Rapport sur le concours d’éloquence de l’année 1818

Le 25 août 1818

François-Juste-Marie RAYNOUARD

RAPPORT

DE M. RAYNOUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS D’ÉLOQUENCE DE L’ANNÉE 1818.

 

 

L’auteur de Phèdre et d’Athalie, étant au lit de mort, eut à choisir, parmi ses nombreux et respectables amis, celui auquel il confierait l’éducation morale et littéraire du plus jeune de ses fils, à peine âgé de sept ans. Rollin obtint cette honorable préférence ; l’intéressant orphelin, profitant des leçons de goût, des exemples de vertu que lui donna son père adoptif, rendit, par son poème de la Religion, le nom de Racine une seconde fois illustre et vénéré dans notre littérature.

A l’époque de la mort de l’Euripide français, Rollin était déjà célèbre. Recteur de l’Université, professeur au Collége royal, il avait brillé dans les divers emplois de l’enseignement ; il honorait un état trop peu considéré jadis, et qui mérite, comme magistrature morale, de tenir un des premiers rangs dans notre estime, puisque c’est à ses heureux succès que nous sommes en grande partie redevables et de nos vertus privées et de nos vertus publiques.

Bientôt des querelles théologiques privèrent Rollin de l’avantage, je dirai du bonheur, de suivre sa vocation. Il se condamna à la retraite ; mais son âme forte et élevée le ploya point sous le faix de l’adversité : loin d’exhaler des plaintes ou vaines ou inconsidérées, il rendit, par d’utiles travaux, cette disgrâce même profitable à sa patrie, qu’il avait la sagesse de distinguer de l’autorité qui le persécutait.

Deux sortes d’ouvrages ont principalement établi la renommée de Rollin :

Le Traité des Études, remarquable par des intentions toujours droites, toujours pures, par des doctrines saines, par les leçons d’une raison éclairée et les exemples d’un goût exquis, par l’heureux talent d’analyser les beautés littéraires, de les rendre sensibles à l’imagination des élèves.

Le chancelier d’Aguesseau écrivait à l’auteur : « J’envie presque à ceux qui étudient à présent un bonheur qui nous a manqué. »

Ses Histoires, qu’on peut considérer, surtout l’histoire ancienne, comme un digne et précieux commentaire, une judicieuse et sage paraphrase du sublime discours de Bossuet, cette grande épopée historique où, le génie, a mis en mouvement et employé comme personnages les empires eux-mêmes, les nations entières, et où l’effet toujours senti des desseins de l’éternelle Providence offre le genre de merveilleux le mieux adapté à la raison humaine.

On applaudit surtout dans Rollin le soin constant de propager et de faire aimer la morale, l’art heureux de renouveler, de maintenir l’auguste alliance de la religion et de la philosophie, alliance que l’auteur du Télémaque avait déjà rendue si chère aux amis de la vertu.

Les hommages les plus sincères venaient chercher Rollin dans sa modeste et laborieuse retraite : s’il fut sensible à son grand succès, c’est que dans ce succès même le bon recteur trouvait 1a certitude qu’il avait atteint le but de ses travaux, qui fut toujours d’inspirer la vertu aux hommes, pour leur procurer le bonheur.

Parmi ces hommages, on doit distinguer ceux du prince royal de Prusse, que son siècle nomma depuis Frédéric le Grand.

En 1737, âgé de vingt-cinq ans, il écrivait à l’auteur de l’Histoire ancienne : « Vous assurez le triomphe de la vertu, en diffamant le vice jusque sous l’appareil de la grandeur et de la plus splendide magnificence ; c’est là votre ouvrage, et c’est, sans contredit, par quoi vous égalez votre réputation à celle des souverains et des monarques... Ce que je puis souhaiter de mieux aux grands hommes de ce siècle, c’est que dans les âges futurs ils trouvent des Rollins pour écrire leur histoire.

« Je vous envisage, vous autres savants comme des hommes qui pensent pour nous, quand nous agissons pour eux : la carrière que vous courez vous donne le droit de faire la leçon aux souverains ; vous pouvez leur faire entendre la voix de la vérité, que la flatterie rend inaccessible au trône ([1]). Je souhaite, pour le bien de l’humanité, que vous puissiez rendre les rois hommes, et les princes citoyens.

« Il est plus d’un chemin pour arriver à la gloire : la carrière des héros est brillante à la vérité, mais elle est teinte du sang humain ; celle des savants a moins d’éclat, mais elle conduit également à l’immortalité : il est plus doux d’instruire le genre humain que d’être l’artisan de sa destruction. »

Parvenu au trône en 1740, le jeune roi s’exprimait en ces termes :

« Les marques d’amitié que vous me témoignez me sont plus agréables que tous les compliments très-souvent faux ou insipides que je ne dois qu’à mon rang. »

Rollin, persécuté pendant sa vie pour des opinions théologiques que sa conscience ne lui permettait pas d’abandonner, mourut en persévérant dans ses opinions. Sa cendre n’obtint pas les honneurs modestes que l’Université devait à son ancien recteur, et qu’il méritait à tant de titres.

Pendant le règne de Louis XVI, la statue de Rollin ([2]), placée parmi celles des magistrats, des guerriers, des savants dont la mémoire est chère et respectable à la France, avertit la génération nouvelle que le jour de la justice était arrivé.

Après l’époque désastreuse durant laquelle les études littéraires furent ou interrompues ou abandonnées, lorsque l’Académie put rouvrir les concours d’éloquence, elle crut nécessaire d’appeler et d’exciter les jeunes littérateurs à étudier, apprécier, célébrer le talent et la gloire de nos grands écrivains.

Les éloges de Boileau, de Corneille, de la Bruyère, de Montaigne, de Montesquieu, le tableau littéraire du XVIIIe siècle, furent utilement proposés, et les concours offrirent les résultats les plus satisfaisants.

Dans le choix de tels sujets, l’Académie ne considère pas seulement la justice qu’elle doit rendre à tous les genres de vertus ou de talents qui ont illustré la nation, elle a encore un motif non moins juste ; non moins honorable : c’est qu’en rendant hommage à ces héros de notre littérature, le panégyriste enseigne à les admirer ; il introduit le lecteur dans le secret de leurs compositions, il le familiarise avec les beautés de leurs écrits, et alors l’admiration même devient une leçon aussi douce que salutaire.

Par l’éloge de Rollin, l’Académie acquitte un hommage dû à la vertu et au talent, et cet hommage ne sera pas stérile. On a fait sur le mérite de Rollin le travail qu’il fit lui-même sur le mérite des autres écrivains distingués, notamment quand, par la sagesse de ses préceptes et l’heureux choix de ses exemples, il fonda dans notre littérature la science de la critique positive, dont Boileau et Fénelon avaient donné quelques aperçus.

Aujourd’hui, profitant des lumières et des opinions littéraires qui depuis plus d’un siècle ont peu à peu été répandues parmi nous, plusieurs personnes savent juger avec sagacité et apprécier avec justesse le mérite caractéristique de chacun des grands écrivains du siècle de Louis le Grand ; elles pensent qu’il a été jadis aussi facile de reconnaître les beautés et de saisir les diverses nuances qui distinguent spécialement leurs ouvrages. Mais elles se trompent : il a fallu longtemps essayer ses jugements ; il a fallu voir de loin et sans préjugés, interroger et comparer souvent les sensations du goût, avant de rendre aux chefs même de notre littérature l’hommage fidèle de cette estime sentie, de cette justice raisonnée qui circonscrit pour chacun d’eux son domaine particulier de talent et de gloire.

L’art de la critique négative consiste à indiquer les défauts, mais il n’enseigne pas les moyens de les remplacer par des beautés ; au contraire, l’art de la critique positive consiste à faire remarquer les beautés, à en discerner les divers caractères, à révéler les secrets de la composition, et à faciliter ainsi au talent les moyens de s’élever à des créations nouvelles. Eh bien ! cet art si utile, si nécessaire, c’est à Rollin principalement que la France en est redevable ; et si ce titre de gloire n’est pas le plus éclatant, c’est du moins celui qui distinguera Rollin dans le grand nombre de nos habiles écrivains.

Le concours actuel a été à la fois et nombreux et brillant.

L’Académie a reçu trente-trois discours. Dans la plupart elle a remarqué des qualités estimables, des détails intéressants, sous le rapport du plan, des idées et du style. Il en est quatre qu’elle a particulièrement distingués.

N° 6. Tout ce qui concerne la personne et les vertus privées de Rollin y est traité avec un aimable abandon, avec une sorte d’inspiration. Quand l’auteur parle de l’enseignement, on reconnaît qu’il est pénétré de son sujet. Mais le soin ou le plaisir de peindre le bon recteur l’a entraîné trop loin ; l’auteur n’a pas eu l’art d’établir une heureuse progression, il n’a accordé que très-peu d’observations au Traité des études, ce qui rend en quelque sorte son travail incomplet ; dans les pensées et dans le style, il montre de la sagesse et de la raison, mais en général il manque d’élévation.

N° 3. Ce discours offre, dans sa brièveté, un vrai talent de composition. La marche en est très-rapide, et l’ensemble ne laisse guère à désirer. Le style n’est pas entièrement exempt d’incorrection, mais il brille souvent par des rapprochements adroits et par la vivacité de l’expression. L’Académie a regretté que l’auteur ne se soit pas pénétré davantage de l’esprit indulgent et du ton à la fois véridique et modéré de Rollin. Elle a regretté de trouver plusieurs appréciations et jugements, ou trop sévères, ou même injustes ; elle a pensé que, quand l’auteur évitera de pareils défauts, il lui sera facile d’obtenir les plus honorables succès.

L’auteur du n° 26 a voulu faire aimer la vertu de Rollin avant de faire estimer son talent. Il présente d’une manière attachante la vie privée du recteur, et apprécie bien ses divers genres de mérite. La partie la plus distinguée de ce discours, c’est celle où l’auteur analyse et juge avec goût le Traité des études. Toutefois les détails offrent des longueurs. Ce discours a souvent des traits vifs et heureux ; les pensées, les images sont quelquefois. très-remarquables, surtout dans la partie qui concerne les travaux historiques de Rollin ; mais le plus souvent le style n’est pas assez élevé, et surtout il est trop périodique. L’auteur aurait pu resserrer son travail ; l’ouvrage y aurait beaucoup gagné.

Le discours n° 29, sans annoncer un plan déterminé, a une marche plus ferme, plus assurée que les autres. Le sujet est bien rempli, le style est nuancé et soutenu, les jugements sont sains et modérés ; les opinions se distinguent par cette justesse nécessaire dans toutes les compositions de goût, mais plus rigoureusement exigée dans les ouvrages qui deviennent, aux yeux de la nation et de la postérité, un hommage consacré par le jugement d’un corps littéraire. Ici se présente une observation qui. s’applique à presque tous les ouvrages du concours : c’est que les panégyristes de Rollin, en louant ses productions historiques, ont plutôt fait un travail sur les nations dont il a écrit les annales, qu’un jugement précis et littéraire sur les moyens et l’art qui ont dirigé l’historien ; tous ont plutôt résumé, abrégé, resserré les ouvrages de Rollin, qu’ils ne les ont suffisamment appréciés ; mais cette manière d’éluder la difficulté a été favorable au talent des concurrents, et a produit des morceaux brillants.

L’auteur du n° 29, entre autres, s’est fait pardonner ce genre de digression. Son discours étant celui où se trouvent le plus de morceaux recommandables par le style et par les pensées, l’Académie lui a adjugé le prix. L’auteur est M. Saint-Albin Berville avocat.

Un premier accessit a été accordé au n° 23 ;

Un second accessit au n° 26 ;

Et une mention honorable au n° 6.

L’Académie a reconnu, avec un vif intérêt, que la plupart des concurrents se sont fait une idée juste du mérite de Rollin, et ont bien apprécié et caractérisé les services éminents qu’il a rendus à la morale et à la littérature.

Ce concours a prouvé à l’Académie qu’il existe, parmi les jeunes écrivains qui s’exercent sur les sujets philosophiques et littéraires, une abondante circulation d’idées saines, de principes sages, une élévation et une justesse de pensées, une fermeté de jugement, qui influent d’une manière heureuse sur l’art d’écrire.

Jadis les concours ont souvent offert des exagérations de principes, des erreurs d’opinions ; il semblait que l’on ne pût parvenir à la justice et à la vérité que par des efforts hardis et presque désordonnés ; le but n’étant pas marqué dans nos institutions, le zèle s’élançait au loin : aujourd’hui un régulateur préside aux opinions et même aux vœux des écrivains français. Une rigide modération est le résultat de nos institutions politiques, autour desquelles se rallie la jeunesse, qui en sent d’autant plus le prix qu’elle n’a à faire le sacrifice d’aucun intérêt, ni même d’aucun préjugé. Jadis on a écrit avec courage pour conquérir des institutions ; aujourd’hui le vrai courage est d’écrire pour les défendre, pour les maintenir. Ce changement favorable peut exercer sur la littérature et sur la philosophie l’influence la plus féconde ; il donne à l’esprit humain parmi nous une marche certaine, directe, invariable : bienfait inappréciable, dont les lettres et la philosophie ne sauraient être trop reconnaissantes envers le prince qui a eu la vertu et la gloire de consacrer ces institutions.

 

 

[1] « Il vous est permis de fouetter le vice ceint du diadème sur le dos des tyrans dont fourmillent les annales de l’univers, et de corriger d’une manière indirecte ceux dont le rang fait respecter jusqu’aux défauts. »

[2] Cette statue, faite par M. Lecomte, que l’Institut a perdu en 1817, est placée dans la salle dite de l’orchestre, qui précède immédiatement la salle des assemblées publiques de l’Institut.