Discours du président des cinq Académies 1942

Le 26 octobre 1942

Georges LECOMTE

SÉANCE ANNUELLE

DES

CINQ ACADÉMIES

DU LUNDI 26 OCTOBRE 1942

DISCOURS

DE

M. GEORGES LECOMTE
Président

 

 

Ma longévité académique et aussi les circonstances présentes me valent le très exceptionnel honneur de présider une seconde fois la séance annuelle des Cinq Académies.

Lorsque, le 25 octobre 1927, je pris à cette même place la parole pour rendre hommage aux membres de l’Institut morts depuis le précédent automne, nous étions allés, la veille même, pieusement saluer au Panthéon, dans une très émouvante cérémonie, la mémoire des écrivains français tombés pour la Patrie pendant la guerre de 1914-1918 et en l’honneur desquels venait d’être apposée une plaque où était gravée la trop longue liste de leurs noms.

Usant de mes pouvoirs présidentiels, je fis mettre en berne le drapeau tricolore du Palais Mazarin — ce qu’on ne fait que pour les grands deuils de la France — afin de bien montrer la part que les cinq Académies prenaient à cette douloureuse commémoration.

Évoquant avec tristesse tant de jeunes forces disparues, nous trouvions une atténuation à notre peine en nous disant que leur sacrifice n’avait pas été vain et que, grâce à eux, les hommes de notre temps ne connaîtraient peut-être plus le déchirement, l’horreur de telles hécatombes.

Et voilà que de nouveau le spectre sanglant de la guerre s’est levé sur le monde, que nous sommes étreints par le même cauchemar atroce, par les mêmes deuils, par les mêmes incertitudes de l’avenir. Pendant des mois et des mois nous avons eu le cœur serré par les tragiques péripéties de ces tourmentes. L’ampleur de celle qui nous tient encore haletants dépasse toutes les imaginations. En plus de la douleur, de l’humiliation, de l’angoisse collectives dans un monde totalement embrasé, que de meurtrissures familiales et d’accablants soucis personnels !

Malgré les tortures infligées à notre patriotisme, malgré nos souffrances privées et nos inquiétudes sur les lendemains du long drame, les membres de Institut ont servi la France dans la mesure où ils le pouvaient, selon la manière qui leur est propre, en poursuivant avec ponctualité et sang-froid les tâches qui leur sont assignées.

Dans le désastre les Cinq Académies ont toujours été présentes. Pas une seule semaine elles n’ont chômé. Elles ont continué leur vie normale, donné l’exemple du labeur régulier, qu’aucune alarme ne doit interrompre. Elles ont sauvegardé et accru le patrimoine intellectuel de notre pays. Pour sa part, en procédant à l’incessante révision de son dictionnaire, l’Académie française a entouré d’un culte fervent chaque mot de la langue et ressenti un peu de satisfaction à se dire qu’elle contribue ainsi à maintenir intact et pur l’instrument de notre pensée.

Sans parler des recherches auxquelles les savants se sont appliqués pour la défense nationale et l’hygiène publique, des efforts individuels que beaucoup d’entre nous ont faits pour secourir les misères morales et soulager les déficiences, physiques, pour réconforter nos pauvres prisonniers et venir en aide à leur famille, nous avons scrupuleusement accompli notre constant devoir qui est de nous montrer attentifs aux travaux des jeunes hommes, de les encourager, de récompenser avec justice et clairvoyance les œuvres intéressantes, d’être les mainteneurs des belles traditions qu’il ne faut pas laisser dégénérer en routines, en formules, et ainsi de préparer l’avenir, en la féconde beauté duquel, même dans la détresse actuelle, nous gardons obstinément notre foi.

Trop nombreux sont les membres de l’Institut que, au cours de cette triste année, furent arrachés à leur tâche. Certes ils ne sont pas morts de blessures dans leur chair. Pourtant c’est la guerre qui a tué la plupart d’entre eux. Peut-être auraient-ils vécu bien des années encore s’ils n’avaient été terrassés par le froid de l’hiver dans leur logis non chauffés, par les restrictions alimentaires et le bouleversement de toutes leurs habitudes de vie, par l’horreur de cette longue tragédie, par la perpétuelle menace des orages qui grondent encore, par l’écroulement de leur beau rêve pacifique, par l’enfer où vit misérablement la lugubre et convulsive humanité d’aujourd’hui.

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Toutes les classes de l’Institut ont été très éprouvées. Mais combien plus que les autres l’Académie française ! Depuis les premières phases de ce chaos, saris cesse s’élargissant, elle a perdu dix de ses membres. Ceux qui d’abord succombèrent sont Georges Goyau, excellent historien, homme bon et juste, avec l’âme sereine, pure et gaie d’un saint, — dont, avant la catastrophe de juin 1940, nous avons pu élire le successeur — puis le fin, le spirituel Henri Lavedan, observateur souriant et malicieux des comédies du monde qui, dialoguiste, romancier, dramaturge, se haussa des études légères aux plus grands sujets ; l’illustre Henri Bergson, homme de conscience délicate et scrupuleuse, de caractère ferme et droit, que, il y a vingt-cinq ans, dans les pires jours d’angoisse, nous avons vu s’exiler du domaine de la spéculation pour mettre courageusement son génie et son prestige universel au service de la France, son pays. Sa profonde pensée s’exprima toujours en une forme magnifiquement claire. Après Lachelier et Boutroux, et marchant dans la même voie qu’eux, il fut l’un des rénovateurs de la Philosophie française. Puis disparut le célèbre romancier Marcel Prévost, dont, entre tant d’autres mérites, les qualités dominantes furent une vigoureuse et souple intelligence, le désir de comprendre les idées de notre temps, même les plus inattendues, les mœurs et les goûts d’aujourd’hui, de les expliquer, d’en prévoir l’évolution prochaine. Un juste hommage leur a été excellemment rendu aux deux dernières séances annuelles des Cinq Académies.

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Après quelques trop courts mois sans deuils nouveaux, ce fut M. Louis Bertrand qui nous fut enlevé. Six semaines plus tôt il s’était arraché à sa laborieuse solitude d’Antibes pour aller, en compagnie de notre éminent confrère, M. Firmin Roz, retrouver en Espagne les précieuses amitiés que ses livres sur ce noble pays lui avaient préparées et que ses précédents séjours lui avaient permis de nouer. Il venait tout juste de publier un livre sur Lamartine qu’il n’avait pas cessé d’aimer depuis sa jeunesse mais pour qui l’admiration ne l’empêcha pas, selon son habitude, de se montrer sévère, à mon avis exagérément, et une biographie du Maréchal de Saint-Arnaud, l’un des grands chefs de la conquête algérienne.

Né en Lorraine, de parents originaires de cette belle province française, à laquelle nous devons Jeanne d’Arc, Lyautey, Jules Ferry, les Poincaré, Maurice Barrès et tant de généraux, écrivains et artistes fameux M. Louis Bertrand ne reniait certes pas son pays et ses gloires. Pourtant, lui qui publia tant de livres, il n’en consacra qu’un à sa terre natale, d’ailleurs fort beau, Mademoiselle de Jessincourt. Mais, frais émoulu de l’École Normale, agrégé des Lettres, après un bref séjour au lycée de Bourg-en-Bresse, où il voisina, dans le Mâconnais et le Clunysois, avec le souvenir de Lamartine, il fut appelé, pour son enseignement, à Marseille, puis à Alger. Comme il arrive si souvent aux hommes des climats rudes, il fut envoûté par la splendeur de la mer violette, par le charme de ses rives ensoleillées, par leurs terres parfumées, riches de poésie et de grands souvenirs. Il devint passionnément Méditerranéen, visita toutes contrées qui la bordent, et en particulier écrivit sur l’Algérie des romans colorés et pleins de vie, Pépète et Balthazar, où il décrit le pittoresque du petit peuple algérien, La Cina et Le Sang des Races qui nous montrent la mêlée de populations diverses aux prises avec un sol fertile et rivalisant entre elles avant de se fondre, sous notre drapeau, en colons d’un même pays.

Dans la seconde moitié de sa vie, M. Louis Bertrand devenu plus historien que romancier, semblait aimer ses beaux romans moins que nous ne continuons à les aimer nous-mêmes. C’est encore à l’Afrique du Nord qu’il consacra ses premiers livres d’histoire. Ce latin, très frappé par la grandeur de l’œuvre accomplie par les Romains, évoque d’une manière saisissante les vestiges de leur civilisation, qu’il admira, toujours debout, en ces régions. Moins ému par l’art arabe, peut-être, lorsqu’il vint en Espagne et regarda ses monuments, méconnut-il trop l’influence des arabes dans la Péninsule ibérique et le charme de leur architecture si agréablement favorable à la jouissance des délices de la vie.

C’est encore l’Afrique qui lui inspira son attachant Saint Augustin, celui de ses livres qui obtint le plus vif succès. Ne voulant point passer pour l’auteur d’un seul livre et ne l’étant certes pas, M. Louis Bertrand se crispait un peu lorsqu’il s’entendait appeler « l’auteur de Saint Augustin ».

Avant de raconter, sous la forme romanesque et des titres divers, sa jeunesse et ses débuts dans le monde, il avait écrit, sans la moindre ombre parmi tant d’éblouissantes lumières, un panégyrique de Louis XIV, assez grand roi cependant pour que la simple et véridique histoire suffise à son règne glorieux. Plus volontiers admirateur des morts que des vivants, M. Louis Bertrand avait voué un culte à Flaubert. Sa nièce lui ayant légué la bibliothèque de ce magnifique romancier et les meubles de son cabinet, M. Louis Bertrand put s’asseoir dans le fauteuil du solitaire de Croisset pour continuer son œuvre personnelle et relire ses livres préférés dans les exemplaires qu’ont tenus les mains de l’auteur de l’Éducation sentimentale, de Salammbô, de Madame Bovary. Livres que, depuis plusieurs années, M. Louis Bertrand avait cédés à l’Académie française tout en s’en réservant l’usage. Si donc nous avons l’altier regret que Flaubert, ce grand écrivain, n’ait pas été des nôtres, nous aurons, grâce à M. Louis Bertrand, l’émotion de voir, de toucher, de lire, à la bibliothèque de L’Institut, les volumes qui ont retenu l’attention de l’illustre romancier.

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Cinq jours après M. Louis Bertrand, s’en allait M. Émile Picard. Depuis plusieurs semaines nous avions la tristesse de le voir s’affaiblir. Son visage tourmenté, son teint pâle, sa marche hésitante nous inquiétaient. Pourtant, homme de conscience et de devoir, jusqu’à ses toutes dernières semaines de vie il ne manqua pas de venir assidûment aux séances des deux Académies dont il était membre. Une douleur familiale hâta sa fin. Tous, nous y avions pris part. Sa mort fut pour nous une grande tristesse. C’était un puissant cerveau, un esprit universel. Il s’intéressait à toutes les formes de l’activité intellectuelle et comprenait les plus divers efforts, aussi bien dans le domaine de l’action que de la pensée. Savant célèbre dans tous les pays du globe, il était simple, courtois, affable, charmant.

Il avait dix-huit ans lorsque, après ses études au lycée Henri IV, études non moins brillantes dans les Lettes que pour les Sciences, il fut reçu à la fois second à l’École Polytechnique et premier à l’École Normale. Ce fut pour celle-ci qu’il opta. II n’était encore qu’un tout jeune élève de la rue d’Ulm lorsque, de sa « turne », il eut la hardiesse d’envoyer à l’Académie des Sciences un mémoire assez remarquable pour qu’un savant très réputé, M. Bouquet, en dont lecture. Docteur ès-sciences à vingt ans, il est classé premier, à vingt-et-un ans, au concours de l’Agrégation. Dès ce moment s’ouvre devant lui la route des plus hautes situations universitaires. Par une marche nécessairement et justement rapide il est tour à tour préparateur agrégé à l’École Normale et répétiteur d’enseignement à la Sorbonne, puis maître de conférences à la Faculté des Sciences de Paris. Nommé chargé du cours de calcul différentiel et de calcul intégral à celle de Toulouse, où il exerce une décisive influence sur le progrès des travaux, il ne tarde guère à revenir à Paris comme suppléant dans la chaire de mécanique à la Sorbonne, puis est chargé de donner des conférences de mécanique et d’astronomie à l’École Normale, en attendant que lui soit confiée, en cette même Sorbonne, la chaire d’Analyse supérieure.

Dès sa trentième année, sur les rapports de hauts savants, dont l’un fut Henri Poincaré, l’Académie des Sciences l’honore de prix très importants qui le désignent, pour un jour très prochain, aux suffrages de ses membres. Et, en effet, lorsqu’elle élut M. Émile Picard il avait tout juste trente-trois ans.

C’est que, à côté de son haut enseignement, donné avec maîtrise, il n’a pas interrompu ses études et travaux personnels. Ce savant est un inventeur. Il trouve des démonstrations nouvelles. Elles font que son nom ne périra jamais. Tant qu’il y aura un monde on parlera des deux « théorèmes d’Émile Picard », des « équations de Picard », du « groupe de Picard », de la « surface » dont il a établi les propriétés et à laquelle on a donné partout le nom de « Surface d’Émile Picard ». Quelle gloire ! N’est-ce pas l’immortalité assurée ?

Membre d’une quarantaine d’Académies et Sociétés scientifiques étrangères, Docteur honoris causa de cinq grandes Universités, Président sans cesse réélu du Conseil international des Recherches scientifiques qui groupe l’élite des savants du monde, M. Émile Picard a reçu les plus précieux hommages qui, du dehors, peuvent être rendus à l’un d’eux.

Depuis 1917, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences pour la section des Mathématiques, élu membre de l’Académie française en 1924, M. Émile Picard avait, en toute justice, été élevé à la dignité de Grand Croix de la Légion d’Honneur. Dans le domaine de la pensée à qui donc pourrait-elle être conférée, sinon à des savants de ce rang ?

Les uns et les autres nous nous sommes associés à toutes les cérémonies qui, en ces trois derniers lustres, se sont succédé pour fêter le jubilé universitaire, le jubilé académique de M. Émile Picard, sa suprême promotion dans la Légion d’Honneur et tels hommages exceptionnels venus du dehors. Nous nous tenions groupés autour de lui, non seulement parce que nous étions fiers de sa souveraine pensée et de ses travaux réputés, mais parce que nous l’aimions.

Doué pour les Lettres aussi bien que pour les Sciences, — n’est-ce pas en vers latins et en version grecque qu’il eut ses premiers succès scolaires ? — M. Émile Picard aurait fait tout aussi aisément, s’il l’avait voulu, une brillante carrière littéraire. Très cultivé, très attentif à toutes les œuvres de l’esprit, il n’ignorait rien de la floraison littéraire contemporaine, se tenait avec intérêt et plaisir au courant des diverses tendances, des indices de renouvellement. Que d’écrivains candidats ou non à l’Académie française, furent émerveillés et surpris par l’étendue, par la variété de ses lectures !

Ne manquant jamais une de nos séances, avec quelle attention il suivait les débats sur les termes de notre langue ! Avec quelle lucidité et quel à-propos il y prenait part ! Chaque fois que nous nous efforcions de mieux définir un mot scientifique, nos regards se tournaient naturellement vers lui et aussitôt son esprit clair, qui avait horreur du vague, nous offrait la formule la plus précise et la plus juste.

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C’est aussi à l’enseignement que M.  André Bellessort, agrégé de l’Université, voua la plus grande part de sa pensée et de sa vie. Au lycée de Laval ; où il poursuivit ses études secondaires commencées au collège de Lannion, il eut comme professeur d’histoire un tout jeune maître, arrivant de l’École Normale, le futur Cardinal Alfred Baudrillart, qui bien vite discerna sa vigoureuse intelligence et sa volonté. Puis il vint achever sa préparation à Paris au lycée Henri IV, où il retrouve le bon poète breton Charles Le Goffic, son camarade au collège de Lannion dont son père était le Principal, et où il noua avec MM. Firmin Roz e Louis Bertrand, que plus tard il devait retrouvera à l’institut, une amitié solide.

Brillant professeur de Première aux lycées Janson de Sailly, puis Louis-le-Grand, où ses si intéressante leçons passionnaient ses élèves, qui lui sont tous restés reconnaissants de leur avoir fait sentir la vie, l’humanité des œuvres antiques et classiques, il fut encore un éducateur des esprits par ses innombrables conférences, fort goûtées, dans toutes nos provinces, à l’étranger comme à Paris.

À vrai dire elles étaient plutôt des lectures que des conférences. Ce grand érudit lisait si merveilleusement ses écrits riches de substance que, très myope et les verres de son lorgnon touchant presque son papier, il produisait sur ses auditeurs une action égale à celle d’un véritable orateur à la parole libre, aisée, entraînante Tl l’eut été d’ailleurs s’il l’avait voulu, car, dans sa classe, il parlait toujours d’abondance et fort éloquemment,

Aussi, dans toutes les villes où il avait fait entendre sa voix, le priait-on sans cesse de revenir. Son œuvre écrite est exclusivement celle d’un critique, d’un essayiste et parfois d’un historien. Ce grand lettré ne s’est pas risqué à courir la périlleuse aventure de la création personnelle. Mais avec quelle pénétration, quel goût et partant avec quelle autorité il étudia l’œuvre des grands écrivains : Virgile, Voltaire, Balzac, Victor Hugo, par exemple,

Loin de rester enfoui dans les bibliothèques, cet homme des livres qu’on aurait pu croire prisonnier du papier imprimé, fut toujours un intrépide voyageur, Les randonnées les plus lointaines et les plus longues ne l’effrayaient pas. Comme dans presque tous les pays d’Europe, on le vit et l’entendit en Asie et dans toutes les Amériques. Dans les villes étrangères que j’ai pu moi-même visiter — mais je ne fus pas un globe-trotter comme lui ! — particulièrement en Suède, j’ai pu me rendre compte de l’excellent souvenir que sa parole y a laissé.

Chacun de ses voyages nous a valu, à son retour, des livres fort attachants qui nous expliquent l’âme des peuples et nous font voir les paysages où ils vivent.

Sous l’apparence parfois un peu rude de M. André Bellessort s’abritait un cœur bon et délicat de très brave homme. Tous ceux qui le connurent bien l’ont aimé. Une touchante preuve de l’attachement qu’il inspirait fut la joie de ses anciens élèves lorsqu’ils apprirent son élection à l’Académie française et le chagrin que beaucoup d’entre eux exprimèrent publiquement au moment de sa mort.

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Déjà bien malade, presque aveugle, marchant avec peine, le Cardinal Baudrillart eut l’affectueux courage de venir présider la cérémonie funèbre de son ancien élève du lycée de Laval, et, presque chancelant, de lui donner l’absoute. Tous, nous sentions, avec une admirative angoisse, que lui-même descendait an tombeau.

Même si M. Bellessort n’avait été que son confrère à l’Académie, s’il n’y avait pas eu entre eux ce lien et ce souvenir d’autrefois, le Cardinal serait néanmoins venu dire sur son cercueil les prières pour les morts. Car, sous sa causticité spirituelle se cachait une bonté toujours prête à l’action. En toutes circonstances il en offrait — parfois même spontanément, j’en ai eu moi-même la preuve en des heures douloureuses — l’émouvant témoignage. Aux jours de joie, avec des paroles d’espérance, il était présent, comme aux jours de deuil avec un élan secourable. Nous l’aimions. Il le sentait. Sur son lit de trépas, il eut pour nous des paroles d’affection fidèle. Quel vide il laisse parmi nous ! Notre pensée le voit encore à la place où, avec une si scrupuleuse attention, il prenait assidûment une part active, fort utile et très justement appréciée, à nos travaux. Ce fut à l’une de nos séances que l’on entendit les dernières paroles prononcées par lui en public. Si gravement atteint qu’il fût, il se leva pour répondre à notre directeur en fonctions, M. Maurice Donnay — à quelques mois près son contemporain — qui l’avait remercié d’offrir à l’Académie son dernier livre : Du beau langage à la vertu, où le Cardinal unit si bien sa foi chrétienne, son respect des vertus humaines à son culte du beau langage français et des Lettres françaises.

Au temps de son enfance, treize membres de sa famille faisaient, à des titres divers, partie de l’Institut. Aussi, lorsque, le 10 avril 1919, M. Marcel Prévost, directeur en exercice, l’accueillit sous la Coupole, put-il, dans sa réponse au traditionnel remerciement du récipiendaire, lui dire : « Monsieur, vous rentrez aujourd’hui dans la maison de votre famille. »

Parmi nous, sa présence rappelait non seulement le souvenir de son grand-père maternel, M. Silvestre de Sacy, qui fut l’un des quarante, et de ses autres parents qui furent aussi les hôtes du Palais Mazarin, mais encore celui, plus récent, de Son Éminence le Cardinal Perraud, dont la vie fut si pareille à la sienne et qui, ayant tout de suite discerné les mérites et son rôle probable dans l’Église, l’avait de bonne heure honoré de sa bienveillante amitié.

Comme lui élève de l’École Normale, comme lui prêtre de l’Oratoire, comme lui agrégé de l’Université pour l’Histoire et auteur de solides, d’intéressants ouvrages historiques, il devait, comme lui, devenir Évêque, puis Cardinal.

Le jour où l’on sut qu’il allait revêtir la pourpre, j’étais Directeur de l’Académie française. Par mon très noble et très cher ami Georges Goyau, je l’appris juste au moment d’ouvrir la séance et, sachant son intimité d’esprit avec le Cardinal Perraud qu’il allait souvent voir en son siège épiscopal d’Autun, je pus, en le félicitant, en lui disant notre fierté, évoquer cette ressemblance de destinée et ce lien par les mots qu’il voulut bien me dire ensuite, je sentis que je lui avais fait plaisir.

Sous la robe violette et sous la pourpre, Mgr Baudrillart, tout en pratiquant la charité chrétienne, avait gardé l’esprit de la rue d’Ulm. Sa critique des hommes et des choses était pénétrante, franche, et parfois d’une ironie assez vive Sa causticité naturelle, que révélaient sa voix et son ton même, s’exprimait volontiers d’une façon mordante et toujours savoureuse, sa verve enchantait les minutes de détente qui précèdent et suivent nos séances. Puis, tout à coup, quels accents de secourable bonté !

Cet humaniste, cet historien qui unit invariablement l’amour des Lettres à son apostolat ne cessa jamais d’écrire. Son principal ouvrage, Philippe V et la Cour de France, la Vie de Mgr d’Hulst, son prédécesseur à la tête de l’Institut Catholique, L’Enseignement catholique de la France contemporaine prennent place dans notre mémoire à côté des sermons que, chaque dimanche de Carême, il prononça en l’Église Notre-Dame, voilà une quinzaine d’années, et qui, sous le titre général qu’il leur avait donné : Vocation catholique de la France, ajouteraient un beau volume à ceux qu’il a publiés. Ces sermons, beaucoup d’entre nous sont allés les entendre chaque fois qu’ils l’ont pu. Et Mgr Baudrillart se montrait sensible à ces preuves d’attachement.

Pouvons-nous oublier la magnifique, l’émouvante oraison funèbre du vénéré Cardinal Mercier, primat de Belgique, que, du haut de cette même chaire de Notre-Dame, il prononça, en présence de tous les Cardinaux français, et où il glorifia justement toutes ses vertus d’homme et de chrétien, sa dignité, son patriotisme, son amour de la justice, son énergie ?

Président du Comité « Les Amitiés Catholiques françaises » qui fut fondé sur son initiative, maintes fois pendant la guerre de 1914-1918, Mgr Baudrillart alla en Espagne — où sa grande voix était très écoutée, et où l’on se faisait parfois une fausse idée de l’état moral de la France — démontrer que le spiritualisme, l’idéalisme, y gardent leur force. Et, emmenant avec lui notre confrère Charles Le Goffic, l’auteur de ce poignant livre Les Pompons rouges, il n’hésita pas à traverser l’Océan pour faire rayonner les mêmes vérités dans les Républiques sud-américaines.

Sauf les quelques années passées à l’École Normale, puis aux lycées de Laval et de Caen, puis au Collège Stanislas, où il enseigna l’Histoire avant de la professer à l’Institut Catholique, Mgr Baudrillart fut pendant soixante-douze ans l’hôte du Couvent des Carmes. Entré dès sa neuvième année à l’École Bossuet qui s’y abritait, il y fit toutes ses études, même celles de théologie, quand il était novice de l’Oratoire, y revint comme Professeur à l’Université Catholique jusqu’au jour de janvier 1907 où il fut mis à la tête de cet Institut.

On sait l’essor et le rayonnement qu’il sut lui donner, les constructions et laboratoires qu’il parvint à réaliser pour que l’enseignement y soit en accord avec l’état actuel des Sciences et de la Pensée.

C’est dans la crypte des Carmes que, entre Ozanam, les religieux martyrs des massacres de septembre 1792 et quelques-uns de ses prédécesseurs à la Direction de l’Institut Catholique, au soir de la cérémonie célébrée à Notre-Dame pour ses funérailles, son corps fut inhumé, dans le recueillement d’une assistance très restreinte. Comme, en des jours de douleur morale et plus tard de souffrances physiques, Son Éminence le Cardinal Baudrillart m’avait spontanément donné — ainsi qu’a bien d’autres — des preuves de sa bonté, je me fis un devoir d’assister à cette suprême cérémonie qui n’eut guère de témoins. Elle fut très émouvante.

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Beaucoup moins mêlé à notre vie académique fut M. Edouard Estaunié. Il en avait été écarté par une longue maladie qui, presque au lendemain de son élection, interrompit sa carrière et nous priva de sa présence.

Né à Dijon, d’un père pyrénéen et d’une mère bourguignonne, de bonne heure il opta résolument pour la Bourgogne. Si sa ville natale, où il avait une de ses trois demeures, est justement fière d’un tel fils, la Bourgogne gaie, expansive, à la bonhomie enjouée et malicieuse, ne se reconnaît qu’avec un peu d’étonnement en son œuvre austère. M. Edouard Estaunié est en effet le romancier des profondeurs, de la vie secrète, recluse, mystérieuse, aux aguets.

Après son séjour à la fameuse École de la rue des Postes, où il eut Marcel Prévost parmi ses compagnons d’études, il entra en même temps que lui à l’École Polytechnique, où les rejoignit un autre de nos confrères, M. Jacques Bouché. À ce moment, aucun d’eux ne se doutait que les deux premiers bifurqueraient vers le roman, le troisième vers l’art dramatique et les lettres, dirigerait une revue, un théâtre et finalement deviendrait l’Administrateur général de nos théâtres lyriques nationaux, et encore moins peut-être que, après s’être connus sous le petit bicorne et l’élégant costume de l’École Polytechnique, ils se retrouveraient sous le volumineux chapeau à plumes et l’habit vert de l’Institut.

N’ayant pas eu le privilège de sortir dans ce que, rue Descartes, on appelle communément « la Botte » et de pouvoir être désigné pour un service civil, M. Estaunié subit victorieusement un nouveau concours, celui de l’École Supérieure des Postes et Télégraphes, afin de devenir l’un des ingénieurs de ce Ministère, ou, échelon par échelon, il parvint à l’un des plus hauts grades. Puis, retraité, il offrit sa collaboration à M. Alexandre Millerand, alors Haut-Commissaire de la République en Alsace et en Lorraine et sous les ordres duquel il avait servi lorsque, à une étape de sa carrière, celui-ci fut Ministre des Travaux publics et en même temps des Postes et Télégraphes.

Sa vie, très enfermée, se passa entre sa fonction, qui lui prenait toutes ses journées, et sa mère très aimée, qui ne l’occupait guère moins et à laquelle, jusqu’à ce qu’elle lui fût ravie, il sacrifia tous les autres enchantements possibles. La douleur dont sa disparition le meurtrit lui inspira la plus belle page de son œuvre, celle qu’il écrivit en tête d’un de ses meilleurs romans et où il laisse jaillir toute sa tendresse de fils.

Chaque soir, il s’abandonnait à la joie d’écrire, à son amour de la Littérature, et consacrait deux ou trois heures à ses livres.

Faut-il dès lors penser que cette vie un peu en marge de la vie, et ce repliement sur lui-même, qui ne lui permettaient guère le contact avec les hommes, l’aient prédisposé à voir en eux une existence secrète, analogue au secret qu’il gardait en lui, En tout cas, c’est cette vie-là qu’il se plut à imaginer et à conter.

Si, par le don de soi-même, il avait su attirer les confidences, peut-être, sans cesser d’être le romancier des profondeurs, eût-il senti que l’humanité n’est pas toujours aussi mystérieuse. Mais, si ce méditatif a compris la vie des « choses qui voient », selon sa propre expression, et su leur prêter un langage, sa nature l’empêcha parfois d’aussi bien comprendre et faire parler les hommes, qui pourtant s’expriment volontiers lorsqu’un élan vous porte vers eux, les dispose aux confidences et les encourage à se montrer comme ils sont.

Telle qu’elle s’offre à nous, l’œuvre de M. Edouard Estaunié, Bourguignon sans bonne humeur et sans joie, n’en est pas moins l’œuvre noble, émouvante, d’un très bon romancier.

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Très belle figure de grand soldat énergique, le Maréchal Franchet d’Espèrey, qui, au cours de sa longue carrière, a si bien servi la Patrie représentait parmi nous cinquante ans de gloire française.

Lieutenant de tirailleurs algériens, il prend part, en 1881, à la campagne de Tunisie. Lors de notre débarquement à Sfax, il a déjà ce bel « allant » dont, tout au long de sa carrière, il fera preuve à la tête de son régiment, de son corps d’armée et de ses armées. Commandant de compagnie ou simplement de section, il a une telle avance sur les groupes voisins, son visage révèle tant d’énergie, son allure a tant d’autorité que les insoumis reconnaissent en lui un vrai chef, et le choisissent pour lui remettre les clefs de la ville.

Pour un si jeune officier, quel présage de succès et de victoires ! En Indochine, sous des généraux célèbres, il fait apprécier ses mérites, sa vaillance, son action sur ses soldats, et grandit.

Au Maroc, général déjà fameux pour sa forte personnalité, il est l’un des plus remarquables collaborateurs du Maréchal Lyautey. Dès ce moment, on parle de lui. On cite son nom parmi ceux des chefs qui font honneur à la France et qui, en cas de besoin, pourraient être les conducteurs de sa défense nationale.

Lorsque, en août 1914, la guerre nous fut déclarée, le Général Franchet d’Espèrey était à la tête du 1er Corps d’Armée à Lille, et il l’avait si vigoureusement commandé à la bataille de Charleroi que le Maréchal Joffre — qui se connaissait en hommes — au lendemain de cette défaite pense à lui pour un plus vaste commandement. Le faisant venir, il lui demande à brûle-pourpoint : « Vous sentez-vous de taille à commander une Armée ? » — « Tout comme un autre ! », répond simplement Franchet d’Espèrey. En effet, il en était si digne que, sans sa clairvoyance et son énergie, la bataille de la Marne, qui alors sauva la France, n’aurait pas pu être engagée à ce moment-là et dans ces mêmes parages. Et, plus tard, qu’aurait-il pu arriver ? Quelle eût été la situation de notre pays ?

L’Armée de Franchet d’Espèrey occupe l’un des points essentiels du front, l’un de ceux sur lesquels portera le plus dur effort de la bataille Avant de la risquer, fort sagement — car elle sera décisive pour le salut de la France —, Joffre interroge Franchet d’Espèrey comme tous les autres chefs d’armée, sur l’état moral, physique et matériel de ses troupes. Le point sur lequel la sienne est établie est d’une telle importance que, si Franchet d’Espèrey avait répondu qu’elle n’était pas encore en état de bien combattre, Joffre aurait dû se résigner à l’attente. Mais l’énergique Franchet d’Espèrey, clairvoyant meneur d’hommes, avait si bien repris en main cette armée lasse et déçue, remis de l’ordre dans ses rouages, et, par son exemple, réveillé la flamme, que, en toute sincérité, sans imprudence ni forfanterie, il peut lui répondre « oui ».

Cette bataille que, par sa calme assurance, il a tant contribué à faire engager, ne contribua-t-il pas aussi, pour une large part, à ce qu’elle fût gagnée, puisque, harcelé lui-même par des attaques violentes et continues, il eut, en pleine action, le patriotisme et la générosité de prêter une de ses divisions au Général Foch, se trouvant aux prises avec de périlleuses difficultés ? Enfin, n’a-t-il pas fait tout son possible pour qu’elle fût plus complètement encore victorieuse, puisque c’est lui qui parvint à repousser le plus loin vers le Nord l’adversaire vaincu ?

Longtemps après la guerre, le Général Franchet d’Espèrey reçut du Maréchal Joffre un bien bel et juste hommage. Dans ses Mémoires, écrits avec tant de sérénité, le grand vainqueur de la Marne dit : « Avec une audace intelligente qui ne se trouve que dans l’âme des vrais chefs de guerre, comprenant admirablement la situation, le rôle de Franchet d’Espèrey, dans la journée du 4 septembre 1914, mérite d’être souligné devant l’Histoire. C’est lui qui a rendu possible la victoire de la Marne. »

S’étant vu plus tard confier le commandement de l’Armée d’Orient, qui groupait six cent mille combattants français et soldats de plusieurs autres nations alliées, il l’organise si bien et l’entraîne avec tant de foi, avec tant de vigueur que, franchissant des montagnes qu’on lui représentait comme infranchissables avec son artillerie et ses convois de munitions, bousculant son principal adversaire qu’il oblige à mettre bas les armes, il commence à travers les plaines une marche que rien ne pouvait arrêter... sinon l’armistice du 11 novembre 1918.

Devenu Ministre de la Guerre, notre confrère M. Louis Barthou, qui avait le sentiment de la justice et des services rendus, le fit élever à la dignité de Maréchal de France en même temps que Lyautey qui, par son attitude résolue au Maroc pendant la guerre de 1914, donna une seconde fois le Maroc à notre pays, et Fayolle, victorieux partout où il a commandé, en particulier en 1918 pendant la bataille libératrice de l’Ile-de-France où il fut à la tête de trois armées françaises flanquées de deux armées étrangères, le Général Fayolle dont la valeur morale, la haute intelligence et la science militaire marquaient sa place parmi nous, s’il n’avait été le premier des Maréchaux enlevés à notre reconnaissance.

Voilà l’homme, d’affable, joviale et si simple bonhomie, que, pendant près de dix ans, nous avons eu très régulièrement à nos séances, où il se plaisait à entendre étudier les mots de notre belle et précise langue française que, comme l’esprit, clair et généreux de la France, il avait préservée par ses actes, par la bonne garde qu’il avait montée autour d’elle.

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Certes moins lourdement atteintes que l’Académie française, endeuillée par la mort de presque le quart de ses membres, les autres Académies ont fait aussi des pertes bien douloureuses.

D’abord, suivant l’ordre statutaire, rappelons le deuil unique — j’écris ce mot avec soulagement — de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

M. Alfred Coville, tant qu’il fit ses cours d’Histoire, d’abord au lycée de Caen, puis à la Faculté de Lyon, donnait à ses élèves beaucoup plus que son enseignement. Il s’intéressait à leur formation intellectuelle, à leur vie morale, s’efforçait d’aviver leur goût du travail et du savoir, s’attachait à faire passer dans leur âme sa ferveur et sa foi.

Après qu’il eut été Recteur de l’Université de Clermont-Ferrand, Inspecteur général, Directeur de l’Enseignement secondaire, j’ai eu l’honneur d’entrer en relations avec cet ancien Chartiste, Agrégé d’Histoire, lorsqu’il était devenu Directeur de l’Enseignement supérieur au Ministère de l’Instruction Publique. Il régnait sur les Lettres en même temps que sur la jeunesse étudiante.

Lorsque je fus Président de la Société des Gens de Lettres, — ce qui m’advint un peu trop souvent pour mon goût — les devoirs de ma charge m’obligeaient à lui faire visite pour l’entretenir des intérêts de la Littérature française à l’intérieur comme au dehors, et des intérêts légitimes des écrivains. Je trouvai en lui un homme affable, ferme sous sa courtoisie et sa douceur, très attentif, très réfléchi. Et, lorsqu’il se fut aperçu que nos suggestions étaient justes et raisonnables, il les examinait toujours avec le bienveillant désir de les faire prévaloir. Ayant gardé de ce grand universitaire cet agréable souvenir, un été que je le retrouvai à Saint-Germain-en-Laye, où tous deux nous passions quelques semaines, j’eus grand plaisir, sous les arbres du Parc et parmi ses éclatants massifs, à l’entendre parler d’histoire en général et de ses propres travaux auxquels, libéré de toutes charges officielles, il était heureux d’être revenu.

M. Alfred Coville est le type même de l’érudit, de l’écrivain qui, dans les hautes et absorbantes fonctions où ses mérites l’ont élevé, a sacrifié son œuvre personnelle au service de l’État, c’est-à-dire au service de nous tous. Il avait hâte de prendre sa revanche. C’est ainsi que nous vîmes l’auteur des Cabochiens — livre qui lui valut le grand prix. Gobert — redevenir, par l’Histoire de Lyon du Ve au IXe siècle, par son étude sur le Tyrannicide, l’historien de la vie politique et littéraire de la France que, dans la première partie de sa vie, il avait commencé d’être.

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L’Académie des Sciences a été fort cruellement éprouvée par la disparition de trois de ses membres les plus célèbres ou les plus justement estimés.

En parlant des morts de l’Académie française, dont M. Émile Picard faisait partie, j’ai dit le chagrin, égal à celui de nos confrères de l’Académie des Sciences, que nous causa la disparition de ce grand mathématicien, si fin lettré. Plus encore qu’à la maison fondée par Richelieu et depuis bien plus longtemps, il appartenait à cette Académie qui était pour lui comme une seconde famille.

Malgré mon constant désir d’apprendre et de savoir, je me sens trop étranger aux recherches scientifiques pour me risquer à définir celles de M. Paul Marchal et de M. Jean Perrin, enlevés à votre affection, l’un le 3 mars, l’autre le 16 avril de cette même année.

Ce que du moins je n’ignore pas, c’est l’autorité dont l’un et l’autre jouissaient parmi les savants de leur spécialité et même dans le monde entier, et les services d’ordre pratique qu’ils ont rendus l’un et l’autre sans sortir du domaine scientifique, soit comme M. Paul Marchal par l’application de ses découvertes, soit comme M. Jean Perrin par les créations de l’État en faveur de la Science, que son prestige universel de grand physicien lui permit d’obtenir des Pouvoirs publics et du Parlement.

Simple, modeste, n’ayant accepté que les charges de la vie académique et, malgré les instances réitérées de ses confrères, s’étant toujours dérobé aux plus légitimes honneurs, M. Paul Marchal était partout réputé pour ses travaux de grand naturaliste.

Docteur en médecine, puis docteur ès-sciences, il livre d’abord à des études de zoologie marine, puis il se voue décidément et de bonne heure à l’étude des insectes, auxquels il s’était passionnément intéressé dès son enfance, et, par ses patients, ses minutieux travaux d’observateur exceptionnellement perspicace, fait des découvertes.

Très apprécié fut son mémoire sur les guêpes — dont il a remarqué que la reproduction est très différente de celle des abeilles — où il expose que la présence parmi elles d’une reine activement féconde a pour résultat la complète stérilité des ouvrières, physiologiquement épuisées par le quotidien ravitaillement des couvains.

Plus saisissante encore fut sa découverte des singulières conditions dans lesquelles se fait la reproduction jusqu’alors très mystérieuse, d’un minuscule insecte, l’Ageniaspis, parasite d’une certaine chenille familière du fusain sauvage. M. Paul Marchal prouva que, déposé par la femelle Ageniaspis dans un œuf récemment pondu de papillon, ce germe unique, au lieu de se différencier aussitôt, se morcelle en cent ou deux cents fragments dont chacun deviendra un insecte parfait, et du même sexe, mâle ou femelle, selon que, l’œuf a été fécondé ou non.

C’est au retentissement de cette découverte, connue sous le nom de Polyembryonie, que M. Paul Marchal dut, en 1912, son élection à l’Académie des Sciences.

Beaucoup plus tôt, il avait été nommé Chef des Travaux à la Station entomologique créée par le Ministère de l’Agriculture, puis, à l’Institut National agronomique, chargé de cours et enfin titulaire de la chaire de Zoologie appliquée à l’Agriculture. Fonctions et enseignements qui facilitèrent ses observations et recherches.

Soucieux de faire pratiquement bénéficier la France de ses études sur la biologie des pucerons, il y implanta un insecte des États-Unis, destructeur de celui qui est l’ennemi de nos beaux arbres, les ormes, et une coccinelle d’Australie pour combattre les méfaits d’une espèce de Cochenille dans nos vergers du Midi.

Enfin, Directeur de la Station entomologique de Paris, il rendit, en 1911, l’immense service de sauver nos chers vignobles français des ravages de la Cochylis et de l’Eudémis en faisant créer cinq stations entomologiques qui, sous son impulsion, luttèrent contre le fléau et, en raison de leur bienfaisance, furent multipliées dans la suite. Donc, par cela seul qu’il fut un grand serviteur de la science, dans laquelle il s’était spécialisé, M. Paul Marchal fut aussi un grand serviteur de notre Pays. Qu’un hommage soit rendu à cet entomologiste de haut mérite !

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Comme tout le monde j’avais entendu parler des travaux et découvertes de M. Jean Perrin. Je savais que ce physicien, élu tout jeune membre de l’Académie des Sciences et lauréat du Prix Nobel, était universellement célèbre. Mais jamais je ne me suis rendu aussi bien compte de sa célébrité dans tous les pays qu’au cours d’un voyage à Budapest que, en 1925, nous avons fait ensemble à l’occasion du Centenaire de l’Académie hongroise, conçue à peu près sur le modèle de l’Institut de France. Le Gouvernement d’alors avait prié M. Gustave Fougères de représenter l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, M. Jean Perrin l’Académie des Sciences, M. Thamin celle des Sciences morales et politiques. Moi-même, j’avais été chargé de représenter l’Académie française.

Charmant voyage, tant par l’accueil affable des savants, écrivains et autorités de Hongrie que par la qualité intellectuelle de mes agréables compagnons de route. C’est autour de M. Jean Perrin que, tout naturellement, nos hôtes s’empressaient le plus. Et lorsque, par les journaux de Budapest, on sut qu’il y était venu, d’Autriche et d’Allemagne affluèrent pour lui des télégrammes l’invitant à s’arrêter dans certaines villes de ces pays. Et, lors de notre retour en commun, il quitta notre petite caravane à la gare d’une de ces grandes cités pour s’entretenir au passage avec quelques-uns de ses enthousiastes correspondants.

Je revois encore, sous les boucles blanches de sa haute chevelure frisée, son beau regard bleu, si jeune et comme ingénu dans son frais visage, resté bien jeune aussi. Ce grand savant, qui était si puissamment imaginatif et devait ses belles découvertes à son imagination plus encore peut-être qu’aux expériences si bien conçues et conduites qu’elle inspirait, avait une âme fraîche, douce et tendre de poète. Beaucoup de rêve s’alliait chez lui à la précision de son esprit.

On pouvait, ne partager en rien ses opinions... et ses illusions — son libéralisme souriant, amène, en reconnaissait à chacun le droit mais personne ne peut nier qu’elles étaient sincères, généreuses, désintéressées. Si peut-être il se trompait, en tout cas il n’avait pas d’autre ambition que de servir la Science et, par elle, l’Humanité.

Puis, quel amour, quelle parfaite connaissance des bonnes Lettres chez ce prince de la Physique ! Continuant pour son plaisir à faire de vastes lectures, il avait presque autant d’amis dans les milieux littéraires que dans le monde des sciences. Il recherchait la conversation de certains écrivains, surtout de ceux qui ont une tournure d’esprit philosophique, scientifique, sociale, tels par exemple l’original et puissant romancier J.-H. Rosny — pour ne citer que celui-là — dont il fut l’admirateur et l’ami dévoué.

Il me faudrait avoir une compétence qui n’est pas mon propre pour parler, comme ce serait juste et nécessaire, de ses travaux dues certes à ses méthodes de travail, à la logique de ses raisonnements, à la maîtrise de ses expériences, mais plus encore à sa merveilleuse intuition.

C’est bien dommage qu’un savant qualifié ne soit pas à ma place pour résumer ses recherches, pour expliquer ses théories qui, au dire de ses pairs, sont à l’origine des découvertes qui ont marqué les grands progrès de la Physique moderne. Je ne pourrais vous parler qu’en profane et, par conséquent, d’une manière trop superficielle, de ses travaux sur les rayons et projectiles cathodiques, sur l’électron, sur l’ionisation que les rayons X font subir aux gaz qu’ils traversent, sur, le mouvement brownien, sur la réalité des molécules au sujet desquelles les hypothèses émises étaient considérées par beaucoup de physiciens comme de l’esprit, simples jeux de l’esprit, et qui, grâce aux démonstrations de M. Jean Perrin, sont devenues des vérités acquises ; sur les atomes et notre connaissance des plus menus éléments constitutifs de la matière. En présence des savants qui m’écoutent, j’éprouverais un égal malaise si je me risquais à résumer les travaux de M. Jean Perrin sur la fluorescence, sur ses belles recherches de radiochimie.

Mon rôle redevient moins périlleux pour moi lorsque m’apparaît le devoir de rappeler ses tenaces efforts pour obtenir des Pouvoirs Publics la création de l’Office si nécessaire de la Recherche scientifique et de la Caisse nationale des Sciences, deux institutions destinées à faciliter et à soutenir les études et travaux des savants qui, avec un beau désintéressement, renoncent à bien des sécurités et avantages matériels pour n’être que de patients chercheurs.

Ce grand savant inventif a été un initiateur et un créateur. Inclinons-nous devant sa rayonnante mémoire.

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Lorsque, en 1927, je présidai pour la première fois la séance annuelle des Cinq Académies, j’eus la tristesse de rappeler la mort d’un excellent peintre, Adolphe Déchenaud, dont j’aimais beaucoup le talent sobre, grave, sensible, et qui, soit individuellement, soit en groupes, nous a émus par l’expressive représentation de tant d’hommes au visage méditatif, de femmes charmantes par leur grâce et par leur distinction.

Aujourd’hui, c’est encore à deux éminents portraitistes disparus que je dois rendre hommage.

D’abord à M. Marcel Baschet, enlevé le premier, avec une brusquerie si douloureuse pour nous, à notre affection.

Nous le revoyons encore, simple, attentif et souriant, aux séances annuelles de l’Académie des Beaux-Arts, en habit vert à côté de son frère, M. René Baschet, comme lui cravaté de rouge et sous l’uniforme brodé. (C’est à dessein que je dis « uniforme » et non pas « costume », que je sais bien être le terme réglementaire. Mais le mot « costume » implique une vague idée du déguisement, assez déplaisant pour des hommes dont l’une des vertus essentielles doit être l’horreur de tout manquement au naturel, à la simplicité). Ces deux frères, que la vie n’avait jamais séparés, sinon pendant le séjour de Marcel à l’École de Rome, avaient les mêmes idées et les mêmes goûts, s’aimaient tendrement et ne se quittaient guère. De tout cœur nous avons associé notre peine à la douleur du survivant, notre confrère.

Marcel Baschet était un homme doux, modeste, gai qui, lui non plus, ne recherchait pas les honneurs, même au sein de son Académie, et même s’y dérobait par une stratégie aimable et obstinée. Il ne pensait qu’à son travail, qui le rendait heureux. Et, de caractère discrètement jovial, il s’en délassait en se remémorant avec plaisir les farces, bons tours et mystifications dont, en leurs années de jeunesse, à l’École des Beaux-Arts, puis à la Villa Médicis, ses compagnons et lui se divertissaient. Et l’on sentait qu’il s’en amusait encore lorsqu’il les racontait, car il n’était pas de ceux qui s’ingénient méchamment aux mots « rosses » et se délectent du venin qu’ils répandent avec une jubilation cruelle.

Ces jeux inoffensifs, auxquels il s’abandonnait parfois, distrayaient son incessant, son scrupuleux labeur. Quelle belle conscience d’artiste probe et réfléchi ! Ceux qui l’ont vu au travail dans son atelier peuvent dire les patientes études que, même en pleines maîtrise et renommée, il faisait pour chacun de ses portraits : études de mains, études de plus dans le drap ou l’étoffe, sous lesquels il voulait que l’on sentît bien la forme, la vie, le mouvement du corps.

Grâce à ses beaux portraits, véridiques, bien construits, exprimant avec justesse le caractère des visages qu’il avait sous les yeux, nous possédons une précieuse galerie des personnages les plus marquants de notre époque dans les plus divers domaines de la pensée et de l’action, et des femmes de haute distinction qui furent, en ce même temps, le charme d’une société en train de se dissoudre ou tout au moins de se transformer.

Souhaitons que, un jour prochain, les amis de M. Marcel Baschet nous fassent le plaisir de réunir ces beaux portraits dans une salle spacieuse et bien éclairée.

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Nous retrouverons dans une salle spéciale qui lui est consacrée au beau musée de Rouen, et en divers autres grands musées de France, — à commencer par celui de la Ville de Paris et le Luxembourg — la plupart des portraits de M. Jacques-Émile Blanche, qui, depuis cinquante ans, nous ont intéressés,

Mais, s’il fut un excellent, un très intelligent portraitiste, M. Jacques-Émile Blanche ne fut pas exclusivement un peintre des figures. Dans les mêmes Musées nous reversons les très vivantes scènes de l’élégance anglaise qu’il peignit sur les champs de courses ou dans les réunions nautiques. Ce sont de fort jolis tableaux, bien composés, d’un mouvement agréable.

Doué pour les lettres aussi bien que pour la peinture, les aimant comme aussi il aimait la musique, dès sa jeunesse M. Jacques-Émile Blanche recherche la société des écrivains. Il prenait plaisir à leurs conversations auxquelles il mêlait sa verve mordante, ses aperçus ingénieux. Il attirait de préférence les jeunes, ceux surtout qui faisaient partie des groupes d’avant-garde. Ainsi se tenait-il très en faveur auprès de la jeunesse artistique et littéraire militante. Sa clairvoyance et sa sensibilité discernaient vite ceux qui offraient des promesses de talent. Polir représenter leur visage il n’attendait pas qu’ils fussent devenus célèbres. C’est ainsi que, parmi des centaines de portraits, il en a peint des dizaines qui étalent ceux de jeunes écrivains, alors presque inconnus, et qui ont aujourd’hui une brillanté renommée.

Avec infiniment de goût et de distinction personnels, M. Jacques-Émile Blanche fut souvent influencé par certains grands artistes, Edouard Manet, Fantin-Latour, Degas, Renoir, que, dès son enfance, il voyait et entendait chez son père le Docteur Blanche, neurologue fameux.

Fort cultivé, d’une vive intelligence, possédant à fond son art et son métier, il sentait mélancoliquement ce qui lui manquait pour être tout à fait le grand peintre qu’il attrait voulu devenir, c’est-à-dire l’un des rares, comme Puvis de Chavannes, Manet, Renoir, Claude Monet, Degas — pour ne citer que d’illustres contemporains disparus — dont, pour des siècles, l’histoire écrit le nom sur les hauteurs.

De là peut-être l’amère causticité qui, si elle lui créait parfois certains ressentiments, révélait an noble regret et une altière conception de l’Art.

De là aussi peut-être, en ces vingt dernières années, son très relatif délaissement de la peinture pour la littérature. Ce qui nous valut plusieurs savoureux romans, d’un bon écrivain connaissant à merveille les mœurs, les idées et les femmes de notre époque, et des volumes pleins de justes réflexions sur l’Art en général et sur relui de ce temps en particulier. Rappelons d’ailleurs que, depuis sa jeunesse et aux divers moments de sa brillante carrière, M. Jacques-Émile Blanche ne cessa d’écrire et que si, pendant quelques années, la littérature sembla le tenter plus que la peinture —à laquelle d’ailleurs il ne fit que des infidélités partielles et bénignes c’est en ces années qu’il exécuta sa belle, son émouvante décoration de d’Offranville, son village normand.

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S’il est un prix de Rome méritant le titre, consacré et traditionnel chez les artistes, de « Romain », c’est bien le très regretté architecte Paul Bigot qui, pour terminer sa magnifique reconstitution de la Rome antique, trouva le moyen de rester douze ans à la Villa Médicis au lieu des quatre années réglementaires qu’on y passe généralement.

Cet artiste, qui devait consacrer un si long terme à ce prodigieux travail sur les monuments de l’antiquité, avait conquis ce beau séjour à Rome par un projet, on ne peut plus moderne, d’établissement thermal.

Attiré par la majestueuse beauté des ruines, ce savant architecte, à l’âme de poète, n’avait tout d’abord pensé qu’à étudier une reconstitution du « circus maximus ». Mais bientôt, enfiévrée par ce travail, son imagination conçoit dans le même sens, un projet beaucoup plus ample, y englobe le Palatin, puis les deux tiers de l’enceinte d’Aurélien qui comprend tous les monuments de la Rome du IVe siècle. Sans hésitation, avec allégresse, il se lance dans la longue, la difficile reconstitution de la Rome antique. Pour en établir avec exactitude sa maquette de 11 mètres sur 6, il se met à la recherche de tous les documents qui subsistent et peuvent le guider : plan du cadastre de Septime Sévère qu’il trouve au Capitole, cotes de nivellement, dessins d’architectes de la Renaissance, médailles qui représentent des monuments de Rome, textes latins qui les décrivent. Afin de les lire lui-même, ce grand laborieux si passionné, qui n’avait reçu qu’une instruction primaire, apprit résolument le latin. Rêveur, poète à sa façon, il devint un érudit. Ceux de ses compagnons de la Villa Médicis, que ce solitaire assez replié sur lui-même emmenait par fois avec lui dans ses promenades à travers la Rome antique, se plaisent à rappeler que ses propos en face des monuments ressuscitaient dans leur esprit la Ville d’autrefois. Une épreuve de cet inouï et surprenant travail est au Musée de Boston, une autre à l’Institut Parisien d’art el d’archéologie.

Lorsque enfin M. Paul Bigot se décide à regagner Paris. Il ne tarde guère à obtenir au concours le 1er prix et l’exécution de cet Institut d’Art et d’Architecture où est maintenant exposé son plan de Rome en relief. C’est, rue Michelet, une belle façade en briques, à épais soubassement, où sont encastrées des reproductions en terre cuite de sculptures grecques, romaines, médiévales et Renaissance célèbres. En d’autres concours il est moins heureux. Ainsi son magistral projet pour l’Ossuaire de Douaumont n’est pas préféré aux autres. Et s’il voit accepté avec enthousiasme celui qu’il soumet au jury du concours pour la Voie triomphale qui doit s’étendre depuis l’avenue de la Grande-Armée jusqu’au Rond-point de la Défense (pour lequel cinquante ans plus tôt on a refusé une pathétique statue de Rodin symbolisant avec une farouche énergie l’effort de la France en armes), cet ample et noble projet, réduit au seul Pont des Maréchaux à Neuilly, reste inexécuté.

Par contre c’est lui qui conçoit, pour la Ville de Saint Quentin, avec d’émouvants bas-reliefs des puissants statuaires Henry Bouchard et Paul Landowscki, le monument aux morts de la guerre, remarquable par la simplicité de ses lignes et ses belles proportions.

M. Paul Bigot, dont la science architecturale est vaste, qui, véritable croyant de son Art, se désintéressait des affaires jusqu’à l’excès, avait en lui un noble sens de la grandeur. Il le prouva magnifiquement dans ce qu’on appelle « la Borne du Mondement » construite sur les indications du Maréchal Foch, au point du front où se déroulèrent les péripéties les plus décisives de la bataille de la Marne.

C’est un énorme monolithe, dominant l’espace, sur la face postérieure duquel est gravée cette émouvante inscription : « À tous ceux qui, du plus lointain des âges, dressèrent la borne contre l’envahisseur ». La face antérieure est ornée, en haut relief, d’une victoire surgissant parmi les éclairs et les nuées d’un orage. Reproduisant l’ordre immortel de Joffre à ses troupes afin d’enflammer leur courage pour une bataille d’où dépend le sort de la Patrie, elle montre aussi l’illustre Maréchal, puissant et calme cerveau, causant avec l’un de ses prodigieux « poilus » au centre d’un groupe où l’on reconnaît les commandants d’armée qui, avec le grand chef et ses soldats, furent les principaux vainqueurs dans cette bataille : les généraux Foch, Maunoury, Franchet d’Espèrey, Gallieni, Sarrail, Langle de Cary, tous les autres grands stratèges énergiques, clairvoyants de Castelnau, Dubail, Gouraud, de Maud’huy, Roques, par lesquels, en ce temps-là, la France eut le bonheur d’être défendue. Au début de la guerre ils avaient, sur la Marne ou sur d’autres secteurs du front, des subordonnés tels que les généraux Fayolle, Mangin, Anthoine, Humbert, Nivelle, Marchand, le colonel Pétain, bientôt chef d’un corps d’armée, puis d’une armée, puis généralissime, enfin Maréchal de France, les colonels Weygand et Debeney, tous en train de mériter, par leur énergie, par leur science militaire, soit de plus hauts commandements, soit leurs étoiles.

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Puis, toujours en suivant l’ordre réglementaire, rendons hommage aux morts de l’Académie des Sciences Morales et Politiques.

C’est à l’École des Chartes que se forma M. Pierre Champion. Né dans une librairie fameuse qui, plus de soixante ans, fut, tout près du Palais Mazarin, un foyer, une halte littéraires ou, selon l’expression touristique d’aujourd’hui, un « relais », cet érudit fut aussi un très bon écrivain.

J’ai lu tous ses livres au moment de la publication de chacun d’eux. Avec quel intérêt ! Avec quel plaisir !

Pierre Champion connaissait à merveille l’histoire, la vie, les mœurs, les idées, les goûts, la littérature, les personnages des XVe et des XVIe siècles français dans l’étude desquels il s’est, avec tant de ferveur et de conscience, spécialisé.

Grâce à ses évocations, faites d’une manière précise, d’après des documents et impressions de contemporains ayant laissé des souvenirs sur les hommes et les choses de ce temps-là, d’après des pièces d’archives et des actes notariés, nous vivons dans l’atmosphère de l’époque, nous y voyons vivre les hommes et les femmes de ces siècles, nous les entendons parler, et leurs propos nous font connaître leur pensée, leurs opinions sur les événements et les gens en vue. Nous percevons les bruits de la rue, en découvrons le grouillement populaire, en sentons les odeurs. Nous recensons le mobilier de leur appartement. Nous nous attablons avec eux et, en leur compagnie mangeons presque leur cuisine.

Entre tant d’attachantes et solides études, quels beaux ouvrages que son Villon, son Rabelais, son Ronsard, son Charles IX, son Louis XI, son Histoire poétique du XVIe siècle, son Paris au temps des guerres de religion.

À l’Académie Goncourt où il venait d’entrer cet enfant des parages de Saint-Germain-des-Prés, qui leur avait consacré une si charmante étude, Mon Vieux quartier, y retrouvait un autre évocateur et fidèle habitant de ce district, l’excellent poète Léo Larguier, historien lui aussi — et dans quelle belle langue colorée ! — qui a consacré à ce pittoresque vieux coin de Paris un livre délicieux Mon Village.

À cet écrivain, perspicace et très réfléchi l’Histoire avait appris combien peuvent être funestes à un peuple certaines graves erreurs, chimères ou négligences. Aussi, depuis longtemps, sans interrompre ni même ralentir son œuvre, avait-il accepté, soit du Suffrage universel, soit des élus, ses pairs, soit du Gouvernement, des mandats pour défendre l’ordre dans la Liberté, l’ordre sans lequel il n’y a pas de sauvegarde pour la Liberté.

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Grec de naissance, M. Nicolas Socrate Politis, membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques était français de cœur. Il le devint de fait lorsque, pour donner à la France une preuve nouvelle et décisive de son attachement, il demanda et obtint la nationalité française qui, sur un rapport chaleureux de notre éminent confrère M. Alexandre Millerand, ancien Président de la République, lui fut accordée avec empressement.

Après avoir rempli les devoirs et exercé les droits de tout bon citoyen français, il n’y renonça que pour mieux servir à un moment donné son cher Pays d’origine. Ce qui jamais ne le détacha de son Pays d’adoption.

Avant achevé à Paris ses études commencées à Corfou, son île natale, conquis chez nous, en 1893, le diplôme de l’École libre des Sciences politiques (section diplomatique), puis, en 1894, à l’Université de Paris, le grade de Docteur en Droit, avec une thèse qui lui valut un Prix de l’École de Droit, en 1901 il est reçu premier au concours d’agrégation des Facultés françaises de Droit.

Devenu membre de l’Université, il est successivement maître de conférences à la Faculté de Droit de Paris, chargé de cours, puis professeur à celles d’Aix et de Poitiers, enfin à celle de Paris dont jusqu’à sa mort il continua d’être professeur honoraire.

Rentré en Grèce pour se mettre au service de sa patrie d’origine, il fut tour à tour son délégué technique aux conférences balkaniques de Londres, de Paris et de Bucarest, directeur général du Ministère grec des Affaires extérieures, puis, longtemps et à plusieurs reprises, son titulaire.

Délégué de la Grèce à la Société des Nations et son représentant au Conseil de la dite Société, il y préconise l’arbitrage obligatoire, à la condition que la collectivité internationale assure à chaque peuple une solide garantie, équivalente à celle que, sans cette garantie nécessaire, il reste obligé de se constituer lui-même par sa propre force.

Avocat à Paris, il plaide avec éloquence, finesse et une dialectique serrée. Savant juriste, il écrit des livres de Droit fortement conçus et très remarqués.

Puis, jusqu’aux douloureux événements de 1940, Ministre de Grèce à Paris, où il est très aimé, il y représente son noble pays en ami du nôtre, avec dignité, tact, courtoisie.

Peut-être M. Politis est-il un de ceux dont les déchirements de l’Europe et les misères du monde ont hâté la fin.

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Souhaitons que tous ces hommes de haut mérite, dont ensemble nous venons de saluer la mémoire, se soient éteints avec une foi consolatrice en la résurrection de notre pays, avec, dans les yeux, dans l’esprit, dans le cœur, la vision d’une France forte, libre, prospère, fidèle à ses traditions séculaires, c’est-à-dire humaine, généreuse, secourable, « France mère des Arts, des Armes et des Lois », selon le vers par lequel le poète Joachim du Bellay a pieusement exprimé son amour pour elle.

Dans l’une de ses récentes allocutions notre illustre confrère le Maréchal Pétain, Chef de l’État, a dit : « Soyez fiers de la France pour que la France soit fière de vous ! ». Je suis bien sûr que la France est fière de nombreux membres de son Institut et qu’elle a de l’estime pour les travaux, les œuvres, les découvertes, le talent, la bonne volonté de tous.

Quant à nous, qui bénéficions de sa claire et féconde pensée, de ses efforts à travers les siècles, nous sommes tendrement fiers d’elles, à cause de sa gloire, de son chevaleresque idéalisme, des nobles causes qu’elle a défendues avec le plus beau désintéressement et parfois jusqu’à l’imprudence. Nous sommes fiers d’elle à cause de la vivifiante lumière qu’elle a fait rayonner sur le monde et parce qu’elle n’a jamais employé la violence que pour imposer la douceur.

Nous la chérissons d’autant plus qu’elle est malheureuse. Et qui de nous ne pense à la servir, selon ses moyens, jusqu’à la limite de ses forces ?

Pour les garder intactes dans notre douleur, dans notre humiliation et nos angoisses actuelles, répétons, chaque jour, avant de nous remettre au travail, cet autre acte de foi, ce simple et vivifiant acte de foi : « Je crois en la France ! »