Inauguration de la statue élevée à la gloire de Fénelon, à Cambrai

Le 17 août 1947

Georges GRENTE

Inauguration de la statue élevée
à la gloire de Fénelon

A CAMBRAI
le dimanche 17 août 1947

DISCOURS

DE

Mgr Georges GRENTE
Archevêque-Évêque du Mans
Délégué de l’Académie française

 

MESSIEURS,

L’avenir éteint les controverses, répare les erreurs. À la mort de Fénelon, maintenu, vingt ans, par Louis XIV, dans une disgrâce obstinée, le Chapitre de la Cathédrale, n’osant courir le risque d’assurer à sa mémoire l’oraison funèbre d’usage, s’en remit habilement à ses légataires, qui, aussi timorés, aussi adroits, invoquèrent sa réputation de modestie pour l’en priver. Contraints, cependant, d’informer le Ministre de son trépas, les chanoines, qu’enhardissait peu leur nombre de cinquante, se bornèrent à vanter l’édification qu’il leur avait donnée, et « leurs excellents rapports jusqu’à son dernier jour ». Quel sourcil aurait pu se froncer, devant un pieux motif d’affliction et un éloge incolore, applicables à tout prélat qui a rempli son devoir ?

L’Académie ne témoigna guère plus de vaillance. Dans son discours de réception, le successeur du défunt, un numismate lyonnais, Gros de Boze, qu’on ne nommerait sans cet accablant héritage, s’abstint de toute allusion à Télémaque, « l’ouvrage divin de ce siècle », dira Montesquieu, mais honni de Mme de Maintenon et des courtisans pour avoir irrité le roi. Dacier, le directeur chargé de lui répondre, l’imita fâcheusement. Paris et Cambrai, à l’unisson, se réfugiaient en une réticence injuste.

Aujourd’hui, Messieurs, quel plus noble accord rassemble la municipalité le clergé et la ville, le Gouvernement, l’Académie, les écrivains, près de celui qu’une périphrase imagée lie, pour toujours, à son fief épiscopal ! De même qu’une autre cité sort de la pénombre dans le rayonnement de Bossuet, son évêque, la vôtre, célèbre par son histoire, se félicite d’être, en outre, associée à l’immortalité de Fénelon. Cygne de Cambrai, Aigle de Meaux, titres sonores, si l’on veut, guirlandes de surcroît sur de somptueuses façades ; mais que de grandes mémoires souhaiteraient de survivre ainsi dans un fredon populaire !

Comment l’Académie eût-elle décliné votre invitation, quand il s’agit d’une de ses gloires ? Nul n’ignore l’éclatant intérêt pris par Fénelon à ses travaux. Sa statue est l’une des quatre qui décorent notre Coupole. Vous aurez reconnu, Messieurs, l’ingéniosité et la délicatesse de la Compagnie dans le choix de son représentant. Il me vaut le privilège de vous offrir ses compliments et ses vœux, et de saluer, en son nom, les hautes autorités françaises et belges, dont la présence donne à cette cérémonie tant de sens et de majesté. Parmi elles, s’étonnera-t-on que je regarde affectueusement Monseigneur votre archevêque, honneur aussi de ce diocèse, depuis plus de trente ans, par ses mérites, et qui reflète l’aménité de son illustre prédécesseur ?

Fénelon et l’Académie, Fénelon à Cambrai, ces deux idées m’ont paru convenir à ma délégation ; à votre appel ; mais oublierais-je l’avertissement de La Harpe, que « son panégyriste est surpassé d’avance par la sensibilité de ceux qui l’écoutent » ?

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C’est, en 1693 que l’abbé François de Salignac de la Mothe Fénelon entra à l’Académie, âgé de quarante-deux ans. Gentilhomme d’une maison périgourdine, qui remontait au Xe siècle, et de laquelle on disait : « Beaucoup de naissance, très peu de biens », il était dignitaire de la cour par le préceptorat des enfants de France : le duc de Bourgogne, dauphin, éphémère, tour à tour son souci, sa fierté, son ambition secrète, puis, sa déception et son chagrin ; le duc d’Anjou, ce futur roi d’Espagne, invité par Louis XIV à supprimer les Pyrénées, et le duc de Berry, sans histoire.

Grâce à son intelligence et à sa culture classique, l’Académie, recevait en lui une lumineuse recrue. Familier des lettres grecques et latines, elles jaillissaient de sa conversation, de sa correspondance et de sa prédication, jusqu’à glisser des desseins profanes dans son juvénile désir d’être missionnaire, et à lui faire entrevoir, en Grèce, les traces de Socrate, avec celles de saint Paul, L’ascension du Parnasse, et une brassée des « lauriers de Delphes ».

À la lois perçants et charmeurs, ses yeux, « dont le feu et l’esprit, dit Saint-Simon, sortaient comme un torrent », le révélaient aussi prompt aux épigrammes qu’à l’enjouement et à la bienveillance. Déjà, « il fallait faire effort pour cesser de le regarder »([1])

Un sermon sur les conquêtes de l’Église, vibrant de lyrisme et de métaphores aériennes, prononcé, le jour de l’Épiphanie, devant les ambassadeurs du Siam, l’avait classé orateur, et son Traité de l’Éducation des filles, œuvre exquise de perspicacité et de finesse, que Rollin jugeait nécessaire aux parents, attestait la distinction et la souplesse de sa plume.

L’Académie l’élut sans concurrent, à l’unanimité moins deux voix, celles de deux « modernes », comme on parlait durant la Querelle fougueuse entre partisans et adversaires de l’Antiquité.

Quand il pénétra dans le prestigieux salon du Louvre, où La Bruyère, à cause de l’opposition de Benserade, le rejoindra difficilement quelques mois plus tard, Fénelon y trouva Bossuet, Racine, Boileau, La Fontaine, Perrault, Fléchier, Fontenelle... Que de génies assemblés !

Succédant à Pellisson, l’un des fondateurs et l’historien de l’Académie, — celui qui, depuis vingt ans, y décernait « le prix des vers » —, il s’acquitta rituellement de son éloge. En ce temps-là, Messieurs, quatre heures, disait-on, suffisaient à composer un de ces discours que Fontenelle déclarait médiocres. Racine n’avait-il pas déchiré le sien, après l’avoir lu, sitôt qu’il entendit celui de Fléchier, reçu le même jour ?

L’humanisme et les opinions littéraires de l’abbé de Fénelon étincelaient en son remerciement. Il loua Pellisson de « savoir faire des plus viles herbes des champs des couronnes pour les héros », et compara « son style, noble et léger, à la démarche des divinités fabuleuses ». Puis, il glorifia quelques-uns des premiers académiciens décédés : Racan et Corneille, Vaugelas et Voiture. Mais quelle déception de ses auditeurs, avides de respirer son encens, quand il s’excusa de suspendre ses éloges, par crainte de blesser leur modestie ! Ah ! qu’elle eût trouvé la blessure délicieuse et accordé son pardon ! La Bruyère s’en souviendra.

Enfin il aborda le sujet dont il fera plus longuement retentir l’Académie : la réforme du style, qu’il souhaitait « plus naturel, plus court, plus nerveux, plus précis ». À l’avance, n’esquissait-il pas son portrait, en exaltant « un génie réglé et correct; qui tourne tout en sentiment, et qui suit, pas à pas, la nature, toujours simple et gracieuse » ?

Le 15 juin suivant, La Bruyère traduisait l’admiration éveillée par ce discours : « Toucherai-je votre dernier choix, si digne de vous ?... Après ce que vous avez entendu, comment osé-je parler ? » Et d’introduire Fénelon, pour la postérité, dans la galerie de ses miniatures : « On sent la force de ascendant de ce rare esprit, soit qu’il prêche de génie et sans préparation, soit qu’il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu’il explique ses pensées dans la conversation ; toujours maître de l’oreille et du cœur de ceux qui l’écoutent, il ne leur permet pas d’envier ni tant d’élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse ; on est assez heureux de l’entendre, de sentir ce qu’il dit, et comme il le dit ; on doit être content de soi, si l’on emporte ses réflexions et si l’on en profite. »

Bergeret, directeur trimestriel de l’Académie, que cette circonstance fait revivre, lui répondit par quelques périodes balancées, capables d’avoir pu munir le carquois de l’irrévérencieux et charmant auteur de l’Habit vert. Il fut mieux inspiré de vanter « l’éloquence, véritable et solide, de Fénelon, ses talents acquis et naturels, la vaste étendue de ses connaissances, un agrément et une facilité d’expression qui viennent de la clarté des idées, une mémoire, dans laquelle, comme dans une bibliothèque qui le suit partout, il trouve à propos les exemples et faits historiques, une imagination de la beauté, enfin une douceur qui a su rendre le travail aimable aux jeunes princes, ses élèves ».

Le directeur, qui reçut Bossuet, l’avait félicité surtout — on a peine à le croire — d’être le précepteur du Grand Dauphin, cette victime pantelante de Saint-Simon, et engagé à plaider auprès de lui la cause de l’Académie. Bergeret le suggéra au récipiendaire. « Vous ferez entendre à votre élève », — un bambin de dix ans, qu’il appelait, obséquieux, « un génie supérieur », — que « l’établissement de cette Compagnie, qui semble occupée des mots, a été l’un des plus grands soins du plus grand ministre que la France ait jamais eu, parce qu’il comprenait parfaitement combien les choses les plus augustes perdent de la vénération qui leur est due, quand elles sont exprimées dans un mauvais langage ». Et Bergeret annonçait que « le public verrait le dictionnaire dans peu de mois ».

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Vous ne serez pas surpris, Messieurs, qu’à sa rédaction le nouvel élu se soit appliqué, en assistant plus régulièrement aux séances que Massillon ; celui-ci, nommé évêque de Clermont, n’y parut que le jour de sa réception, où son absence eût été vraiment sans excuse. Mais Vaugelas, chargé, moyennant une pension de deux mille livres, de dresser des listes et définitions de mots, était mort, et Tallemant des Réaux, Thomas Corneille, puis l’abbé Régnier-Desmarais, priés de poursuivre ces préliminaires, ne parvinrent pas à enflammer le zèle de la Compagnie.

Fénelon remarqua vite « la longue et pesante uniformité de son travail ». Et comme elle n’avait alors ni à juger les innombrables volumes, en vers et en prose, de quatre-vingt-dix concours annuels, ni à examiner les dossiers, — toujours croissants, grâce à Dieu, — des prix Montyon et Cognacq, ni à prononcer des discours pour des inaugurations de statues, ou des jubilés littéraires de naissance ou de mort, il eût aisément brocardé, avec Lebrun, sa besogne fastidieuse :

On fait, défait, refait, ce beau Dictionnaire,
Qui, toujours très bien fait, sera toujours à faire.

Aussi, lorsqu’en 1713, Dacier, élu secrétaire perpétuel, sollicita, pour donner plus d’attrait aux réunions, l’avis de ses confrères sur l’extension, ou la réforme, de leurs travaux, Fénelon, interdit de séjour à Paris, lui enverra de Cambrai, un mémoire, jugé par tous si pertinent, qu’ils résolurent de le publier. Mais le fracas de ses derniers écrits l’incita à le réclamer, afin de le revoir et de l’élargir. Il en ferait une sorte de pendant, en prose, de l’Art poétique de Boileau.

Ce fut, l’année suivante, la célèbre Lettre à Monsieur Dacier sur les occupations de l’Académie, alerte, hardie, vigoureuse, où des idées contestables mêlent leur ivraie à de fort justes. Quoique composée entre deux tournées harassantes de confirmations, elle ne révélait en aucune page les soixante-trois ans de son auteur.

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Vous l’avez lue, Messieurs; peut-être à l’époque morose de votre baccalauréat, quand les beaux ouvrages prennent la teinte grise des programmes d’examens. Ce n’est pas l’heure de ranimer vos lointaines impressions. Cependant, puisque cette Lettre, écrite à Cambrai, appartient à votre patrimoine, souffrez que je vous en donne, ainsi que d’un avion, une vue moins scolaire.

Le but de Fénelon était, à la fois, noble et pratique : dégager notre langue d’entraves capables de l’anémier, et l’astreindre à créer des expressions nouvelles pour des idées neuves, afin de n’être plus, comme Voltaire l’en raillera trente ans plus tard, « une gueuse, pincée et dédaigneuse, qui se plaît en son indigence ».

Loin d’imposer des règles rigides, il se montrait, dans tous les domaines, d’un éclectisme précurseur des goûts du lendemain, appréciant, de concert, Raphaël, Carrache, Téniers et Poussin, Homère et La Fontaine ; sensible, en poésie, à la couleur et au rythme, mais hostile à la symétrie conventionnelle et à la densité des alexandrins ; partisan, en histoire, de l’exactitude, du pittoresque et de la vie du récit, avant Augustin Thierry et Michelet ; surtout moraliste plus indulgent à l’égard du théâtre. Car, bien qu’il blâme « les spectacles, où l’on ne représente les passions corrompues que pour les allumer », il ne brandit pas l’anathème de Bossuet et de Pascal, et permet à la belle-fille du duc de Chevreuse « un peu d’opéra et de comédie ». Si Fénelon avait été archevêque de Paris, Molière eût « obtenu » de lui plus qu’« un peu de terre »([2]) bénite ; à deux reprises, il l’a proclamé « grand » avant de « parler, en toute liberté, de ses défauts ».

Il proposait à l’Académie d’établir une grammaire, une rhétorique, une poétique, des traités sur la tragédie et la comédie, mais, selon sa méthode, par persuasion, non avec véhémence. Toutefois, à travers les lignes, ah ! que l’on sent une attitude de supériorité sur ses confrères ! Jadis il ne l’aurait pas autant laissé paraître, quoique ses dialogues et lettres sur l’éloquence ne ménagent aucun prédicateur ni Fléchier, ni Mascaron, ni Bourdaloue, ni même Bossuet. Mais aussi, quelle différence de valeur et de renom entre la plupart des académiciens de 1714 et ceux qui l’accueillirent ! A La Bruyère avait succédé Adam ; à La Fontaine Houtteville ; à Boileau Languet de Gercy… Sur trente-sept membres que comptait la Compagnie, hormis Fontenelle, Huet, Campistron, Valincourt, La Motte, Dacier et l’original abbé de Saint-Pierre, nul ne surnage sur les flots oublieux.

Observez alors l’air narquois de Fénelon, quand, refusant de départager en arbitre les Anciens et les Modernes, il allègue un nombre égal de raisons pour et contre chacune des deux opinions, et qu’il s’en tire à la normande, sans désobliger personne, en citant toujours des passages de l’antiquité pour modèles de qualités littéraires, et des textes contemporains comme exemples des défauts.

Observez encore, ici et là, l’ironie fourrée, qui avait offert gracieusement au lourd traducteur d’Homère ce compliment fleuri, dont La Motte Houdar n’aperçût pas les épines : « J’aimerais mieux vous voir un nouvel Homère, que la postérité traduirait, que de vous voir le traducteur d’Homère. » Pouvait-on plus poliment, plus cruellment, manier le dicton Traduttore traditore, et dire, sans le dire : Que n’avez-vous, maladroit, laissé Homère dans sa gloire, au lieu de le défigurer et de l’amoindrir !

Mais de belles définitions chanteront toujours dans les mémoires : « L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »

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Depuis février 1695, Cambrai, Messieurs, était la résidence épiscopale de Fénelon. Outre ses mérites, des brises secourables le portèrent, à quarante-quatre ans, sur ce grand siège.

Fort prisé de la cour, Mme de Sévigné écrivit, quand le roi le nomma précepteur des princes : « Saint Louis n’aurait pas mieux choisi. Cet abbé de Fénelon est un sujet des plus rares pour l’esprit, le savoir et la piété. » Et Bossuet; qui l’accompagna d’un regard bienveillant en ses missions apostoliques de Saintonge, et jugeait vigoureuse sa réfutation d’un traité de Malebranche sur la nature et la grâce, l’avait admis dans le petit cercle de jeune prêtres, ses disciples et admirateurs. Comment s réputation ne se serait-elle pas accrue encore, puisqu’il résigna aussitôt la riche abbaye de Saint-Valéry, dont Louis XIV venait de le pourvoir ?

Cependant, Messieurs, ses amis eussent préférer plus de lenteur dans la faveur du roi, parce que la santé altérée de Monseigneur de Harlay, archevêque de Paris, laissait prévoir prochaine sa succession. « Ce que le reste du monde, observa Saint-Simon, prend pour une éclatante fortune », provoqua, chez eux, des regrets et des larmes:

Vous apprendrai-je que l’archevêché ducal de Cambrai possédait renom et opulence, et que son titulaire, prince du Saint-Empire, avait pour suffragants les évêques d’Arras, de Saint-Omer, de Tournai et de Namur ?’’II ne s’agissait pas d’un évêché « crotté », comme celui de Luçon, où s’ennuya l’impatient Richelieu, ni modeste et de chétif revenu, comme celui de Meaux, ni éloigné dans les Cévennes, ou le Midi, comme ceux de Lavaur et de Vence, qui imposèrent à Fléchier et à Godeau la rudesse de villageois, au sortir de la société polie et des salons littéraires. Le Palais était vaste, de noble architecture, splendidement meublé, mais entouré d’un jardin exigu et banal.

« Lieu de grand abord et de grand passage », l’une des capitales flamandes, place forte, ville commerçante et riche en dépôts de grains, Cambrai, consciente de son prestige, pensait que quiconque exerçait chez elle un emploi, en recevait beaucoup d’honneur. Elle accueillit simplement son nouvel archevêque.

Après quelques mois de contact, il estima « les gens de ce pays assez sensés, assez portés au bien. Ils ne connaissent, ajoutait-il plaisamment, ni Homère, ni Houdar de la Motte, ni les Anciens et les Modernes, ni les Whigs, ni les Torys, trop heureux d’ignorer ce qui trouble le repos du Monde ».

Sacré le 10 juillet 1695 par Bossuet, sans l’apparat de nos cérémonies, dans la chapelle de Saint-Cyr, devant la restreinte assistance de ses élèves, de Mme de Maintenon et des fameuses pensionnaires, Fénelon arriva juste un mois plus tard parmi vos aïeux. Les deux premières années, il mena une vie intéressante et agréable, en combinant, avec zèle, ses charges d’archevêque et de précepteur des princes. Mais

Lorsque sur cette terre on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi le vent et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs (
[3]).

Esprit indépendant et doucement autoritaire, il ne put, malgré sa souplesse, s’adapter à des idées et des méthodes qui heurtaient ses conceptions religieuses et politiques. L’éloignement de la cour, les doléances qu’il recueillait, dans sa ville et son diocèse, et sur les marches des Flandres, lui permettaient d’apprécier le gouvernement absolu du roi, en dehors de l’atmosphère artificielle d’adulation, à laquelle Sa Majesté avait le tort, très explicable, de se complaire.

À Versailles, tout paraissait radieux ; l’intérêt facilitait l’optimisme ; la méfiance scellait les lèvres. Qui ne se résignait aisément au malheur d’autrui et aux épreuves de la nation, loin des éclaboussures ?

En revenant de Cambrai à la cour, l’archevêque, au contraire, y apportait des plaintes, indiquait les failles, jetait, dans le concert de louanges, une note aiguë. Il étonna, sans s’émouvoir ; car, même s’il n’avait pas ressenti quelque désir de jouer, auprès du futur roi de France, le rôle de Suger, de Mazarin, sinon de Richelieu, son devoir était de soustraire le duc de Bourgogne aux erreurs et aux abus de son aïeul.

Après la mort du Dauphin surtout, quand il crut solide la fortune naissante du jeune duc, il disait volontiers que le règne de Louis XIV, en se prolongeant, ne croissait pas en bienfaits et en gloire. Lui signalait-on son audace de manifester sans ménagements son espoir du lendemain ? Il répliquait par la réflexion cavalière d’un de ses Dialogues : « Ceux qui ne veulent pas qu’on parle mal d’eux ont une ressource, qui est de bien faire. »

Imprudent en ses propos, il écrivait aussi librement, même à l’entourage du roi. Mme de Maintenon n’avait-elle pas, sous forme de conseil secourable, reçu une remontrance sur la versatilité du monarque, qui « se conduit moins par des maximes suivies que par l’impression des gens qui l’environnent » ? Quelle colère, et quel péril, si celui-ci venait à lire les lettres !

Un halo de défiance, de désaveu, d’hostilité, se formait progressivement autour de l’archevêque, sans qu’il y prît garde, estimant sa situation assez établie, pour excuser, ou justifier sa franchise. Il fut le seul à ne pas prévoir le zigzag de la foudre.

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En cette fête de sérénité, il ne sied point, Messieurs, de ranimer les péripéties dramatiques d’une aventure qui émut l’opinion, dressa l’un contre l’autre deux génies, et suscita les interventions des pouvoirs civil et religieux. Je les aurais écartées de mon discours, si Cambrai n’en avait constaté, à son avantage, les résultats : l’archevêque allait y être fixé, banni, jusqu’à sa mort.

On vit donc une personne singulière et hasardeuse, ignorante, mais capable de « parler de Dieu depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir », jugée « une sainte » par les uns, « une folle et visionnaire », par la plupart, entraîner de nobles esprits sur les voies d’un mysticisme qui consistait à « se perdre en Dieu jusqu’à ne plus se retrouver ». Fénelon la « révéra », parce qu’il la « crut très expérimentée sur l’oraison », et il laissa ses idée bizarres entrer chez lui « par la porte cochère ».

Plus clairvoyant, moins sentimental, Bossuet aperçut aussitôt qu’elles ébranleraient l’Évangile et l’Église. Tandis que Monsieur de Cambrai, trop confiant, soumettait à Rome son livre, entortillé et explosif, des Maximes des Saints, apologie indirecte et atténuée du Quiétisme, pour en recevoir l’approbation, l’archevêque de Paris, les évêques de Meaux et de Chartres l’y déférèrent pour en obtenir un blâme.

Louis XIV n’aimait pas plus le bruit à la cour que le trouble dans son royaume. Regrettant la compromission du précepteur de son petit-fils, il manifeste à Mme de Maintenon son déplaisir de la nomination à Cambrai d’un prélat aventuré dans une équipée doctrinale. C’est que Bossuet, sorti de sa gravité habituelle, l’avait résumée en une brochure malicieuse, et, que le roi se l’était fait lire dans son carrosse. Sa Majesté avait daigné rire, mais aussitôt maugréé.

Alors les amis de Fénelon de le désavouer par peur, ou de s’affliger des suites entrevues. Messieurs de Saint-Sulpice et l’abbé de Rancé lui soulignent le danger de ces subtilités mystiques. Polémiste du plus habile fleuret, il se défend avec une telle maîtrise que l’évêque de Meaux récrie : «  O le plus souple des hommes !... Il a de l’esprit à faire peur. »

Dès juillet 1697, Louis XIV réclama d’Innocent XII la condamnation des Maximes Elle ne lui fut accordée, et sans empressement du Pape, qu’en 1699. À peine se réjouissait-il d’avoir ainsi apaisé l’opinion que, par l’indiscrétion d’un secrétaire, circulèrent, subrepticement, en France, en Hollande et en Europe, les épreuves du Télémaque.

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Ah ! Messieurs, lorsqu’en notre adolescence, nous lisions avec attrait les épisodes de ce roman, apparemment écrit pour distraire et instruire un royal élève, que nous suivions Enée et Ulysse à travers mille disgrâces, de l’Égypte et de Tyr aux colonnes d’Hercule, que nous nous intéressions à Mentor, soldat, marin, négociateur, toujours maître des circonstances, et que nous admirions, dans la fantaisie des Champs-Elysées christianisés à demi, « la joie pure des justes qui ont aimé la vertu », nous ne nous doutions pas de tout ce qui se cachait de téméraire et de dénigrant sous ces fleurs !

Le travestissement de l’antiquité servait à peindre les contemporains. La série des narrations constituait adroitement un « art de régner », enseigné au duc de Bourgogne, une critique voilée de Louis XIV, même une semonce, pour contraindre cette âme infatuée à réfléchir. Au-delà de phrases innocentes, que de chausse-trapes ! Lorsqu’au rythme berceur des flots de la Mer des Cyclades, Mentor disait à Télémaque : « Le gouvernement d’un royaume demande une certaine harmonie comme la musique, et de justes proportions comme l’architecture », la gentillesse de la formule cachait la censure de l’absolutisme.

Pareil désir de servir son disciple suggéra encore à Fénelon un Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, et les Tables, ou analyse des entretiens politiques du château de Chaulnes.

Savez-vous, Messieurs, que, dans ces réquisitoires et ces projets de réformes, se rencontrent nombre d’idées, redevenues modernes ? L’histoire se répète ; tel s’estime novateur, qui est un écho.

Écoutez l’archevêque de Cambrai, au début XVIII° siècle : « C’est la nation qui doit se sauver elle-même... et prendre des sommes d’argent partout où il y en a, pour, le salut commun. » Mais il ne suffit pas « d’ouvrir la main pour prendre, sans savoir si on trouvera de quoi prendre ». « Les collecteurs d’impôts ne doivent pas faire, malgré eux, presque autant de ravages que les maraudeurs. »

Oui, en notant, au passage, le conseil de Mentor à Idoménée de supprimer « les double emplois », « l’interdiction d’augmenter les dépenses sous aucun prétexte », et celle de « hasarder la France sans la consulter », le conseil aussi d’adopter le « système des mandats », pour protéger les peuples faibles, et de créer un organisme international de secours, telles l’ancienne Société des Nations, ou la nouvelle, en croirait lire un article actuel de revue, entendre le discours d’un orateur parlementaire.

Il y a, cependant, Messieurs, quelques nuances qui vous feront sourire, quand, par exemple, Fénelon réclame « la diminution immédiate de tous les appointements », et « l’exclusion de la cour de toutes les femmes inutiles ». Aussi Voltaire a-t-il loué ses « maximes humaines de gouvernement », et Brunetière, qui ne lui manifestait guère de sympathie, reconnaît que « ses écrits politiques témoignent d’un vif et sincère désir du bien public ».

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Naturellement, Messieurs, la cour s’indigna, murmura. Fénelon eut beau écrire à Mme de Maintenon une lettre apaisante, trois jours après, la réponse fut, à cet ingrat satirique, détracteur de la gloire du Roi-Soleil, un ordre de se rendre à Cambrai et de n’en plus sortir. En vain, le jeune duc Bourgogne, éploré, plaida sa cause. L’archevêque quitta Versailles, en demandant seulement, avec une charité, où vous sentirez battre son cœur : « Je prie Votre Majesté que mon diocèse, qui est innocent, ne souffre pas des fautes qu’on m’impute. »

Ce fut ensuite un déluge d’avanies. Son titre et ses avantages de précepteur lui furent ôtés. Le roi lui refusa d’aller à Rome se défendre, d’assister au mariage de son élève avec la princesse Marie-Adélaïde de Savoie, et de revenir à Paris, même un jour, voir sa nièce Mme de Chevry fort malade. Bien plus, il étendit sa disgrâce à son frère, à sa famille, à ses amis ; il fit renvoyer de la maison de Saint-Cyr des jeunes filles qui paraissaient enthousiastes de sa direction, et enfermer Mme Guyon à la Bastille.

Comment, Messieurs, atteint par ces coups droits ou indirects, le chagrin et la rancœur n’eussent-ils pas accompagné, harcelé, ici, l’exilé ? Avec plus de tristesse encore que d’humour, il disait : « Prenez garde ! J’ai la peste ! » Mais il ajoutait fièrement : « Mon zèle, quoique ignoré du roi, suffira pour ma consolation le reste de ma vie. »

Plût à Dieu que la séparation des adversaires eût supprimé les disputes ! Pendant deux années, une joute, en soi magnifique, mais déplorable, mit aux prises, pour la joie, ou le scandale de la France et de l’Italie, l’Aigle et le Cygne. Le premier s’élançait à pourfendre, avec ironie ou indignation, parce qu’il jugeait qu’une piété aussi raffinée n’était pas seulement inaccessible au « commun des justes », mais deviendrait vite un insupportable fardeau ; le second, prompt et éblouissant dans ses parades, et toujours courtois, se donnait, avec une cruelle élégance, des airs de vertu calomniée.

Percevant enfin l’inutilité et le péril de cette polémique, Bossuet déclara qu’il ne voulait plus « divertir la ville et la cour par un tel spectacle ». Évanouis, les jours ensoleillés du sacre, et, précédemment, l’heure sereine où, dans la cathédrale de Meaux, sur l’invitation de l’évêque, conquis par son intelligence et son ascétisme, « un jeune abbé, nommé Monsieur de la Mothe Fénelon, fit une touchante exhortation en forme de prière » !

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Mieux vaut, Messieurs, accompagner l’archevêque de Cambrai à sa cathédrale, le 25 mars 1699, jour de l’Annonciation, quand, au moment de monter en chaire, il fut averti par son frère, le marquis de Fénelon, venu en hâte de Paris, que le Pape avait condamné son livre, les Maximes des Saints.

Abasourdi par un choc, qu’après deux ans de « lenteur auguste », et les assurances optimistes de l’abbé de Chantérac, son mandataire à Rome, il ne redoutait plus, il se recueillit quelques instants ; puis, magnifiquement, il prêcha aux fidèles l’obéissance à l’autorité, et leur donna l’exemple de la sienne. Ce même jour, il fit le catéchisme avec son calme ordinaire, et, sans tarder, le 9 avril, il écrivit une lettre pastorale à son diocèse, où il souhaitait que la sentence pontificale « n’affaiblît pas le ministère de sa parole », et « qu’on se souvînt de sa docilité ».

Son admirable adhésion, appelée, par Fontenelle, « une coquetterie d’humilité », édifia Innocent XII, qui lui adressa un bref de félicitations. Elle émut aussi Bossuet. Il dit, à l’Assemblée du Clergé que « Monseigneur l’Archevêque de Cambrai avait, sans hésitation, déclaré sa soumission absolue au jugement de l’Église ».

Faut-il ajouter, Messieurs, que Fénelon rencontra, cependant, ici, des vexations, entre autres chez ses suffragants ? L’un d’eux, l’évêque de Saint-Omer, son obligé, qui déjà l’avait traité durement en réunion provinciale, se permit de lui suggérer une réconciliation intéressée avec la cour, grâce à des excuses tapageuses. Ah ! quelle belle réponse ! « C’est Dieu, Monseigneur, et non le roi, qu’il faut mettre devant les yeux des évêques. Je serais bien malheureux et indigne de mon ministère, si ma conscience ne suffisait pas pour me déterminer à mes fonctions,... et si on avait besoin de me presser par des réflexions de politique mondaine. »

Assurément, sa correspondance privée, cri jaillissant d’une âme ulcérée et malheureuse, frémit de sa franchise et des jugements qu’il assène sur tous, sans s’épargner lui-même, et parfois elle révèle de rudes soubresauts ; mais la dignité de sa résignation, durant dix-huit années, n’oblige-t-elle pas à reconnaître qu’il tint la promesse faite à son retour : « Je me justifierai aux yeux de mon troupeau par ma patience, mon travail, et ma conduite.. »

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Ce serait maintenant à vous, Messieurs, renseignés sur votre histoire locale, de nous le présenter dans son cadre quotidien.

Surprenons-le, à l’improviste, pâle et frêle, — « squelette, disait-il, qui marche et qui parle, qui dort et mange peu », — en l’une de ses laborieuses journées, qu’avec un inévitable retour sur l’éclat et la variété de sa vie d’autrefois, il comparaît mélancoliquement à « la régularité d’une pendule. »

Levé sans feu, même par les plus grands froids, il fait une longue oraison avant sa messe, qu’il célèbre en son palais, ou, le samedi, à la cathédrale. Très sobre, usant surtout, par goût ou prudence, de mets liquides, il veille aux détails de sa maison, et se montre bienveillant, mais ferme, envers ses domestiques. Chaque après-midi, cet ami de la nature et du naturel, sensible à la grâce des paysages d’automne, pleins de fruits, qu’il avait admirés sur les bords de la Loire, se promène, à pied, avec ses vicaires généraux, ses secrétaires ou ses neveux, plus souvent seul, « en paix, dans le silence, devant Dieu ». Il achève sa journée par une prière commune à ses secrétaires et au personnel de l’archevêché.

En lui le gentilhomme et le prélat s’accordent dans un maintien à la fois majestueux et doux, qui lui concilie la déférence et l’attachement. D’ordinaire économe, il se révèle largement hospitalier, fastueux même, à l’occasion.

Sa conversation, aisée et instructive, séduit aussi bien les humbles que les personnes de qualité. Fréquemment il parle aux gens de rencontre, entre dans la chaumière des paysans, et témoigne aux pauvres et aux malades une condescendance si généreuse, que la légende l’a popularisée par la gravure, sculptée sur son tombeau. Qu’y a-t-il de réel dans ce prélat en rochet et mosette, qui ramène à l’étable une vache égarée, pour la consolation de villageois en pleurs, ou qui panse, comme une infirmière, des soldats blessés ? Convenons que ce florilège d’édifiantes anecdotes ne s’épanouit jamais sur les plates-bandes des égoïstes et des ladres. Oui, il mérita sa réputation de bonté, celui qui, apprenant qu’un incendie venait de détruire une partie de sa demeure et de consumer ses livres et ses manuscrits se contenta de dire : « Mieux vaut que ce soit ma maison, que celle d’un pauvre laboureur. »

Après la bataille de Malplaquet, et pendant les hivers calamiteux, où, disait-on, « l’on s’égorgeait en mourant de faim », voyez-le transformer son palais en ambulance et hôtellerie, y recevoir la masse désinvolte des fuyards, qui envahissent les salons et les chambres, les escaliers et les corridors, pendant que leur bétail piétine cours et jardins. Il nourrit alors jusqu’à cent cinquante personnes, et fit évacuer son séminaire, afin d’y loger, à ses frais, les troupes, qui chantaient ses louanges. Sans rancune envers la cour, il lui offrit ses blés, pour subvenir aux charges énormes de la guerre, et manda de Paris « les Filles de la Charité’ ». Saint-Simon doit reconnaître qu’« adoré de son peuple », il était « porté dans le cœur de tous ses prêtres ».

Eh bien ! Messieurs, en dépit de son ministère extérieur, jamais son activité doctrinale et littéraire ne fut plus féconde. Regardez l’abondance de ses lettres de direction, qui forment plusieurs volumes ; ses Instructions théologiques ; ses cantiques, ses fables ; ses Dialogues des morts, pétillants de franchise mordante et de verve comique ; ses apologétiques au futur Régent, qui l’estimait et l’aurait ramené à 1a cour ; ses ouvrages de controverse contre les « prétendus disciples de saint Augustin », nombreux dans le Cambrésis, en raison du voisinage d’Ypres, dont Jansénius fut l’évêque… Quelle étonnante et intarissable variété !

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L’exil de Cambrai, c’est vite dit, Messieurs ; mais il serait inexact de croire que Fénelon y manqua de consolations.

Il conservait, à Rome, de fermes appuis dans le Sacré-Collège, et tout nonce, arrivé à Bruxelles, ou à Cologne, l’informait de sa présence, ou lui faisait visite. Bien plus, Innocent XII puis Clément XI, qui lui surent gré de son attachement au Saint-Siège parmi les courants du Gallicanisme, ne cachaient point que, sans la crainte de contrarier Louis XIV, ils lui auraient donné la pourpre. Ainsi a-t-il rejoint, avec Bossuet et Massillon, le groupe des clercs illustres, auxquels la postérité attribue rétrospectivement le 71e chapeau de cardinal, comme elle assoit, dans un 41e fauteuil imaginaire, les écrivains dont elle juge, parfois avec raison, qu’ils auraient dû franchir notre seuil.

Ici, Messieurs, Fénelon avait noué de précieuses amitiés, entre autres celle du gouverneur de Mont-beron et de sa famille ; il correspondait discrètement avec les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, « petit troupeau fidèle », et, par des voies anonymes, avec son cher élève, le duc de Bourgogne.

Celui-ci, dont il avait fait, malgré les caprices et les sursauts de sa violence et de son orgueil naturels, un jeune homme docile, pieux, et soucieux de ses devoirs, épris des humanités latines, de sciences, d’histoire et de dessin, lui restait invinciblement attaché. Quatre ans après la disgrâce et la condamnation, il lui écrivait : « Mon amitié augmente par vos malheurs, au lieu d’en être refroidie... Je suis révolté moi-même contre tout ce qu’on a fait à votre égard. »

Quand il fut nommé commandant de l’armée des Flandres, sous la direction du vieux maréchal Boufflers, il put, à deux reprises, avec la permission du roi, qui avait fixé jusqu’à la durée et aux détails de l’entrevue, s’entretenir avec son ancien précepteur. La seconde fois, pendant le repas, on l’entendit déclarer, à voix haute : « Je sais ce que je vous dois ; vous savez ce que je vous suis. »

Non que Fénelon ménageât son disciple. Pour son bien, et celui du pays, il ne lui épargnait ni les conseils, ni même l’écho de certains blâmes du public. Puisque son entourage l’empêchait de lire « les gazettes déchaînées », il lui en résume, ou transmet crues, les attaques.

Aussitôt quelle fut sa douleur quand ce jeune duc mourut à vingt-neuf ans, six jours après sa femme, qu’il chérissait tendrement : « Tous mes liens sont rompus... écrivait l’archevêque. Rien ne n’attache plus à la terre. » Mais, après quelques jours de prostration, il adressa au duc de Chevreuse une lettre émouvante, où, lui, le disgracié, le banni, il ralliait tous les concours autour d’un roi de soixante-seize ans et d’un enfant au berceau, pour le salut de la France.

D’agréables visites le réconfortaient : celles, très fréquentes, de ce chevalier Destouches, commandant de l’artillerie à l’armée des Flandres, et nommé, pour cela, Destouches-Canon, incrédule, gourmand, assez paillard, que Voltaire appelle « le père putatif » de d’Alembert, mais plein d’esprit, et qui le distrayait, tandis qu’il cherchait en vain à le convertir. « Pourquoi, mon cher bonhomme, lui, écrivait-il, ce grave archevêque aime-t-il un homme aussi profane ? »

C’était encore la visite du prétendant d’Angleterre, Jacques III, simple officier dans nos troupes, sous le nom de chevalier de Saint-Georges. Il demeura plusieurs jours chez Fénelon, qui lui enseigna plus ses devoirs que ses droits : « La force ne peut persuader les hommes. Elle ne fait que des hypocrites... Quand les rois se mêlent de religion, au lieu de la protéger, ils la mettent en servitude. »

C’était la visite de l’électeur de Bavière, « embarrassé et craintif à cause de sa réputation d’esprit ». Avouons, Messieurs, que le prélat justifiait son appréhension en le jugeant « faible dans sa conduite et corrompu dans ses mœurs... Il voit, disait-il, tous les malheurs de son peuple ; mais il s’en console avec ses maîtresses ; il passe les jours à la chasse, il joue de la flûte, il s’endette, il ruine son pays. » Ce jour-là, vraiment, n’étaient-ce pas Saint-Simon, ou Retz, qui avaient tenu la plume ?

Combien il lui préférait l’électeur de Cologne, prince de trente-cinq ans, qu’il avait ordonné prêtre à la fin de 1706, et qu’il sacra archevêque, à Lille, le 1er mai suivant, en cette cérémonie où il prononça un sermon aussi célèbre que celui de l’Épiphanie !

Enfin, Messieurs, le palais de l’archevêque s’égayait de ses jeunes secrétaires, les abbés de Chantérac, de Langeron et de Beaumont, et du flot de ses neveux et nièces, car son père, ayant eu dix-sept enfants de ses deux mariages, la famille s’était élargie. Parmi eux, ce Gabriel-Jacques, qui défendra sa mémoire et brillera par sa bravoure, substituera de belles éditions de ses œuvres à tant de publications clandestines, incomplètes ou défigurées. Ravi des tendresses de ce petit monde pétulant, Fénelon s’occupait de tous. Il les amusait, leur faisait apprendre des vers, et les taquinait en les appelant, tantôt avec une solennité enjouée : « Messieurs les neveux », tantôt, après quelques frasques, « les non vénérables marmots ».

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Évidemment, Messieurs, ce prélat facile à s’émouvoir, ressentit, plus que d’autres, le chagrin des séparations définitives. Près de lui, et à la cour, la mort fauchait successivement tous ceux qu’il aimait. Soumis aux décisions divines, qui assombrirent ses derniers soirs, il « aurait eu honte de n’être pas sensible à l’amitié, il préférait souffrir ».

Ainsi vécut-il jusqu’en 1714, lorsqu’un accident de voiture, sans le blesser, précipita la fin de sa carrière. Il l’a conté, en traits humoristiques, au chevalier Destouches, comme un homme qui, le péril passé, trouve piquant de l’avoir couru. Traversant un pont sur la Somme, ses chevaux prirent peur et faillirent entraîner le carrosse dans la rivière. « Mes gens criaient : « Tout est perdu, sauvez-vous ! » Je ne les entendais point ; les glaces étaient levées. Je lisais un livre, ayant mes lunettes sur le nez, mon crayon en main, et mes jambes dans un sac de peau d’ours ; tel à peu près était Archimède, quand il périt à la prise de Syracuse. La comparaison est vaine, mais l’accident était affreux. »

Sa commotion persista : « Grand avertissement, disait-il, de me tenir sur mes gardes, puisque j’ai pu mourir, au moment où je m’y attendais le moins. » À l’aube du 1er janvier 1715, il fut saisi d’une fièvre, rebelle à la compétence du premier médecin du roi, Chirac, accouru de Paris, et à l’action de l’émétique, qu’on venait de découvrir, et qu’on vantait autant que, de nos jours, la pénicilline. Sans illusion, il « parut, dit Saint-Simon, uniquement occupé de ce qu’il allait trouver, avec... une confiance qui surnageait à 1a crainte et à l’humilité. ».

Sa mort tranquille, mains jointes, les yeux vers le ciel, ressemble si bien à celle de Bossuet, que j’aime à réunir les deux antagonistes dans ce moment suprême. L’un et l’autre, après s’être fait lire l’Évangile et les écrits des Apôtres, s’endormirent aussi dociles que le plus petit des enfants de Dieu ».

Son diocèse eut sa dernière pensée. N’ayant pu obtenir de Louis XIV le coadjuteur qu’il avait bien choisi, — puisque M. de Tavannes devint ensuite cardinal-archevêque de Rouen, — il dicta une lettre au P. Le Tellier, par laquelle il suppliait le roi de nommer « un successeur pieux et régulier, bon et ferme », et d’accorder à son Séminaire la venue de Messieurs de Saint-Sulpice, « apostoliques et vénérables », « afin d’en faire un centre de vraie doctrine, en face des Universités jansénistes de Douai et Louvain ».

Dirai-je; en concluant, que les cahots de cette vie se prolongèrent après le trépas ? Le chevalier de Ramsay, reconnaissant de sa conversion, écrivit une biographie romancée. D’Alembert, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre y puisèrent les éléments de chroniques fantaisistes, d’éloges blessants pour sa mémoire, et Marie-Joseph Chénier le thème d’une tragédie larmoyante, qui, durant la Terreur, le fit applaudir sous les traits d’un philosophe à demi incroyant, d’un tribun déclamateur, au détriment de l’Église, qu’il n’avait cessé de servir, de défendre et d’aimer.

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Voilà, Messieurs, l’homme, à jamais illustre, auquel vous rendez hommage en vous réjouissant qu’il vous ait appartenu dix-huit ans, et que sa gloire puisse être votre fierté.

Si ressemblant que soit le portrait que je viens de placer sous vos yeux, je sais qu’au dire de Brunetière, on en tracerait vingt, qui donneraient une idée juste de lui, sans le représenter exactement, tant il fut complexe, ondoyant et flexible, humble et hautain, détaché et soigneux de lui, résigné et soudain redressé vers l’espérance. « Je suis à moi-même tout un grand diocèse, plus accablant que celui du dehors. Mon fonds semble changer à toute heure. »

Mais la postérité unanime le juge un des premiers humanistes de la France, un de ses maîtres écrivains, apparenté à Racine par son esprit, sa plume et son cœur ; un prélat pieux et séduisant, qui honore son diocèse et l’Église, l’Académie et la nation, l’humanité même ; un patriote ardent en paroles et en œuvres ; un charitable, qui prodigua ses biens au point de mourir sans argent ; bref un être supérieur, moins élevé, cependant, sur les cimes, et moins admirable que Bossuet, mais, laissez-moi ajouter, plus imitable, en ce sens qu’à le voir plus près de nous par nombre de mérites discrets, de qualités aimables, et une vertu indulgente, on a l’illusion de se dire qu’on serait heureux de lui ressembler.

 

[1] Saint-Simon, Mémoires, t. XI, chap. III (Edit. Chéruel).

[2] Boileau.

[3] La Fontaine, Élégie aux Nymphes de Vaux.