Obsèques de M. Frédéric Masson

Le 23 février 1923

Henry BORDEAUX

ACADEMIE FRANÇAISE

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. HENRY BORDEAUX

AUX OBSÈQUES DE M. FRÉDÉRIC MASSON

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

Le Vendredi 23 février 1923.
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

L’Académie française, qui m’a confié l’honneur de parler en son nom sur cette tombe, est plus particulièrement frappée lorsqu’elle perd son Secrétaire perpétuel, — celui qui a la charge d’assurer son travail, sa mission, sa continuité. Avec quel zèle intransigeant et fougueux, quel attachement passionné, quelle ferveur bourrue et magnifique Frédéric Masson remplissait cette charge, j’en découvre l’origine et la cause dans le début de son discours de réception, quand il vint occuper le fauteuil laissé vacant par la mort de Gaston Paris. Après avoir cité l’admirable mot du Premier Consul au Conseil d’État, lors de la discussion sur la Légion d’honneur : « Il faut jeter sur le sol de la France quelques masses de granit », il ajoutait : « Nulle parole ne saurait mieux convenir à votre Compagnie. Dans notre pays où l’audace du changement et la passion des nouveautés passagères absorbent, depuis un siècle, l’activité des forces et réduisent à néant la générosité des efforts, elle seule subsiste ; elle seule a la durée ; elle seule possède une tradition et une histoire ; elle seule unit dans ses annales Richelieu qui l’a fondée et Napoléon qui l’a restaurée. Elle est la gardienne de ce qui est le lien sacré des individualités françaises, de rame même de la Patrie, du Verbe, par qui, aux jours de splendeur, s’atteste le rayonnement de sa puissance, par qui, aux jours de désastre, la Nation se cherche et se retrouve, affirme son unité et réclame son droit à vivre. »

C’était une déclaration d’amour à l’Académie, et d’un homme qui n’aimait pas à moitié. N’en avait-il pas adressé une autre, vingt ans auparavant, à l’Empereur qu’il servit avec fidélité, violence, effraction, tapage et admiration familière pendant vingt-cinq volumes ? Avec les mêmes ardeurs tumultueuses il servit l’Académie quand, après la mort d’Étienne Lamy, il devint notre Secrétaire perpétuel, compulsant tons les dossiers — et les vingt-sept mille des familles nombreuses candidates aux prix de la fondation Cognacq, — lisant tous les livres, préparant, administrant, légiférant, exécutant, comme un corps législatif tout, entier prolongé par un chef de gouvernement. Sa puissance de travail, comme son dévouement, était sans bornes. Il aurait pu dire comme son idole : « Le Travail est mon élément ; je suis né et construit pour le travail. J’ai connu les limites de mes jambes, j’ai connu les limites de mes yeux ; je n’ai jamais pu connaître celles de mon Travail. »

L’habitude lui en avait été transmise dans sa propre famille : il descendait de toute une lignée d’avoués parisiens, c’est-à-dire de l’une de ces vieilles maisons bourgeoises où, de père en fils, on mène à bien les affaires d’autrui, le plus souvent mieux que les siennes propres. Cependant, lui-même se destinait à la diplomatie, ne soupçonnant pas encore sans doute sa répugnance aux formules protocolaires et aux savantes dissimulations. Heureusement il trouva sa voie aux archives des Affaires étrangères dont il fut chargé d’entreprendre le classement. Il avait découvert l’histoire. Il commença par s’essayer sur quelques personnages secondaires, un marquis de Torcy, un marquis de Grignan, un cardinal de Bernis, celui-ci déjà plus curieux, abbé de cour et favori de la favorite Mme de Pompadour, puis se révélant brusquement à Rome le plus fin des ambassadeurs. Mais ce n’étaient là que des pastels, en attendant le grand portrait en pied qui allait réclamer à l’historien presque toute sa vie.

Enfin Frédéric Masson rencontra Napoléon. Il préluda en 1878, clans la Revue Britannique, par un Napoléon amoureux ; en 1912, il publiait de sa formidable série le dernier volume : Napoléon à Sainte-Hélène. Entre ce commencement et, cette fin, il écrivit une bibliothèque, non pas à la gloire de son héros, mais à la vérité. Quand il aborda cet énorme et prodigieux sujet, il y avait déjà plusieurs Napoléon de la légende et de l’histoire : il y avait celui des poètes, le Napoléon populaire de Béranger, — il s’est assis là, grand’mère, — le Napoléon lyrique, mystique et fantomatique de-Victor Hugo et de Lamartine ; il y avait le Napoléon des pamphlétaires, celui de Lanfray, celui de Victor Hugo encore, Napoléon le petit ; il y avait le Napoléon des historiens, celui de M. Thiers, stratège de cabinet et tacticien de jeu d’échecs, celui de Taine avec les trois atlas militaire, civil et biographique. Mais les véritables études napoléoniennes ne faisaient que commencer. Elles allaient prendre un développement extraordinaire sous l’impulsion de la plus brillante pléiade d’historiens : l’un, Albert Sorel, se réservant l’étude des traités et l’Empire diplomatique ; celui-ci, Albert Vandal, se consacrant au premier consul dont il peindra avec un prodigieux relief le masque énigmatique et prédestiné dans l’Avènement de Bonaparte où il montre la France désorganisée sous le Directoire revenant à l’ordre et à l’autorité ; Henri Houssaye, célébrant avec une pieuse exaltation l’Empereur de la campagne de France, du vol de l’Aigle et de la défaite finale. Quelle part se réserverait Frédéric Masson parmi tant de rivaux heureux ?

Les ayant classées, il avait conçu le plus large mépris pour les archives de l’État : « Ce qu’on trouve dans les archives d’État — a-t-il écrit — mis à part les papiers individuels, les rapports de police et quelques pièces échappées par hasard aux destructions systématiques, c’est l’histoire préparée à l’usage des contemporains ou de la postérité, la matière pour les livres bleus, blancs ou jaunes, le thème pour les dissertations officielles des historiographes patentés. » Il se riait des conventions et des protocoles. Aussi allait-il faire la chasse aux documents secrets et restituer sa place à l’histoire privée. Déjà Sainte-Beuve avait pratiqué cette méthode en matière d’histoire littéraire, cherchant l’origine des talents, les influences qui les avaient fait épanouir ou qui les avaient orientées, étudiant les œuvres non plus en elles-mêmes, mais dans le cerveau et le cœur même de l’écrivain. Taine, de ces pratiques, avait tiré son système de la race, du milieu, du moment.

Frédéric Masson les appliqua l’homme-prodige qui commandait tous les débouchés du XIXe siècle, comme son Arc de Triomphe commande toutes les avenues de l’Étoile. On crut qu’il allait déboulonner la statue de son idole. Et voici que l’idole, vue de près, et même de très près, non pas seulement dans son cabinet de travail ou aux réceptions des Tuileries, de la Malmaison ou de Fontainebleau, mais à table, mais dans sa chambre à coucher, et jusque dans sa salle de bains, demeurait étonnante. L’historien rattachait Napoléon à sa famille, montrait en lui la proie de tout un clan corse acharné à réussir avec lui et par lui. Une première fois, le Premier Consul s’évadait de l’étroit cadre familial par son mariage avec Joséphine, mais Bonaparte et Beauharnais s’unissaient pour l’exploitation, et Napoléon demeurait, dans son mariage sans postérité, un isolé, un accident dans l’histoire de France, un réorganisateur de la Révolution. Mais, un jour « les yeux de l’Empereur se ferment sur la race dont il sort pour s’ouvrir sur la race qui doit sortir de lui ». Ce jour-là, dit Frédéric Masson, « le jour où, méconnaissant son point de départ et sa mission, Napoléon s’est cru légitime, le jour où il a renié la Révolution, la légitimité l’a dévoré, lui, son Empire, sa dynastie et son héritier ».

Ainsi l’écrivain explique-t-il la grande histoire par l’accumulation des faits, des détails, des circonstances qui forme l’histoire privée. Brunetière, le recevant à l’Académie, montrait que l’histoire ainsi traitée familièrement touche au roman, et il évoquait le grand nom de Balzac dont la plus haute ambition fut en effet de passer pour historien. Il n’est pas jusqu’aux femmes à qui Frédéric Masson ne restitue leur place dans la conduite ou l’inconduite des événements. Melchior de Vogué disait un jour que sur cent hommes qui tiennent le grand rôle de la comédie humaine, il y en a quatre-vingt-quinze qui ne jouent le tour que pour une femme. Quatre -vingt-quinze, c’est peut-être beaucoup. Dans tous les cas, le Napoléon de Frédéric Masson trouve le moyen d’être à la fois parmi ces quatre-vingt-quinze, et parmi les cinq dissidents, car son génie déborde jusqu’à ses passions.

Frédéric Masson venait d’achever, par son émouvant. Napoléon à Sainte-Hélène, sa gigantesque entreprise historique, lorsque la guerre éclata. À vingt ans il avait fait la campagne de 1870, et même la médaille au liséré vert et noir était la seule décoration qu’on lui vit porter. À l’inquiétude de tous les Français il ajoutait l’anxiété de l’historien qui, pris dans les liens du passé, doute volontiers du présent. Son amour pour son pays dépassait son amour pour l’Empereur. « Valois et Bourbons, a-t-il écrit, la Révolution et l’Empire, le gouvernement d’hier et celui de demain ont rencontré et rencontreront toujours les mêmes ennemis, dès qu’ils seront la France et qu’ils auront souci de sa mission, de ses intérêts et de sa gloire. Les coalitions qu’on forme contre la France ne tiennent point au régime intérieur qu’elle adopte : elles tiennent à la configuration même de l’Europe, et à ce fait que toujours la France sera uniquement .jalousée parce qu’elle est la France. » Mais cette fois, la cause de la. France était trop évidemment celle du droit et de la civilisation pour que les coalitions ne se fissent pas à son avantage : encore ne devaient-elles guère survivre à la victoire.

L’historien de Napoléon ne pouvait aller se battre une seconde fois pour son pays. Mais de quel regard d’envie il enveloppait les partants ! L’âge ne lui permettant plus que les rôles de l’arrière, du moins il s’y consacra avec sa fougue habituelle. L’hôpital de l’Institut devint sa maison et lorsque l’un de ses nouveaux enfants le quittait pour le champ des morts, on pouvait voir — quelquefois tout seul — ce grand vieillard qui accompagnait le convoi. Il fonda encore l’œuvre des veuves de la guerre, mais il faisait le bien avec une sorte de colère véhémente qui l’enveloppait d’un nuage afin qu’on ne le vît pas.

Nul, plus que lui, ne se réjouit, de la victoire. Il eut la joie de voir venir à l’Académie maréchaux et ambassadeurs, j’allais dire ses maréchaux et ses ambassadeurs, les vainqueurs de la guerre. Et il eut la joie de célébrer le centenaire de la mort de l’Empereur. Je le revois, dans la chapelle des Invalides éclairée d’une lumière bleue et or, penché sur la cuve où repose le mausolée de porphyre il portait cet uniforme de l’Institut dont le dessin a été approuvé par Napoléon ; la tête, avec la chevelure blanche rejetée en arrière et l’épaisse moustache tombante, prenait un aspect léonin ; les yeux brillaient à l’abri des sourcils comme un feu dans une caverne. Il souriait. Cet homme, toujours tourmenté, agité, broussailleux, impétueux, tempétueux, était calme, paisible, heureux.

Il vit venir la mort de loin, et la recarda en face. J’imagine que les soldats de l’Empereur la devaient regarder ainsi. Quand on lui demandait de ses nouvelles, il répondait sans feinte : « Je m’en vais. » Deux ou trois fois il tint tête à la Camarde. Et puis, il se rendit, parce qu’il faut toujours finir par se rendre. Dieu a dû l’accueillir comme un Empereur bienveillant à qui l’on ne cache pas le bien que l’on a fait au cours de sa vie, même sous des airs d’indépendance et de bravoure.