elle permit, en compensation, d’allonger le discours.

Le fondateur avait, sans doute, moins prévu encore l’extension considérable de son projet. Alors qu’une ou deux vertus, et parisiennes, remplissaient son horizon, c’est de toute la France que, chaque année, elles s’avancent vers nous. Le palmarès de 1940 ressemble à ses devanciers : les infirmités trouvèrent des compassions pour les adoucir ; des malheureux oublièrent leur détresse à consoler de pires infortunes ; orphelins et enfants abandonnés parurent des cadeaux de prix ; des familles se sont accrues vaillamment ; tout un pays d’ombre et de gel a été éclairé, égayé, réchauffé, par la bienfaisance.

Ne craignez pas, Messieurs, que je tente une nouvelle énumération : voici quelques traits de beauté morale.

Un rien signale des vocations précoces. Écolière, pendant que ses compagnes jouent à la poupée, une petite rémoise, Pauline Gourdier, glane, une à une, quatre-vingts souscriptions à l’œuvre de la Sainte-Enfance. Sa famille, où onze naissances se succèderont, va réclamer son aide, car des maux redoublés accablent sa mère. Après quinze ans de fatigues, qui excèdent son âge, une maladie grave l’alite plusieurs mois ; mais, à peine guérie, elle élargit le domaine de sa charité. Dans un quartier neuf de Châlons, un curé, vient de fonder la paroisse de Sainte-Pudentienne, composée de cheminots. « Mademoiselle Pauline », ainsi qu’on l’appelle, y groupe, en un patronage, une centaine de petites élèves de l’école publique, veille à leurs amusements, à leurs travaux pratiques, à leurs prières, prodigue aux parents ses visites et ses conseils. Sitôt l’œuvre viable et acceptée par des religieuses, elle aborde, à l’autre extrémité de Châlons, ce coin de zone que le peuple, prompt, aux vocables expressifs, nomme « La Maltournée ». De pauvres gens y vivent en des cabanes, des roulottes, ou des wagons de rebut. Avant de les soulager, il faut apprivoiser leur méfiance, apaiser leur rancune : cinq années durant, elle sera la bienfaitrice de leur cœur, autant que de leur corps.

Hantée par diverses initiatives, elle organise, dans la campagne, des Semaines ménagères ; puis, alarmée des périls qui guettent les jeunes filles désœuvrées, elle fonde « l’œuvre de la servante chrétienne ». Comme les « bonnes » lui viennent surtout de l’Assistance publique, leur origine la met en rapport avec la préfecture et le tribunal, et, sur leur demande, elle doit joindre à ses occupations spontanées la surveillance officielle d’adolescents. Que de centaines de lettres, quel parcours des quartiers pour les placer et les suivre ! Elle encourage celles de ses protégées que les juges ont envoyées au Bon Pasteur, ou en prison, sans négliger sa famille, malmenée par maints désagréments. Le maire de Châlons et le supérieur du grand séminaire lui rendent témoignage, et ses compatriotes savent qu’elle a toujours « le sourire pour le Seigneur ».

 

« Celui-là est bon, dit La Bruyère, qui fait du bien aux autres. S’il souffre pour le bien qu’il fait, il est très bon. » Alors que souvent la maladie nous rend égoïstes, sinon aigres, Mlle Suzanne Duval, de Bayeux, qui a la hanche luxée, et que harcèlent des maux incurables, tient, malgré fatigue et douleurs, un emploi de vendeuse dans un magasin de la ville, pour écarter de l’hospice sa mère presque aveugle. A force de monter et descendre deux étages, par un escalier sans rampe, trop rude à sa boiterie, elle s’affaisse, subit deux opérations, et depuis quatre ans ne se lève plus. Mais « nécessité l’ingénieuse » la fait s’accommoder de la maladie : elle assume l’éducation de trois nièces, apprend à broder, parvient à laver le linge et à repasser dans son lit, et, quatre mois entiers, avec le plus parfait oubli de soi, elle s’occupe, nuit et jour, d’une des petites, atteinte de la coqueluche.

 

Cette autre vie dévoile les caractères de zèle, d’amabilité et de patience que saint Paul impose à la charité. Dans la Corrèze, à Curemonte, la veuve Laube a, toute jeune, allégé, par son travail, la gêne du foyer paternel. Après son mariage, elle soigne une voisine paralytique, puis deux orphelines pauvres ; puis, pendant vingt années, une tante malade ; ensuite, sa belle-mère infirme ; son mari blessé et une victime de la tuberculose ; sa bru, immobilisée par une double phlébite ; son petit-fils, ses vieux parents, enfin deux pauvresses que, sans elles, on eût trouvées mortes. Quelle admirable succession, ou simultanéité, de services !

 

Une parisienne, Mlle Madeleine Hue, se présente à nous sur cette jolie remarque d’un de nos confrères que « notre obole s’inscrira dans les comptes exceptionnels de la Providence ». Sa vie, nous dit, en effet, un religieux, « est un miracle, sans cesse renouvelé », parce « reçoit, avec une étrange précision, la somme qui lui permet de ne pas mourir de faim, elle et les siens ». « Je ne pense pas, ajoute ce dominicain, dans un post-scriptum ironique ou timoré, que ce soient de ces avantages qui diminuent l’intérêt de l’Académie pour les détresses généreuses. » Non, mon Père, vous avez eu raison de nous faire confiance ; votre protégée touchera deux mille francs. Combien elle le mérite !

Quoique diverses fonctions dans un atelier et une blanchisserie ne lui garantissent point, une vie stable, elle accepte, par élan, des enfants dont elle ne connaît pas la famille. Qu’une mère, avant de mourir à l’hôpital, lui propose sa fillette de onze mois, elle la prend d’emblée, et l’élèvera jusqu’à son mariage ; qu’un père, aux approches de la mort, lui demande de ne pas abandonner son bébé, déjà privé de mère, consentement aussi preste. Elle recueille une petite fille de trois ans, que sa nourrice veut livrer à l’Assistance publique, et la garde jusqu’à sa dix-septième année, en la préparant à devenir dactylographe. Elle s’est actuellement chargée d’un bambin, oublié, à deux jours, dans une clinique. Toujours insatiable de secourir, elle loge dix enfants abandonnés, qui passent sous son toit leur vacances. Elle en place d’autres en des milieux convenables, et malgré son impécuniosité, son âge, et une santé compromise, elle visite des malades et consacre quelques heures régulières à un service social. Les personnes qui trouvent si longues les après-midi qu’elles ne peuvent gaspiller en futiles propos, feraient bien d’apprendre de Mlle Hue l’art d’être heureuses en servant.

On sait, ou l’on soupçonne, que l’enseignement libre n’est pas une carrière propice à faire fortune. Avec une abnégation que je me plais à glorifier ici, maîtres et maîtresses instruisent les enfants pour d’infimes honoraires. Or, Mlle Vaudour, née dans la Manche, à Saint-Hilaire-du­Harcouët, et institutrice libre à Bayeux, non seulement refuse toute rétribution, mais soutient l’école de ses quelques deniers et nourrit de petits pauvres. Souvent même elle se prive de repas substantiel et de feu l’hiver, pour élargir ses possibilités d’aumône. Le cumul de ses sacrifices la contraint-il de chercher dans le Var un climat meilleur, elle ne renonce ni à l’éducation religieuse des enfants, ni à la visite des malades : ses forces et ses ressources s’épuiseront, jamais sa charité.

 

Une cultivatrice de la Lozère, la veuve Anjoulat, d’Arzenc-de-Bandon, qui exploite seule, et difficilement, à douze cents mètres d’altitude, son petit domaine rural, de sol granitique, élève ses enfants, et soigne sa mère presque constamment couchée. Le maire, le doyen, le conseiller général, les conseillers municipaux, après avoir entendu un fâcheux prédire qu’avant cent ans, il n’y aurait, plus qu’une maison à Arzenc, celle du garde-forestier, souhaitent que l’Académie couronne Mme Anjoulat, pour enrayer l’exode de la jeunesse et l’extinction des foyers. C’est honorer tous ces paysans, solide réserve de la France, qui paraissent d’autant mieux l’aimer qu’elle se confond, à leurs yeux et dans leur cœur, avec la terre qu’ils labourent et ensemencent, et que leur travail maintient belle et féconde.

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Parmi la clientèle assidue des prix Montyon, voici encore ceux que Bossuet appelle « les serviteurs affectionnés ». Leur histoire émeut toujours le rapporteur, qui ne manque pas de verser le pleur traditionnel sur le temps jadis, où ils fleurissaient par centaine. Je n’y serai pas, Messieurs, insensible.

Car il ne s’agit plus de ces manifestations de vertu, que peuvent admirer un bourg ou un village, mais de prévenances et de soins obscurs, en deçà de portes cochères qui gardent leur apparence de majesté. Le morcellement du patrimoine, la baisse de la monnaie et l’effondrement des revenus, les impôts, les charges alourdies de vieilles demeures qu’on ne se résigne point à quitter, surtout à vendre, ont amené la gêne et suscitent des drames. Que de larmes refoulées ! Que de pâles sourires, désireux de s’éteindre ! On s’efforce de cacher au dehors son épreuve, on vit de peu, de rien. La servante, qui avait joui des années prospères, assiste, malheureuse, au déclin, à la déroute. Elle pâtit, la première, des restrictions, car les restes des restes ressemblent trop à l’ombre d’une ombre ; mais elle se jugerait, déshonorée de partir à « moment, pour un tel motif, même quand on l’y invite avec angoisse. Comme si la délicatesse, longuement affinée, de leurs sentiments et de leurs manières, s’insinuait des maîtres en elle, son dévouement prend une allure chevaleresque. Cesse-t-elle d’avoir des gages ? Elle s’enracine. A-t-elle des économies ? Elle les donne. On fait bourse commune, qui ne se vide pas moins. Alors, suprême recours, on s’adresse à l’Académie, non sur le ton des aveux du confessionnal, mais avec une dignité qui renverse les rôles ; on lui suggère une occasion de montrer qu’elle a, mieux que des ressources, du cœur. Il nous conviendrait, en somme, de remercier.

Nous nous laissons facilement convaincre, par exemple, quand le vénérable doyen de l’épiscopat français, Mgr l’évêque de Saint-Flour, nous signale que Mlle Clotilde Lafont, après avoir soigné, presque gratuitement, sa maîtresse paralysée, se consacre, de même, au mari et à la fille, tous deux aveugles ; quand notre confrère de l’Institut, M. le général Bourgeois, nous informe que Mlle Victoire Antarieu sert, depuis quarante et un ans, une famille qui compte deux nonagénaires ; quand une parisienne nous écrit de sa bonne, Mlle Marie Leroy : « Pendant la guerre précédente, il n’y avait, entre nous deux, qu’un porte-monnaie, dans lequel nous puisions pour envoyer, pendant trois ans, des colis à mon fils, captif en Allemagne » ; et quand, enfin, une octogénaire nous atteste : « J’ai à mon service, depuis vingt-six ans, une brave fille, Hélène Saxer. Je ne puis plus la payer. Cependant, malgré ma prière, elle ne veut pas m’abandonner, et me soigne avec une patience admirable, mettant même son argent à ma disposition. Grâce à elle, ma vieillesse est douce. ».

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Tout proche de ces âmes cachées, qu’on pourrait croire inertes ou rétrécies, parce qu’on ne soupçonne ni leur idéal, ni leurs essors, s’est encore présenté le bataillon des œuvres, plus remuant, non moins louable.

Nous connaissons, en général, la hardiesse de leur origine, mais comment survivent-elles ? par quelle libération de mille entraves ? Voyez, Messieurs, celle des Orphelins abandonnés, que dirige Sœur Marie-Antoinette. Il est clair qu’un prudent administrateur lèverait les bras au ciel, devant son budget, où les dépenses s’alignent en chiffres drus, tandis que la feuille des recettes gardera sa blancheur jusqu’à l’aubaine d’un don possible. J ‘imagine fort bien cette bonne Sœur écoutant, les veux baissés, une monition de sagesse ; mais, sitôt celle-ci terminée, je l’entends prononcer, avec une nuance d’obstination :

Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous ?

Que de personnages vénérés furent ainsi téméraires ! Saint Paul ayant dit : « Ma puissance est dans ma faiblesse », ils ont donné à sa parole le sens accommodatrice. N’est-ce pas une promesse de succès, de n’avoir sou qui vaille, au début de vastes entreprises ? Hé bien, Messieurs, leur confiance déroute la circonspection du monde ; ils s’avancent entre les oppositions et les échecs, sauvegarde de leur humilité, vers le but dont jamais ils ne doutèrent, et qu’ils atteignent.

 

On nous affirme qu’elle n’est pas « une vieille fille, sèche et revêche », cette bretonne, Mlle Marie Rault, qui a pris à sa charge quarante-cinq enfants, tous « de petite extrace » : père inconnu, ou parti, ou alcoolique, Ou « pilier de prison » ; mère poitrinaire, ou ivrognesse, ou volage, ou hideuse. Leur atavisme se révèle : on les a renvoyés d’orphelinats, pourtant indulgents ; ils arrivent tuberculeux, voleurs, méchants, épileptiques. Que peut-elle en faire ? Ce qu’elle voudra, lui crie un père, en lui amenant ses quatre garçons et une petite fille, avec une désinvolture dont l’Académie m’excusera de ne pas lui servir une preuve pittoresque. Elle les adopte courageusement, et, aujourd’hui, l’un est marin, le second dans une ferme, la fillette à l’abri d’un ouvroir, « les petits derniers poussent bien ». L’informe-t-on qu’un autre père distribue ses filles à la ronde, soit à une chiffonnière, soit à une balayeuse des rues, qui a un pseudo-mari ? Elle demande la troisième, et recueille bientôt les deux premières, afin de les garantir de la débauche.

Les résultats récompensent-ils ses efforts ? En regard d’inévitables fugues et d’enlisements nouveaux, observons comme elle apprend à ses protégés l’honnêteté et l’économie. Un apprenti boulanger part pour la caserne avec un pécule de dix mille francs ; un de ses camarades en amasse huit mille. Ils se transforment en braves garçons, qui, durant la guerre, font leur devoir et lui écrivent « gentiment ». Plusieurs deviennent d’excellentes compagnes et mères de famille ; l’une est professeur dans un pensionnat, une autre religieuse. Voilà trente-deux ans que cela dure, et Mlle Rault s’excuse que « sa bourse et ses loisirs ne lui permettent pas de faire mieux ».

 

Trois des œuvres, appartenant à la religion réformée, qui ont obtenu vos suffrages, me paraissent dignes de mention.

Fondés à Laforce, en Dordogne, vers 1880, les Asiles John Bost se sont accrus de plusieurs succursales. On s’y dévoue aux vieillards, aux infirmes, aux arriérés, à l’éducation des enfants anormaux. J’ai lu, avec intérêt et compassion, le rapport dans lequel M. le pasteur Casalis signale l’heureuse métamorphose de ces centaines d’infortunés. Comme la foudre a détruit récemment un des immeubles, votre prix de huit mille francs sera le bienvenu.

En 1881, le pasteur Lorriaux institua l’œuvre des trois semaines, si bien poursuivie par ses enfants et sa famille, que sa sœur, MllEllen Lorriaux, qui en reste l’animatrice, lui a consacré toute sa fortune. C’est à plus de mille enfants, chaque année, que cette œuvre sérieuse, largement, ouverte, ménage un séjour vivifiant au bord de la mer, ou dans la campagne.

Une alsacienne de Colmar, Mlle Elisabeth Fuchs, qu’initia au dévouement l’exemple de son père, rempli de sollicitude à l’égard des prisonniers et des enfants abandonnés, a organisé l’Union chrétienne des Jeunes filles, sur le patron de celles d’Angleterre et d’Amérique, avec cercles d’étudiantes et jeunes employées, service de renseignement et de placement, ouvroir, maison de vacances, cantines pour ouvrières d’usines... Le simple relevé du bien accompli, en sept mois : logement salubre de huit cents jeunes filles, dix-huit cents journées gratuites d’abri, et plus de deux mille repas gratuits à d’autres jeunes personnes, éprouvées par la guerre, nous révèle beaucoup de mérites.

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Recommandable, pareillement, à votre choix, l’œuvre des Mères ouvrières de Boulogne-Billancourt, qui, dans l’espace de sept années, a régularisé deux cents unions, fait baptiser des centaines d’enfants, et s’occupe de puériculture, de couture et de cuisine. La première réunion, six curieuses ou résignées se hasardèrent, « pour faire plaisir aux bonnes Sœurs ». Peu à peu, il en vint trois douzaines, et, aujourd’hui, cent mères se plaisent, une après-midi de chaque semaine, à travailler ensemble, écouter des causeries sur l’éducation, recevoir des leçons ménagères, chanter des chansons jolies et saines. Puisse cet éloge susciter dans nos villes des tentatives semblables !

 

Pouviez-vous, Messieurs, refuser votre appui à la Société d’action contre la licence dans les rues, devant le contraste de son grand rôle avec son budget médiocre ? Deux mille cinq cents francs, alors que ses statuts la déclarent soutenue par l’État, les départements, les communes, et les établissements publics ! Son déficit est trop explicable, et l’on peut prévoir que la licence gardera toutes ses aises, si elle n’a pas d’autre frein. Par scrupule courtois de ne pas infliger une leçon à l’État, aux départements, aux communes et aux établissements publics, l’Académie a hésité entre cinq cents et mille francs : cette dernière largesse a prévalu.

 

L’œuvre de Saint-Raphaël doit sa naissance à un Nîmois, l’abbé Ferrand de Missol, dont la vie a des aspects romanesques. Fils d’un ancien officier de hussards, il est, à vingt ans, interne de l’hôpital Saint-Antoine, fréquente, chez l’abbé de Genoude, Lafitte, Berryer, Arago, et, dans le salon de Mme Récamier, à l’Abbaye-au-Bois, se lie avec Donoso Cortès. Marié, à l’église des Carmes, par Lacordaire, qu’il initie, avant ses prédications de Notre-Dame, aux aspirations de leurs contemporains, il devient père de deux enfants. A son renom médical s’ajoute le crédit littéraire que lui valent ses articles dans la Gazette de France. Garde-national aux Quinze-Vingts, en juin 1848, c’est lui qui assiste, le premier, Mgr Affre, blessé sur les barricades. Veuf, il contribue à fonder l’œuvre des chiffonniers et celle de Saint-François-Régis ; il ouvre son salon à des avocats et des professeurs, parmi lesquels Olivaint et Ozanam, et il concourt à la création des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Il songe alors au sacerdoce, part pour Rome, entre en relations d’amitié avec les futurs cardinaux Manning, Patrizzi et Franzelin, et à la faveur d’audiences particulières de Pie IX. Prêtre à cinquante ans, il regagne la France, où, par sa double vocation, il rayonne. Après avoir reçu la confession de Henri Lasserre, il l’engage à écrire son livre sur les apparitions de Lourdes. Toujours en quête du bien, il crée l’œuvre originale de réhabilitation pour des jeunes filles, une première fois enceintes, et soucieuses de cacher la honte de leur défaillance. De tels refuges exercent leur rôle moral et patriotique à Saint-Raphaël, à Bordeaux, à Antony, à Morangis, à Neuville. Durant la seule année 1938, ils ont abrité cent trois pensionnaires, favorisé la naissance de cent enfants, suscité trente mariages, réintroduit dans leurs familles, ou avantageusement placé, des malheureuses que hantait jadis l’idée de suicide ou de meurtre. Vraiment l’Association des Dames de Saint-Raphaël, a bien mérité un prix de quatre mille francs, et l’abbé de Missol ce mémento.

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Vous venez, Messieurs, de couronner des livres et de récompenser la vertu ; mais ces deux gestes, aujourd’hui rassemblés, comportent une différence.

Plus tard, vous constaterez avec satisfaction, ou l’on vous rendra cet hommage, que vous avez discerné de maîtres écrivains. Tels de vos lauréats sont entrés à l’Académie, ou s’y apprêtent : votre verdict, se trouve ratifié. En est-il ainsi de vos prix de vertu ? Quelquefois au moins, reçoivent-ils l’approbation de « Celui, dit l’Écriture, qui juge les justices et sonde les cœurs » ?

Je laisse aux orateurs des années suivantes de chercher combien, depuis cent cinquante ans, il y a de personnages, réputés saints, parmi vos élus. Sans attendre, je vous en signale un, ma compatriote normande, sainte Marie-Madeleine Postel. L’Académie, malgré ses réglements, et peut-être par une exception unique, décida de lui faire honneur.

Un vicaire général de Coutances, M. Delamare, mort archevêque d’Auch, qui savait les difficultés inouïes de la fondatrice pour établir sa congrégation enseignante, eut l’idée de lui obtenir un prix Montyon, et un académicien du voisinage, Alexis de Tocqueville, lui prêta son concours, sans prévenir la maladresse radicale de la pétition. M. Delamare, en effet, se munit bien de l’avis favorable du maire et des conseillers municipaux, qui, à l’unanimité, écrivirent que « jamais vie ne fut plus bienfaisante que celle de la Mère Postel, et qu’elle ferait de l’argent du prix le même usage que par le passé, c’est-à-dire le verser dans le sein des pauvre » ; mais, au lien de donner à son mémoire le style impersonnel, il attribua fâcheusement à l’humble religieuse son propre éloge, en le voilant de candides formules. « Il n’a fallu rien moins, Messieurs, que le commandement de mes supérieurs ecclésiastiques pour me déterminer à rompre le silence que je me faisais un devoir de garder sur les services que la divine Providence m’a procuré le bonheur de rendre à l’humanité. »

Ce « commandement », le Vicaire général l’avait plusieurs fois réitéré, et rendu impérieux, car la Mère Postel refusait sa signature. Mais après que sa résistance passive, puis ses instances, se furent en vain heurtées à la décision catégorique de son chef : « Vous et vos filles, mourez de faim, et Dieu seul sait qui vivra l’année prochaine », elle dut obéir, en déclarant que nul sacrifice ne lui fut plus pénible.

Au reçu de la pétition, l’Académie soupçonna qu’une plume étrangère avait écrit : « Si vous jugez, Messieurs, que j’ai des droits à l’obtention d’un prix Montyon, je prendrai la liberté de vous dire qu’il est temps de penser à moi ; car, quoique je jouisse, comme il y a vingt ans, de toutes mes facultés physiques et morales, je suis exposée, à tout instant, à entrer dans mon éternité. » Mais nos prédécesseurs ne pouvaient, sans enfreindre l’usage, accorder un prix. Ils chargèrent le comte Molé, le 30 juin 1842, d’interpréter leur estime et leurs regrets. « L’Académie a voulu, dit-il, qu’une mention très honorable fût faite, dans le rapport de son directeur, des actes de charité chrétienne dont se compose la vie entière de Madame Postel, supérieure des Sœurs de la Miséricorde, établies à Saint-Sauveur-le-Vicomte, arrondissement de Valognes. »

Ainsi, à quatre-vingt-six ans, sainte Marie-Madeleine Postel a été lauréat de l’Académie, tout en ne l’étant pas... Quel parfum de terroir normand !

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C’est précisément en Normandie, à la pointe de Carolles, dans un site habituellement paisible, et qui ne connaissait que les ébats de la grève et les chevalets des peintres, qu’en une semaine de septembre, j’ai lu les dossiers, sous le fracas des avions. Quel contraste entre cette fièvre guerrière et les dévouements silencieux, les existences tranquilles, l’épanouissement de la vie familiale, qui se présentaient à mon étude ! « O valeur, s’écriait Jean Bertaut, dans une Fantaisie sur le baptême de Monseigneur le Dauphin :

...tes palmes sont trop chères,
Et ta gloire chemine entre trop de misères !

Mais si nous pouvons révérer, sans les griser d’orgueil, des vertus, nées de la conviction que la destinée de l’homme est de faire du bien, n’en déduisons pas, Messieurs, que la bonté bannit la force. Saint François de Sales, qui disait suavement : « M’arracheriez-vous un œil, vous ne m’empêcheriez pas de vous regarder de l’autre avec amour », venait de faire preuve d’une si étonnante mansuétude, que l’évêque de Belley, Camus, lui reprocha son calme. Prenant la main de son turbulent ami, M. de Genève lui indiqua les saccades précipitées de son cœur, soumis par sa volonté : « Voyez comme il bat ! » Maîtrise de soi continue, douceur inaltérable de la voix et des gestes, répétition monotone de l’assistance de la veille, cette trame de mérites ne suppose-t-elle pas une vigueur comparable à celle qui éclate, un instant, dans la lumière des exploits ? Merveilles, certes, la frise du Parthénon, l’escalier de dentelle du Mont-Saint-Michel et la flèche œuvrée de la cathédrale de Chartres, mais merveille encore les Pyramides, concourt à leur solennité par la justesse de ses mesures dont chaque bloc, posé, semble-t-il, au rang et sans art, et révèle que la nudité des pierres peul, comme leur ornement, provoquer l’admiration.

Aussi bien, pourquoi dresser un parallèle entre les formes du sacrifice ? Vos lauréats, Messieurs, seraient confus que nous rapprochions des prouesses de nos soldats et marins les menus faits de leurs jours banals. D’autre part, ceux qui luttèrent aux tranchées, dans les airs, ou sur l’océan, pour défendre notre pays contre la supériorité du nombre, la perfection des engins et l’afflux des munitions, s’attristeraient, à bon droit, qu’on les amoindrît pour surhausser les destinataires de vos couronnes. Autant que leurs aînés plus heureux, nous les saluons, avec gratitude, parce qu’au même péril de leur vie, ils ont fait briller, sur les sombres nuages de la défaite, la clarté de leur vaillance et, par leur oblation, consolé la patrie.

 

Après m’être incliné sincèrement devant la bonté que n’inspire nulle pensée surnaturelle, permettez, Messieurs, qu’un évêque remercie l’innombrable légion qui assiste ses frères, à l’exemple de saint Augustin, « parce que Dieu est en eux, ou afin qu’il y soit ». Oui, le petit, Pauvre inconnu, « couché dans une étable » de Bethléem, et demeuré ensuite si indigent qu’il « n’avait pas où reposer la tête » ; celui qui ne se borna point à dire : « J’ai pitié de la foule », mais donna « le commandement nouveau » de la secourir ; celui qui enseignait : « On reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres », et qui invitait doucement : « Venez à moi, vous qui souffrez et pleurez, je vous consolerai » ; celui qui se substitua divinement à la multitude anonyme des malheureux pour leur ménager la délicatesse qui embellit l’aumône, a mérité qu’en son honneur, pendant vingt siècles, d’abondantes moissons de vertus et de sacrifices lèvent sur tous les sols. Jeunes gens et jeunes filles ne cessent de lui répéter, mieux que des lèvres, par la consécration de toute leur vie, le mot de saint Pierre, mot capital des hommes : « Vous savez que je vous aime », et quand tout a changé, disparu, même les pays et les empires, quand les célébrités encore lumineuses ont une froideur de musée, lui, toujours survivant, il obtient qu’une Fille de la Charité, grimpée, par une échelle, à une mansarde où git la misère, réponde à la question : « Que cherchez-vous, ma Sœur ? » « Je cherche Notre-Seigneur Jésus-Christ. »

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Ce spectacle d’une charité ininterrompue, malgré l’aiguillon de l’intérêt personnel, ou les accablants soucis de l’existence, qui peuvent nous en détourner, montre bien, Messieurs, que subsiste aussi, dans les âmes françaises, un ferment de bonté. Ah ! qu’une vertu si noble, si efficace, ajoute d’attrait et de magnificence à tout ce qui éveille en nous l’admiration et l’amour de notre patrie ! Splendeurs du climat, des sites et des monuments, prestige des héros, beauté de la littérature et des arts, renom de science, gentillesse de l’esprit,... non, non, ce n’est pas chauvinisme de nous y complaire, pourvu que nous reconnaissions équitablement les qualités des autres peuples. Bien plutôt, en ces jours de deuil, « dont on voudrait pouvoir, selon le mot de Bossuet, se taire éternellement », quel réconfort de songer à des motifs de consolation, de chercher à entrevoir le terme de l’épreuve, les apaisements de l’avenir !

Sans doute, notre pays a ses erreurs et ses fautes, qu’il s’interdit trop de dissimuler, ou de taire. Comme l’hypocrisie lui est odieuse, non seulement il l’a brocardée, mais il a gaiement affiché ses imperfections. Cette coquetterie imprudente lui a causé un double préjudice : à force de l’entendre rejeter une réputation de sagesse, on l’a pris au mot, et à mesure qu’il se déclarait frivole, il glissait à le devenir. Notre illustre confrère, ce maréchal de légende, dont il a raison d’acclamer l’intrépide dévouement à le retirer de l’abîme, a paternellement souligné que « sa recherche de la jouissance lui a valu son malheur ». Mais sur cette grisaille que de lueurs radieuses ! Au-dessus de cet affaissement, quels élans d’âmes ! Que de pères et de mères assurent la relève, et parce que « les couleurs de la fleur du pommier, dit Joubert, passent, aux fruits », s’efforcent, par des « exemples vivants » et une éducation patriotique et religieuse, de former une adolescence qui empêchera la pensée française de s’asservir, nos traditions de s’éteindre !

Pendant la guerre de Cent ans, lorsque les Anglais occupaient une vaste partie du territoire, et que notre nation était réduite au « royaume de Bourges », nos aïeux, affligés, s’écriaient quand même, pleins de confiance : « Haut les cœurs ! » Tant que vibrera ce cœur robuste, dont nos trouvères chantaient :

Le cœur de l’homme vaut tout l’or d’un pays,

comment perdrions-nous l’espérance ? Est-ce que notre histoire ne résonne point de glas et de Te Deum ? Dans la chaire de Notre-Dame, S. S. Pie XII a exalté nos fastes avec une richesse de verbe français qui souleva l’admiration et nous émut tous profondément.

Loin de moi de faire le prophète. Mais l’âme étreinte, comme les vôtres, d’une douleur filiale, à voir notre mère humiliée, elle qui fut si grande ; vaincue, elle qui accomplit le chef-d’œuvre immortel de Verdun ; envahie, elle qui promena son courage et sa gloire dans l’Europe et le monde ; presque défiante d’elle-même, après qu’elle a semé tant d’idées sublimes ou secourables, j’ai foi, néanmoins, que si elle refuse crédit aux médiocres, et se soustrait à l’hypnotisme de ces mots qui la firent, dévier de sa ligne et s’engluer dans l’athéisme officiel, si elle se montre laborieuse, toujours zélée à l’apostolat et féconde en saints, « Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires », accordera aux enfants des familles nombreuses, honorées aujourd’hui, de la retrouver souriante, fraternelle à tous les peuples et libre de ses amitiés, digne, pour une part, de l’éloge lyrique que Gabriel d’Annunzio lui décerna :

France, France, sans toi le monde serait seul !