Rapport sur les prix de vertu 1946

Le 16 décembre 1946

Émile HENRIOT

Rapport sur les prix de vertu

PAR

M. Émile HENRIOT
Directeur de l’Académie

 

 

Messieurs,

Vous m’avez conféré le redoutable honneur de prononcer l’éloge de la Vertu. Comme je ne suis pas assez sûr d’être compétent à moi seul sur une matière aussi rare, étant homme de lecture et de références, j’ai pensé qu’il était prudent, pour rester digne de votre confiance et d’un tel sujet, d’aller voir ce qui en a déjà été dit, depuis cent vingt-six ans que l’Académie, pour se conformer aux intentions charitables de M. de Montyon et de quelques autres personnes à son exemple bienfaisantes, récompense les bonnes actions et en publie le palmarès dans une séance solennelle.

Je dois vous l’avouer : loin d’avoir puisé le moindre secours dans l’examen des témoignages répétés à la louange de la vertu, et venant quelquefois de nos plus illustres prédécesseurs, j’ai vu mon embarras s’accroître. Car ils n’ont rien dit à son sujet qui différât, si ce n’est par le tour et par le ton. Tout le monde est d’accord sur la vertu, et je commencerai par une citation, relative à la difficulté reconnue d’exprimer sur elle quelque chose de nouveau, à moins que ce ne soit pour en déconseiller la pratique. Serait-il donc vrai, comme on l’a proposé, que les bons sentiments ne prêtent point à la littérature ? Et qu’ils ne peuvent servir à rien d’autre qu’à favoriser l’éloquence, genre très décrié par l’usage verbeux et inopérant qu’on en fait ? Des cent discours sur les prix de vertu que j’ai compulsés, et dont trois ou quatre seulement sont restés célèbres, les uns sont des homélies, les autres d’excellents essais de morale, ou bien encore des rêveries ; parfois même de francs badinages. Et chacun l’attirant à soi, penché sur elle comme sur un miroir où il s’étonne de ne pas toujours se retrouver, y peint néanmoins cette vertu à ses couleurs, selon qu’on entend, à propos d’elle, parler le poète ou le romancier, le philosophe, le savant, le religieux, le politique ou le sociologue. Renan constate avec idéalisme qu’elle existe, sans se préoccuper d’un salaire, en même temps qu’avec son scepticisme habituel il doute si aucune des théories philosophiques sur les fondements du devoir pourrait supporter l’examen, et si les personnes qui remplissent le leur sauraient dire clairement pourquoi elles le font. Sainte-Beuve, à son occasion, jansénise. Barrès et de Mun politiquent, l’un pour vanter à son propos le bienfait des équipes sociales, l’autre pour justifier la nécessité des disciplines et le respect des traditions ; et Bourget la met en système, quand il la réduit à cette formule : une production d’énergie bienfaisante. Ayant à traiter devant vous du même sujet, Henri de Régnier a trouvé moyen de vous entretenir de Tallemant et de Bautru, pour y revenir par une anecdote ; et Loti vous a parlé de lui. Pendant l’autre guerre, l’aimable Maurice Donnay, considérant dans son ensemble la vertu, résumait l’attendrissement où les exemples qu’il en avait recueillis le plongeaient, s’écriant Vive la France ! « Amis de la vertu plutôt que vertueux », certains encore paraphrasent, et, biaisant pour renouveler un thème rebattu, imaginent de spirituels stratagèmes, comme Robert de Flers feignant en son discours de recevoir l’ombre de M. de Montyon sous cette coupole, où Messieurs, je vous le rappelle, malgré ses bienfaits, il n’aura jamais été des vôtres qu’à titre posthume et dans la créance publique. Et Valéry aussi a plaisanté, quand il imaginait son dialogue avec un envoyé de Sirius qui, au cours d’une enquête sur la terre, avoue n’y avoir jamais observé la moindre apparente trace de vertu, pour s’étonner enfin d’un académicien qui, sans bouger de son cabinet, mais en consultant les dossiers préparés par un secrétariat diligent, en trouve tant à récompenser.

Messieurs, ne pensez pas que me livrant moi-même à un trop aisé subterfuge, faute d’avoir une opinion sur le sujet, j’esquive la difficulté en vous proposant un Discours sur les discours des prix de vertu. Dans cette enquête sur ce qu’on en a dit tous les ans, depuis plus d’un siècle qu’on la loue ici à jour fixe, je ne cherchais qu’une définition. J’en ai trouvé beaucoup, de brillantes, même de profondes, de délicates, de spécieuses, de particulières ; aucune à vrai dire qui la couvrant entière satisfasse aussi pleinement. Serait-ce donc que la vertu, moins abondante en règles qu’en exemples, est plus aisée à pratiquer, quand on y a des dispositions, qu’à définir, même pour des maîtres de la langue et les artisans professionnels d’un dictionnaire de l’usage ? Ne serait-ce pas plutôt qu’elle est, par sa nature, humaine, infiniment diverse et rebelle à toute fixation ? On connaît maintes sortes de vertus : la guerrière et la civique, la chrétienne, la domestique, la filiale, l’angélique ; il en est même de bourgeoises, à en croire une association de mots antérieure de beaucoup à un temps qui ne veut plus voir dans la bourgeoisie que cette partie privilégiée de la société chargée de péchés et d’erreurs. Je m’avise qu’au pluriel, avec un grand V, les Vertus désignent aussi un des chœurs de la hiérarchie céleste, entre les Dominations et les Puissances. Mais cette acception, Messieurs, éloigne de la terre, ou les vertus que vous vous préoccupez de reconnaître pour les honorer et surtout pour les secourir, ont leur plus modeste théâtre. Qu’est-ce que la vertu ? Socrate mourant le demande et tergiverse avec agilité, mais en vain, comme tous les philosophes qui s’étant posé la question n’ont trouvé que des abstractions pour saisir cette réalité, toujours dans la pratique, la plus simple, si la plus familière et la plus terrestre. Le stoïque Brutus doute qu’elle ne soit rien qu’un nom que ce. Romain utilitaire s’aperçoit qu’elle ne lui épargne pas l’échec, ayant misé toute sa vie sur la conception rhétoricienne qu’il se fait d’elle. Beaucoup en ont parlé depuis, qui n’y entendaient pas davantage. Et La Rochefoucauld le premier, dans une de ces affirmations de styliste, content seulement d’un tour rare, et indifférent au contenu, facile à réfuter, de ses paradoxes de salon : « Nos vertus ne sont souvent que des vices déguisés… » Mais alors ce ne sont plus des vertus, ce n’en serait que l’apparence, et la maxime se disloque. Ou encore : « La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie. » Où voit-il que la vertu aille jamais loin, ni même qu’elle continue à être la vertu, dès lors que la vanité s’en mêlerait pour la corrompre ? Etes-vous plus content de ceci : « La vraie vertu est donc de se haïr ? » C’est de Pascal pourtant, que Jean-Jacques Rousseau vient rejoindre, sans être plus croyable : « La vertu est un état de pierre. » Messieurs, nous verrons tout à l’heure par les exemples allégués des vertus, combien moins farouches, combien plus efficaces, plus humaines, que vous avez jugées dignes d’être proposées en exemple, si ces définitions véhémentes conviennent à ce qu’il y a de meilleur et de plus beau dans l’homme : l’amour, la fidélité, le dévouement. Aussi bien est-ce le généreux Vauvenargues qui me paraît avoir raison quand, distinguant entre cette orgueilleuse vertu imaginée des philosophes, et la véritable, qui consiste, dit-il, « dans la bonté et la vigueur de l’âme », il note définitivement que « l’humanité est la première des vertus ». À quoi, renchérissant et précisant, Voltaire a ajouté en marge, sur son exemplaire conservé : « La bienfaisance, seule vertu. » Je crois, Messieurs, que pour une fois nous serons tous d’accord avec Voltaire, car c’est bien ainsi, n’est-ce pas ? que vous l’entendez.

Aussi bien n’abuserai-je pas de votre attention, à chercher pour les écarter des exemples peu satisfaisants, quand au delà de Vauvenargues et de Voltaire, j’ai depuis longtemps rencontré la formule à mon sens la plus convenable à servir d’exergue au propos annuel et de ce jour, et à mettre dans sa vraie lumière le rapport que vous m’avez confié. C’est quelqu’un qui n’était pas de notre Compagnie, et je le regrette pour elle, c’est Stendhal, qui aura donné la définition que nous cherchons, la plus exacte, étant aussi la plus générale : « Moi, dit-il, j’appelle du nom de vertu l’habitude de faire des actions pénibles et utiles aux autres. » Toute paraphrase serait vaine et allongerait sans opportunité ce discours. L’utilité de la vertu à ses bénéficiaires ne fait pas de doute. C’est seulement sur l’idée d’action pénible qu’un esprit un peu chatouilleux, et pour tout dire janséniste, pourrait provoquer la discussion. La vertu ne semble coûteuse qu’à ceux qui l’imaginent du dehors, et en trouveraient sans doute pénible l’exercice auquel ils ne seraient pas portés naturellement. Elle ne l’est pas, ou elle l’est moins, à qui la pratique, d’un don spontané, ou avec plus de mérite encore, par bonté, d’un cœur réfléchi et par choix. La plupart des âmes vertueuses à qui nous voyons s’imposer des gênes et consentir des sacrifices à une personne, à une idée, tiennent qu’elles n’ont rien accompli de méritoire, et détournant l’éloge, semblent avoir à s’en excuser sur ce qu’elles n’ont fait que leur devoir, le trouvant naturel, et même, dans leur cœur naïf, supposant que vous en auriez fait autant à leur place. Une fois, peut-être ; mais deux fois, tout le temps, chaque jour, des années ? Stendhal l’a bien vu : que la vraie vertu, à ne pas confondre avec le trait de bravoure exceptionnel, ou l’action d’éclat provoquée par l’enthousiasme, la nécessité du moment ou l’émulation, est caractérisée surtout par l’habitude, qui implique une sorte de jugement, une continuité acceptée, sans délai ni rémission. D’où l’obscurité ordinaire de ces dévouements, de ces services, de ce zèle, auxquels nul ne prête plus attention, comme s’ils étaient devenus en quelque manière administratifs et sans mérite, étant répétés ; et comme s’il y avait, à la longue, une grâce d’état, qui finit par en alléger la peine et l’assujettissement.

Mais y a-t-il jamais une grâce d’état pour le médecin des pauvres, pour l’infirmière, pour la sœur de charité, pour la vieille fille, qui leur fasse accepter joyeusement, d’une part, la fatigue, et de l’autre, d’avoir sacrifié toute vie personnelle, tout espoir de bonheur, enfin, au service exclusif d’autrui ? Les uns, dira-t-on, ont leur idéal, qui les paie. Les autres... C’est une grande chance, Messieurs, que de pouvoir considérer ce que l’on fait sous l’angle embellisseur d’un idéal à satisfaire ; et l’on peut estimer favorisés, dans tous les ordres, les êtres illuminés de cette foi dans ce qu’ils font. Beaucoup accomplissent ces actions pénibles et utiles aux autres sans avoir seulement conscience qu’ils sont au-dessus du commun. On a besoin d’eux, ils font ce qu’ils doivent, voilà tout. Et ils s’étonnent qu’on les admire.

Que cela n’empêche pas d’admirer. Je laisse aux métaphysiciens le soin de trouver des fondements à la vertu, des lois universelles à la charité. Et sans croire du tout que le vice et cette vertu soient des produits comme le vitriol et le sucre, je me contente de penser que le désir du bien est inhérent à la nature humaine, où il suffit de le constater pour en faire état, à son estime, fût-ce dans un nombre très restreint d’individualités, supérieures. La plupart des cas que vous avez tenu à récompenser, cette année comme les précédentes, mettent à l’honneur des âmes simples et modestes, sans arrière-pensée que de servir, vertueuses par bonté ou par occasion, soit qu’elles aient recherché exprès de faire le bien pour l’amour de l’humanité, soit qua placées devant une misère à laquelle personne d’autre ne salirait pourvoir, elles en acceptent la charge supplémentaire sans murmurer, par attachement, par fidélité, par compassion, ou par dévouement ; je ne dis pas toujours avec enthousiasme, ce serait trop beau, et cela d’ailleurs ôterait du mérite. De toute façon, c’est ici le cœur qui commande, et c’est cela seul qui importe et qui inspire le respect. Aucune raison de supposer des dessous obscurs, compliqués, à cette vocation du bien ; nulle supercherie possible ; le propre de la vertu est son désintéressement, sans quoi elle ne serait plus elle-même. Et avant de la proclamer, votre commission, Messieurs, s’est assurée que c’était bien d’elle toute pure qu’il s’agit. Loin de penser tout à fait avec Alphonse Karr que « beaucoup croient que la vertu consiste à être sévère pour les autres », je lui passerai la satisfaction légitime, sinon d’être avec arrogance contente d’elle-même, du moins d’éprouver la douceur du devoir accompli et accompli sans bruit, car « La vertu qui fait du tapage — N’est déjà plus de la vertu. » J’imagine aussi que c’est uniquement par ironie, qui est façon de dire le contraire de ce dont on est intimement convaincu, que Jules Lemaître a émis un jour cette plaisante observation : « La vertu est le plus odieux des calculs, parce que c’est le plus sûr. » Sûr de quoi ? Et calcul de quelle probabilité ? Un autre ironiste, l’auteur de l’Abbesse de Jouarre, s’est d’ailleurs aussi plaisamment inscrit en faux contre une assertion sans preuve de ce genre, quand il a dit, à cette place même, le contraire : « Que la vertu a pour trait de haute noblesse de ne correspondre à aucun salaire, et qu’elle ne comporte pas d’autre récompense qu’en soi-même. » Ceci conduit, Messieurs, à poser une fois de plus la question déjà souvent controversée de savoir si vous faites bien de récompenser la vertu, et si M. de Montyon a été sagement inspiré en vous instituant ses mandataires afin de lui donner des prix. Je n’ai vu que Chamfort, dans sa rage affreuse à détruire, avec la légèreté d’un homme d’esprit mal content, pour énoncer que donner de l’or à la vertu c’est l’avilir ». Voilà de bien grands mots, pour peu de raison. Comme s’il s’agissait d’un paiement à l’égard de ce qui n’a pas de prix, alors que vous ne songez qu’à secourir et à aider à persévérer dans l’effort, d’ailleurs par un bien faible appoint, au taux misérable où la difficulté des temps a réduit le revenu des fondations dont vous êtes chargés d’attribuer aux plus méritants les arrérages ! « Vos deux mille francs vont faire des heureux », assurait Renan dans son discours, après avoir justifié l’attribution de cette somme. Deux mille francs pour faire des heureux : en 1884, passe encore. De nos jours, c’est une goutte d’eau, qu’on a presque honte d’offrir, dans un temps où le bienfaiteur lui-même, malgré la meilleure intention du monde, ne peut donner que comme un pauvre. Les revenus que vous distribuez, Messieurs, sont en fonds d’État.

Au reste, la faiblesse du prix garantit l’innocuité de la récompense, quand le principe même en pouvait paraître dangereux. Ce n’est pas un si mince appât qui peut risquer de provoquer l’émulation à contrefaire la vertu ; ni la perspective de quelques assignats d’aujourd’hui qui exciteraient beaucoup ceux qui n’ont pas la vocation se mettre en état de faire poser leur candidature à un prix Cognacq-Jay par la procréation immédiate d’un dixième enfant.

L’admirable, d’ailleurs, n’est pas que la vertu existe et se voie honorée discrète comme elle est, — « Ce qu’il y a de meilleur est toujours caché », disait Valéry, bon expert — c’est surtout qu’elle soit reconnue. Vous vous y employez, Messieurs, avec un zèle remarquable, digne des philanthropes et des bienfaiteurs qui vous font confiance sur ce point. Comment la déceler partout, cette vertu ? Je veux bien qu’on vous la signale quelquefois. Encore vous faut-il assurer que la récompense sera juste, le choix et la préférence équitables — car nous devons choisir, hélas ! entre tant de titres proposés à votre justice distribuante ; et je suis témoin de la prudence avec laquelle vous entourez vos décisions de renseignements contrôlés et de garanties. Une candidature au prix des familles nombreuses vous est-elle soumise (et vous n’en pouvez retenir qu’une par département, chaque année), une enquête est ouverte, sur le bien fondé de la demande et la moralité des impétrants, auprès du maire, du préfet, du curé, de l’instituteur, du notaire, de la gendarmerie, et de quelques notables par surcroît. Vous ne vous décidez pas par faveur, et vous procédez avec scrupule aux éliminations indispensables, pour ne donner honnêtement le prix qu’au plus méritant, au plus honnête. Familles nombreuses lauréates, prix de vertu individuels, œuvres à soutenir et à encourager, ne sont ainsi, chaque année, que la fleur, le dessus du panier, si je puis dire, de la vertu. Avant d’en désigner les plus récents bénéficiaires, et même ne pourrai-je pas tous les nommer — car ils sont exactement 228, sans compter les lauréats des prix de la fondation Cognacq-Jay que l’Académie a jugé nécessaire de réduire à 46 prix de 20.000 francs et à 65 de 10.000, pour conserver à chacun d’eux une importance relative, bien faiblement proportionnée aux lourdes charges familiales auxquelles il y a lieu de subvenir — laissez-moi seulement observer que de toutes les vertueuses personnes qu’il vous a fallu écarter en ce concours, pour en retrouver la plupart l’an prochain, il y aurait de quoi faire un assez noble palmarès, une assez belle collection de héros, de saints, et surtout de saintes, la vertu étant principalement féminine : bref de quoi, comme disait Raymond Poincaré, réconcilier un misanthrope avec le genre humain tout entier.

Mais j’ai hâte de quitter ces abstractions où peuvent se complaire des linguistes et des philosophes. C’est la vertu qui intéresse ; non ce qu’elle est, mais ce qu’elle fait, puisqu’elle est action : et comment dans l’ordre pratique du bien elle porte à agir des âmes pures, férues de devoir et d’altruisme. C’est un grand sujet que j’ai à traiter devant vous, et il ne relève point des exercices de l’éloquence. Voici donc, Messieurs, des exemples concrets de misère et d’humanité qu’il faut enfin rendre publics pour qu’on s’étonne et qu’on admire et dans l’un et dans l’autre cas, à préciser par le simple exposé des faits, que l’imagination toute seule, par malheur, trop souvent ne serait capable de se représenter.

J’ai d’abord à parler de ces œuvres d’entr’aide et de ces entreprises charitables à qui l’Académie se plaît à manifester son estime et ses encouragements. À examiner les dossiers justificatifs de ces prix, je m’aperçois qu’il appartient à votre rapporteur de mettre en vedette les mérites les plus remarquables de leurs lauréats. Je ne les nommerai pas dans l’ordre de grandeur des sommes que vous leur attribuez, moins pour les proportionner aux mérites qu’aux besoins matériellement à pourvoir. Votre préoccupation la plus juste a été de témoigner votre sympathie à ces œuvres elles-mêmes victimes du malheur public, et qui, aux difficultés naturelles à l’exercice de la charité, sans que leur sainteté les protège, ont vu s’ajouter l’horrible surcroît des difficultés faites au bien et à ses habituels serviteurs par la guerre hideuse et aveugle. Une singulière rencontre de noms fait porter à l’une de vos fondations les plus efficaces celui de la mythologique Niobé, cette mère des douleurs et des pleurs. Les arrérages de cette fondation, en effet, doivent être « affectés à secourir les enfants orphelins, martyrs ou abandonnés, et ceux que la guerre aurait laissés sans famille ». Vous en avez attribué une part importante à un prêtre au grand cœur, dont la modestie s’effaroucherait si on le désignait déjà comme un saint, mais que nous sommes en droit de tenir simplement pour un héros. Le révérend Père Robert, des oblats de Marie Immaculée, était curé d’Epron, dans le Calvados, et il y dirigeait l’orphelinat Marie-Thérèse de l’Enfant-Jésus, fondé par ses soins en 1928. Sa première vocation avait été de devenir missionnaire. Sa santé ne le lui ayant pas permis, il dut se rabattre sur une simple cure de village, où son apostolat lui réservait d’ailleurs la même tâche, à remplir moins loin seulement. Un premier lot de quatre enfants que leur mère avait abandonnés, et qu’il recueillit, lui montra la voie, il y a vingt ans, dès lors définie ainsi dans son esprit : « Venir en aide à l’enfance malheureuse, en lui fournissant un toit et des vivres, et surtout en l’instruisant et l’éduquant chrétiennement. » Voici le cas, Messieurs, de préciser ce que l’imagination, d’elle-même, n’inventerait pas. L’enfance malheureuse, ce n’est pas seulement l’enfance abandonnée et dépourvue : ce sont des enfants battus, affamés, martyrisés. Le Père Robert en a sauvé quatre que leur père s’apprêtait à noyer dans l’Orne, et lui avec eux, pour échapper à la misère. Il en relève trois pleurant sur le cadavre de leur mère assassinée par un grand’père alcoolique. Et l’on voyait dans cet orphelinat un autre de ces pauvres petits dont la jambe portait la trace du fil de fer au moyen duquel une abominable marâtre le tenait attaché au pied d’une table. Une des paroles les plus atroces que j’aie pu lire, sous la plume d’un simple témoin dont la fonction n’est certes pas de dénigrer systématiquement l’humanité, car ce n’est pas un roman noir, la voici, et elle fait frémir : « Les moins malheureux parmi ces petits sont les orphelins de père et de mère. » Soustraits à des parents indignes ou ramassés dans l’abandon, accablés des hérédités les plus lourdes, les enfants qui ont eu la chance, au milieu de tant de cruautés, de rencontrer le Révérend Père Robert, sur leur route, ont pu découvrir grâce à lui que vivre n’était plus seulement être né à l’enfer. Il en a hébergé et élevé cinq cents en treize ans, donnant à chacun, autant que faire se pouvait, une âme, apprenant aux uns le travail dans son atelier de cordonnerie, instruisant les infirmes à des métiers appropriés à leur disgrâce, les filles aux besognes de l’ouvroir, aidé en cela par des collaborateurs diligents, révérends pères comme lui ou religieuses ; et lui, réservant le surcroît de son activité au nécessaire emploi de quêteur et de bâtisseur, hanté par le souci de pouvoir répondre à tout coup à l’immensité des besoins de son petit monde, et surtout de n’avoir pas, faute de place ou de ressources, « à choisir entre deux malheureux le plus pitoyable. »

Là-dessus, la guerre est venue. En 1939, fatigué, malade, le Père Robert ouvre sa maison d’Epron à dix religieuses évacuées de Dunkerque, qui amènent avec elles vingt orphelins et vingt-sept orphelines. On se serrera pour les accueillir. Mais de nouveaux devoirs apparaîtront pour le religieux patriote ou plutôt, un nouvel aspect du devoir, qui n’est qu’un, dans un cœur bien né. Au cours de l’automne 1941, le Père Robert sauvera et mettra à l’abri un parachutiste anglais. Les Allemands l’arrêtent, et jugé à Caen, condamne à dix ans de travaux forcés, il est déporté en Allemagne où il va connaître pendant plus de trois ans l’horreur des camps de concentration. Quand il reviendra, le 11 juin 1943, épuisé par le long martyre physique et moral du captif, ce sera pour apprendre la ruine de son orphelinat d’Epron, les épreuves de ses protégés. Dès le lendemain du débarquement en Normandie, le 7 juin 1944, Epron, à la première ligne de la bataille, a commencé de subir une canonnade qui durera cinq jours, sans arrêt, ne laissant pas pierre sur pierre de l’église, de l’orphelinat. La directrice et un enfant ont été tués. La Croix Rouge évacue les survivants, pour les mener en Maine-et-Loire. En route, un bombardement en tue sept, en blesse vingt-trois, dont plusieurs seront amputés. L’œuvre continue, néanmoins. Après le retour du Père, elle ira s’installer non loin d’Epron anéanti, dans un château séquestré et à l’asile des vieillards de Reviers : quatre-vingt-dix garçons au château, dix-huit filles et le personnel à l’asile ; et on commence à déblayer les ruines d’Epron, où des baraquements aussitôt sont aménagés. La première parole du Père Robert, comme on fêtait son retour, à Caen, a été pour dire simplement : « Il ne reste à Epron que des ruines, eh bien ! nous les relèverons ». Abnégation, sérénité, le Père. Robert a la charité courageuse. Quelqu’un qui vous faisait savoir ce qu’il a fait, a eu ce beau mot pour le peindre : « C’est un homme qui honore l’homme. » Son pays qui l’a vu à l’œuvre, l’aime, l’admire, le vénère. En lui décernant votre prix, Messieurs, vous vous accordez à ces sentiments, et j’en suis assuré, vous ne séparez pas dans ce grand cœur d’une seule pièce, d’homme de bien du bon Français.

À un autre prêtre également éprouvé, vous avez attribué 8.000 francs, sur le prix Honoré de Sussy, à M. le Chanoine Beuret, curé de l’église Saint-Désir de Lisieux, dont la paroisse est l’une de celles qui auront le plus souffert du débarquement, au mois de juin 1944. Le premier jour, tout est détruit, l’église du XVIIIe siècle, le presbytère, les écoles libres, le patronage ouvert à cent cinquante élèves. Vingt religieuses ont été brûlées vives chez les Bénédictines ; dix petites sœurs des pauvres ensevelies sous les décombres. Tout est aujourd’hui à reconstruire. « En attendant, il faut tenir », a dit le chanoine Beuret, qui a repris son activité généreuse dans son village ravagé.

La mère Marie Emmanuel, de la Congrégation des Filles du Cœur de Jésus, dirige rue de la Basoche, à Tours, un orphelinat, déjà fertile en bienfaisance avant la guerre, et qui, pendant la guerre, a rendu les plus grands services. En 1940, la mère Marie Emmanuel a organisé un autre centre d’accueil pour recevoir les réfugiés de passage à Tours, plate-forme de l’exode innombrable. C’est deux ou trois mille personnes par jour qu’il faut loger. Seule, aidée de quelques religieuses, animée d’un dévouement extraordinaire et d’une activité qui semble ne pas connaître la fatigue ; sans ressources même, une fois les réserves épuisées, la révérende mère assure asile et nourriture à ces misérables passants. La ville évacuée, sous le feu qui en dévaste, au long de la Loire, une partie, elle restera sur place avec ses sœurs, pour s’occuper des infirmes et des malades qui ne peuvent aller plus loin. Pendant les terribles bombardements de 1943, 1944 elle recueillera encore plus de vingt-cinq petites filles réfugiées de Nantes. L’Académie, en signe de respect, accorde à la Mère Marie-Emmanuel une somme de 4.000 francs sur les arrérages de la fondation Davillier.

Mme Tourneret, directrice du Préventorium Saint-Denis, recevra un prix de 4.000 francs sur la fondation Niobé, pour l’aider à poursuivre son œuvre, dans des conditions difficiles. Cet établissement hébergeait au Havre cent petits enfants sinistrés, orphelins de guerre ou abandonnés, et il a tenu dans cette ville en des circonstances tragiques jusqu’en 1942, où il a fallu évacuer et se réfugier dans l’Orne. Au moment du débarquement, chassée par les S.S., la triste caravane s’est trouvée prise en pleine bataille d’Argentan. Et, Mme Tourneret n’aura connu la délivrance que pour apprendre la mort de son propre fils engagé dans l’armée de la Libération et tué au cours d’un parachutage. De juin à octobre 1944, les enfants du Préventorium Saint-Denis ont vécu, dormant sur la paille, dans des granges. L’œuvre a trouvé depuis un refuge au préventorium d’Héricourt-en-Caux, dévasté et vidé par les Allemands.

3.000 francs, sur le fonds Niobé, sont accordés aux Mères de famille de Saint-Etienne et de la Loire. D’abord fondée pour seconder des mères courageuses, l’œuvre a pris, du fait de la guerre et des persécutions racistes en notre pays même, un caractère particulièrement émouvant en devenant un service de charité clandestine ; car il aura fallu cette guerre pour nous apprendre que la charité pouvait être courageuse, et secrète naturellement, qu’elle aurait aussi à se cacher ; et à se cacher par prudence. Directrices de cette entreprise Mlle Juliette Vidal, Mlle Marie-Antoinette Guy y ont ouvert en 1942 de nouveaux services : un centre d’accueil pour jeunes filles israëlites  qui ne pouvaient plus poursuivre leurs études ou exercer leur profession ; un lieu d’asile pour les enfants dont les parents étaient menacés d’arrestation ; un bureau de placement et de faux papiers pour dissimuler les identités dangereuses et un relai de correspondance entre ces innocents et leurs familles traquées, terrées et dispersées. Aucune Gestapo ne s’est jamais méfiée de ces activités audacieuses, ignorant sans doute que chez nous la charité ne se limitait pas à secourir des malheureux, mais qu’elle consistait aussi à protéger des innocents. L’aide aux mères de famille de Saint-Etienne hospitalise actuellement cinquante enfants de déportés et de fusillés.

La Société de protection des engagés volontaires méritait une aide importante. L’Académie lui accorde un prix de la fondation Darracq (8.000 frs) qui ne contribueront que trop peu à augmenter les insuffisantes ressources de cette œuvre utile, excellente. Elle s’emploie à faire engager dans l’armée ou dans la marine, par devancement d’appel, des pupilles de l’Assistance Publique, et à prévenir ainsi pour eux les dangers d’une vie libre et sans surveillance où ils se trouveraient lâchés à dix-huit ans. À ceux qui, leur temps fait, ne resteraient pas dans l’armée, la Société s’attache à procurer des situations. Réduite en son activité par la guerre et l’occupation, l’œuvre des Engagés Volontaires doit la retrouver entière à présent.

L’Académie donne 5.000 francs sur le prix de Sussy à l’Union des Combattants d’Ille-et-Vilaine qui, sous la direction du docteur Patay entretient dans le beau domaine sagement administré du Plessis-Bardoult, quarante vétérans de l’autre guerre, âgés, sans famille et pour la plupart indigents. Enfin sur la fondation Niobé, vous avez accordé 10.000 francs à l’œuvre de la Tutélaire, qui entretient, nourrit, habille et instruit en leur apprenant un métier cent cinquante jeunes filles abandonnées par leurs parents. Messieurs, la générosité ingénieuse de vos fondations vous permet de parer à des misères, particulièrement prévues et spécifiées par une attention délicate, et les œuvres ne manquent pas non plus qu’il vous convient de récompenser et d’aider, quand elles ont, comme l’œuvre de Sainte-Madeleine envisagé le cas d’intéressantes victimes .à protéger et de malheurs à prévenir. Bénéficiaire d’un prix Niobé, l’œuvre de Sainte-Madeleine a été fondée en 1866, par la baronne de Brigode, née Emilie Pallapra, fille naturelle de Napoléon Ier. Elle a pour destination de secourir de jeunes mères non mariées et délaissées, reçues dans sa maison de Montparnasse, ou dans sa succursale plus récente de Thiais, le dernier mois de leur grossesse. Envoyées de la mairie ou du dispensaire, deux ou trois cents jeunes femmes sont ainsi hospitalisées gratuitement, chaque année en cet asile maternel de Thiais, et sous plus d’un drame caché, c’est souvent d’un enfant sauvé de l’abandon et d’une âme peut-être relevée qu’une pensée affectueuse continue, à travers le temps, à trouver sa justification et son loyer.

J’hésite, Messieurs, à m’étendre, et je suis partagé entre la crainte de vous importuner en vous rappelant ce que vous savez très bien que vous avez fait, et le regret de ne pas donner toute la publicité qu’elles méritent aux œuvres aujourd’hui à l’honneur. Toutes intéressantes par les généreux dévouements qui les animent et par l’objet qu’elles se proposent — assistance, éducation, relèvement, orphelinats et dispensaires, patronages, jardins d’enfants, jeunesse des quartiers populeux à protéger, à aérer, à divertir, malades à secourir à domicile — toutes plus dignes d’aide que jamais, en ce temps d’appauvrissement universel, où les ressources de chacun diminuent et viennent à manquer, où la loterie nationalement permise aux joueurs est interdite à la bienséance, où la fête de charité sur les bénéfices de laquelle on pouvait autrefois compter n’est plus possible, et où les habituels donateurs ont disparu, ou quitté le quartier, ou vu s’évaporer leur fortune... M. l’Abbé Taupin, curé de Sainte-Anne, dans le XIIIe arrondissement, secourt les vieillards, les malades et les orphelins de sa paroisse de la Maison Blanche, et il a entrepris en outre de créer une école primaire chrétienne de filles, qu’il faut encore attendre de construire. Vous lui avez donné le prix Bertels-Williams, de 6.000 francs. Vous avez octroyé sur la fondation Virginie Colombel une même somme à M. l’Abbé Houéry, directeur de la colonie de vacances et du patronage des Lions de Saint-Paul, dans la rue des Lions, au Marais, pour son patronage de cent cinquante garçons de familles pauvres et nombreuses, qu’il emmène, l’été, en vacances dans ses colonies de Billon, de Mayenne et de Château-Thierry. L’œuvre n’a pas chômé pendant la guerre, où l’abbé Houéry a pu envoyer sa jeune clientèle se nourrir et respirer mieux que, dans son insalubre quartier. À Paris, le jeudi, le dimanche et les jours de fête, il occupe en récréations, en exercices sportifs et en jeux, et mène à la promenade ces enfants, qu’il s’agit de soustraire aux dangers et aux fréquentations mauvaises de la rue.

Aux noms et par les mains de M. l’Abbé Sedillière, curé de Saint-Séverin, de la sœur Menestral, des Filles de la Charité, de Mlle Lejeune, de la Révérende Mère Marie Auxiliatrice, de la sœur Troin, autre fille de la Charité, de M. le Chanoine Laurens, curé de Saint-Eustache, vous avez, sur le fonds Lalain Chomel, décerné six prix de 5.000 francs chacun et respectivement aux œuvres sociales de Saint-Séverin (pour leurs colonies de vacances de Rosay et de Merlimont, leurs dispensaires pour vieillards et jeunes filles délicates), à l’asile des petits orphelins de Ménilmontant et à leur colonie de Tregastel, que dirigent les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à la Colonie de vacances et Œuvre de la Couture de Montreuil-sur-Marne, à l’œuvre du Val-de-Liesse, repliée à Crécy-sur-Serre, accueillante aux jeunes filles de l’Aisne, au Patronage féminin de la rue de la Parcheminerie, et aux Œuvres de jeunesse et d’assistance du quartier des Halles, où sont organisées des vestiaires, des cercles, des colonies de vacances, et un service de visites aux vieillards dans les hôpitaux... La plupart de ces institutions, aux moyens financiers fort réduits, ont vu leurs locaux provinciaux ou parisiens réquisitionnés et occupés pendant la guerre, pour ne les retrouver, après la Libération, que pillés et vidés de leur matériel. Dans l’un, c’est soixante lits qu’il faudra racheter, l’autre a été transformé en forteresse et n’est plus qu’une stupide masse de béton impossible à utiliser avant une réfection complète.

4.500 francs provenant de diverses fondations iront utilement au Dispensaire Marie-Thérèse de Malakoff, où les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul — toujours elles, qu’il suffit d’ailleurs de nommer — assurent des consultations pour les tuberculeux et les nourrissons, les maladies des voies respiratoires et de la vue, visitent à domicile les intransportables, donnent du travail aux jeunes filles et veillent à leur éducation. Deux prix de 4.000 francs, de la fondation Niobé, à l’œuvre des Veuves et des Orphelins victimes de la guerre, et aux Orphelins de Saint-Vincent-de-Paul du boulevard Blanqui. Le prix Galliot, de 3.750 francs, va à l’œuvre de la jeunesse paroissiale de Saint-Maurice de la Boissière ; à Montreuil-sous-Bois, dont la zone ouvrière a été gravement atteinte par les bombardements de 1944. Et Mlle Duchoiselle, d’Auxerre, recevra 1.500 francs, afin de l’aider, bien modestement, à poursuivre son œuvre touchante du pot-au-feu pour les vieux, qui lui permet de donner des repas à des déshérités honteux de leur misère, vieux artistes, petits rentiers ruinés, à toutes ces lamentables épaves des classes moyennes, aujourd’hui touchées si durement, qui jamais n’osent rien demander, et, comme dit notre lauréate, dans l’émouvante missive que nous avons reçue d’elle, « les plus intéressants des pauvres, car peu les secourent. »

Il convient enfin, de rendre public l’hommage que l’Académie a voulu donner à des œuvres qui n’ont pas besoin d’aide ou de secours mais qu’il nous appartenait d’honorer, ou même quelquefois auxquelles une réparation est due. Ainsi la fondation Émile et Louise Deutsch de la Meurthe, dont vous avez récompensé — d’un geste au moins — le directeur, M. Giraud. Je n’ai pas à vous rappeler, mais je le ferai cependant, que cette fondation a permis de constituer la première cellule de la Cité Universitaire. Réquisitionnée dès le début des hostilités, envahie sous l’occupation, elle a vu ses locaux servir tour à tour d’hôpital militaire, de caserne aux blindés allemands, et d’hôpital civil de l’Assistance publique. Ayant aujourd’hui retrouvé sa destination, primitive, la fondation Deutsch de la Meurthe loge cent vingt jeunes filles et trois cent soixante-deux étudiants français, choisis parmi des sujets d’élite, les moins fortunés, auxquels elle permet de poursuivre, sans souci du matériel, leurs études supérieures.

La vertu, certes, n’est pas rare, et cette énumération le prouve, On aime cependant à lui voir une figure humaine, à la concrétiser dans un nom, et si j’ai eu l’occasion de citer plusieurs des personnes qui animent ces œuvres, ce sont des vertus collectives qu’on récompense et félicite en bloc à travers elles. J’en viens donc à des cas plus particuliers, et en m’apprêtant à désigner les belles actions que nous avons à applaudir, je regrette un peu que cette solennité ne s’accompagne pas de la remise matérielle et en mains propre de nos prix. Nous aurions certainement affaire à bien des confusions, à de rougissantes pudeurs. Mais ce serait une exceptionnelle occasion, Messieurs, de voir comme en chair et en os la vertu est faite, et sous quels visages, simples et modestes, de grands cœurs s’offrent aux regards.

Nous serions-aussi sans doute étonnés d’apprendre que la vertu n’a pas d’âge, et que l’Académie, cette année, n’a pas redouté d’aller chercher un de ses plus jeunes lauréats dans la clientèle habituelle des plus communes distributions de prix. Claude de Latour, à quatorze ans et demi, a sauvé trois autres enfants qui se noyaient dans le canal du Loing, à Montargis : les petits Dorneaux, de trois et sept ans, le petit Barnier, de Paris, qui jouaient à se faire pousser par des camarades, dans un chariot trouvé sur la berge. Le chariot culbuta, les enfants furent précipités dans le canal. Claude passait à ce moment ; il voit le drame, se jette à l’eau, saisit l’un des petits, le ramène à terre ; replonge et revient avec un second rescapé ; une troisième fois se rejette à l’eau, repêche le dernier. Après quoi, sans donner son nom aux témoins qui l’entourent, il rentre simplement chez lui, change de vêtements et va faire une promenade à bicyclette. Voilà, je crois, la vertu pure, spontanée dans cœur bien né. Claude de Latour avait bien agi, avec le feu de la jeunesse et du courage. L’acte accompli, cet enfant ne s’en souciait plus, et ce fut la police enquêtant sur ce fait divers, qui le découvrit pour le convaincre d’une belle action. Aux témoignages officiels d’admiration que M. Claude de Latour a déjà reçus, l’Académie a voulu ajouter le sien, en lui décernant une médaille et 1.500 francs sur le prix Ancel.

C’est encore un jeune courage, moins visible, toutefois émouvant, parce qu’il se répète tous les jours, que nous avons voulu récompenser dans la personne de Mlle Paulette Ruel, en lui attribuant la moitié du Prix Passemard, destiné à récompenser une jeune fille de quinze à vingt ans ayant donné les meilleurs exemples de piété filiale et de vertus de famille. Mlle Paulette Ruel, de Montclar, dans la Drôme, est l’aînée de six frères et sœurs. Pour faire vivre cette petite famille, le père et la mère travaillent de jour et de nuit à l’usine. À douze ans, c’est Paulette qui remplace au foyer les parents absents, surveille la nichée, lui donne les soins nécessaires, et fait seule marcher la maison. Je vous cite ce cas en premier, comme le plus touchant et le plus propre à nous introduire dans cette admirable série d’exemples de dévouement filial et familial où nous allons trouver, ainsi que toujours, le plus fort contingent de nos lauréats. Comment choisir, parmi les plus intéressants, et de quels nouveaux commentaires accompagner leurs mérites reconnus ? Je pense préférable de vous rapporter simplement les faits, qui suffisent et parlent d’eux-mêmes.

Nous avons décerné 4.000 francs sur le prix Darracq à Mme Maurice Dumont, restée veuve l’année passée, avec dix enfants de deux à vingt ans, qui a recueilli sa mère et son frère, tous les deux aveugles, et de plus une nièce orpheline. Ces charges n’ont pas empêché Mme Dumont d’héberger et de secourir des réfugiés pendant les bombardements de Rouen. 3.000 francs, sur le prix Darracq, à Mlle Gabrielle Guillaume, cultivatrice à Bonnétage, dans le Doubs, qui, depuis août 1939, élève les sept enfants de son frère, dont la femme est morte ; recueille et soigne deux années durant une petite réfugiée parisienne, et, en outre, aide son frère à la ferme, aux travaux des champs. 3.000 francs, du prix Colombel iront à Mme Jean Le Goff, de Kergaz, dans le Finistère. Son mari, ramasseur de goémons, pêcheur de langoustes et les crabes, a vu cette industrie péricliter depuis le bétonnage de la côte par les Allemands ; et malgré ses maigres ressources, produit aléatoire de menus travaux saisonniers, le ménage déjà grévé du soin de cinq enfants, d’un frère anormal et d’un vieux grand-père, a adopté quatre neveux, orphelins de parents tués par un obus, et que les généreux Le Goff n’ont pas voulu abandonner à l’Assistance publique. C’est ainsi de treize personnes que les époux Le Golf ont assumé la charge et l’entretien. Mlle Marie-Louise Gentilhomme, qui recevra 3.000 francs du prix Darracq, est cultivatrice à Cossé, près des Ponts de Cé, Maine-et-Loire. Elle y exploite un petit bien, sur lequel elle vit avec sa sœur et sa mère âgée. À vrai dire, le cas qui leur a valu cette récompense ne relève pas du dévouement familial, car les cinq petits enfants qu’elle a recueillis en 1943 ne lui étaient rien. Elle a eu seulement eu pitié d’eux, les ayant vus à l’abandon, lorsque leur père et leur mère, coupables d’avoir secouru un aviateur allié poursuivi, furent emmenés par l’ennemi en Allemagne. Le père y est mort en captivité. La mère, libérée et revenue dans son village, a naturellement repris ses enfants ; et ce fut le plus pénible sacrifice de la vieille Mlle Gentilhomme, qui s’était attachée à ces petits.

Une autre lauréate de l’Académie (prix Le Blanc de la Caudrie, 2.000 francs) est Mlle Micheline Augé, d’Avaux, dans les Ardennes. Elle a aujourd’hui vingt et un ans, mais, malgré une santé fragile, éprouvée par la vie la plus laborieuse, c’est depuis sa seizième année qu’elle gère la ferme paternelle, dans les conditions les plus pénibles, les plus tristes. Voici près de vingt ans que son père, atteint jeune encore par une cruelle maladie, survit immobile et tremblant. La mère est malade ; on a dû l’opérer deux fois. Mlle Augé a une sœur, d’une santé aussi déficiente, un grand-père paternel perclus, une grand-mère cancéreuse. Micheline, à 16 ans, a courageusement assumé ces charges, et non contente de pourvoir aux besoins d’une maison ainsi transformée en hôpital, c’est elle qui vaque aux travaux de la terre, laboure, soigne les chevaux et assure le dur entretien de ses champs. Les témoins de cette existence admirable disent la simplicité et la tranquille force d’âme de cette fille courageuse, et sa fierté. Car elle n’a jamais demandé de secours. Mais cependant nous avons su ce qu’elle faisait, et l’Académie a tenu, non à récompenser, mais à reconnaître son zèle et sa générosité. D’autres cas, plus humbles, vous ont paru mériter aussi la sympathie. Vous l’avez témoignée, Messieurs, en attribuant les arrérages des fondations Colombel, Dulac et Darracq à Mme Grumiaux, de Venette, repasseuse, qui, veuve, âgée de plus de soixante ans, assure le vivre et l’éducation de cinq petits-enfants dont la mère est morte et le père indigne ; à Mlle Marguerite Chevance, d’Annet, couturière, qui fait vivre, seule, une mère infirme et une sœur malade ; à Mlle Rollot, de Sucy-en-Brie, ménagère, qui a pris chez elle, à soixante-quatorze ans, ses trois petites filles, la mère étant morte et le père interné à Villejuif ; à Mlle Marie-Louise Grangeon, de Grenoble, ouvrière d’usine et troisième fille d’une famille de dix enfants, qui assume tout le travail de la maison.

Nous n’avons jusqu’ici parlé que des lauréates de l’Académie. Est-ce à dire que les femmes seules sont capables de vertus et de dévouement ? Et que le sexe supposé faible trouve seul dans sa tendresse et sa naturelle propension à l’apitoiement, à la compassion, la facilité d’être bon ? Nullement. Les hommes n’ont peut-être pas le temps d’y songer, et nous en connaissons beaucoup qui seraient aussi charitables, si les affaires, le travail, les soucis de toutes sortes, les obligations d’une vie matériellement harcelante, chaque jour un peu plus administrative, ne les détournaient du loisir nécessaire à s’occuper d’autrui. Cependant beaucoup aussi s’en occupent, sans qu’on s’en avise, soit qu’ils ne s’en fassent point mérite, trouvant simple d’être ce qu’ils sont ; soit qu’on ne les soupçonne pas seulement capables de songer à ces choses-là. Il me paraît donc remarquable que l’Académie ait été mise à même de reconnaître de beaux traits de piété filiale et d’esprit de famille masculins ; particulièrement chez des travailleurs, qui ne vivent pas dans l’oisiveté, et qu’on ne pourrait taxer d’égoïsme s’ils avaient seulement moins de cœur et qui, dans leur altruisme d’âmes simples, seraient bien incapables de faire leurs les vers du cruel Henri Becque. : « Je n’ai jamais pensé qu’aux autres. On souffre un peu moins que pour soi… » Nous avons donc donné le prix Davillier (2.000 francs) à M. Lucien Haubourdin, de Gonfreville-l’Orcher, Seine-Inférieure, qui, venant de se marier, orphelin déjà de son père, et sa mère morte suicidée, recueille avec sa jeune femme ses quatre frères et les élève avec son petit garçon nouveau-né comme s’ils .étaient ses propres enfants. Les 1.700 francs du prix Alexandrine Grandjean iront à M. Jérôme Grippa, de Dives-sur-Mer, qui, depuis douze ans (il en a trente-quatre), entretient ses parents sans ressources et hors d’état de travailler, son foyer détruit par la guerre. Les prix Dos Santos et Dulac, de 1.000 francs chacun, sont respectivement attribués à M. Pierre Le Cunff, du même Dives-sur-Mer, où ce jeune homme, depuis dix ans soutien de famille, a vu partir pour un camp de concentration son père déporté, qui y est mort — lui aussi il avait procuré un asile à des soldats anglais parachutés ; — à M. Louis Bajar, électricien à Vallée-de-Couzon, qui, son père tué par accident, fait, à dix-sept ans, vivre auprès de lui, et de son travail, six personnes, ses quatre frères, sa mère et l’aïeul impotent.

Cette mâle vertu, au sens latin de force, de courage et de grandeur d’âme, vous ne vous bornez pas, Messieurs, à l’honorer seulement chez les humbles. Votre équité vous porte à la reconnaître aussi, quand on l’y rencontre, jusque chez les grands de ce monde ; et j’ai plaisir à relever parmi vos lauréats le nom d’un député. M. Abel Bessac, de Cabrerets, il est vrai, n’est pas un député ordinaire. Artisan rural, père de six enfants, jeune encore, il s’est rendu célèbre en son pays par une merveilleuse et généreuse activité d’apôtre, animateur de la jeunesse agricole chrétienne, grand patriote résistant sous l’occupation, organisateur et ravitailleur efficace des maquis du Lot. C’est à ces titres que les Allemands l’ont capturé et déporté, pour l’envoyer au camp d’extermination de Belsen-Bergen, d’où il n’est revenu que par miracle. À son retour, ses concitoyens l’ont délégué pour les représenter à l’Assemblée Constituante. Et nous aussi, Messieurs, aurons voté pour lui, en lui décernant une médaille et un diplôme.

Messieurs, vous permettrez à un romancier d’observer, en vous proposant les exemples les plus saisissants, que la vie s’acharne parfois sur les mêmes avec une application singulière, et telle que si un écrivain, dans un roman, accumulait sur un seul groupe tant de misère et de malheur, il semblerait avoir exprès forcé le vraisemblable et cherché abusivement à émouvoir. Cet excès de drame et de noirceur qu’on n’accepterait pas d’un livre imaginaire, la vie, parfois, se charge d’y atteindre, frappant au même endroit les mêmes coups. C’est là le propre du malheur, d’être de la sorte ainsi continué dans ces existences sans fin dominés par la pauvreté, par la maladie, par les catastrophes, à croire qu’elles s’attirent l’une l’autre, par les séquelles de l’autre guerre, et les récentes cruautés de celle-ci. Faute d’imaginer les douleurs réelles d’autrui, nous aurions trop souvent tendance à n’admirer, dans la vertu, que sa beauté rare et touchante, à ne voir dans celles et ceux qui la pratiquent que des anges, à ,oublier le morne enfer quotidien sur lequel ces anges sont penchés, en ces lamentables foyers où le drame est à feu continu, dans lequel ils vivent, dans lequel ils aident à souffrir et à supporter, en étant eux-mêmes brûlés, désolés, et l’oubliant pour ne penser qu’aux maux de ceux qu’ils aiment, étant insensibles aux leurs propres. Et cela si continuement, avec tant de simplicité dans l’acceptation et de patience à recommencer, qu’il n’aura pas fallu moins que Pascal pour en définir le mérite exceptionnel, dans un raccourci à son coin : « La vertu ne doit pas se mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire. »

Je ne vois parmi ces héros du devoir qu’une catégorie d’heureux, et ce sont aussi les plus humbles, qui éprouvent à faire le bien un plaisir naïf et constant. Pour rompre la monotonie de ces éloges — car la vertu est sans imagination et elle répète aussi inlassablement que le mal, dans son opiniâtreté opposée, — j’évoquerai enfin devant vous ce groupe des vieux serviteurs, auquel de justes intentions vous ont heureusement mis en état de faire honneur ; et dans lequel il est bien peu qui n’aient une personnelle occasion de distinguer ses souvenirs familiaux, d’émouvants sujets d’affection, de respect, de reconnaissance. La servante Félicité d’Un cœur simple, que « pendant un demi-siècle les bourgeoises de Pont-l’Evêque envièrent à Mme Aubain », dans le chef-d’œuvre de Flaubert, n’est pas une figure de roman. Elle n’est que la sœur aînée et aussi réelle de ces éternelles vertus domestiques, au plein sens du mot — « qui appartient à la maison » — dont notre palmarès, avec régularité, présente chaque fois choix pur, de vivants symboles. Mme Marie-Thérèse Michelet, dont une pétition villageoise nous a, en termes émouvants, grossoyés de mains laborieuses et souscrits de soixante-trois signatures, témoigné l’admiration que son dévouement suscitait dans le cœur de tous — Mme Marie-Thérèse Michelet, à qui nous avons donné le prix Le Blanc de la Caudrie, a soixante-seize ans ; et depuis cinquante-sept ans elle sert, à Quimper, dans la même famille, ayant passé à travers trois générations de la maison du père, à celle des filles, soignant du même cœur l’aïeul, la patronne paralytique, la maîtresse nouvelle et les nouveaux-nés. — Marie-Louise Lenfant (prix Guigot) s’est dévouée quarante-quatre ans à la même personne, prodiguant de jour et de nuit des soins à la tante malade, et puis à sa patronne infirme. Celle-ci, ruinée par la guerre, ne peut plus lui donner de gages. Poussant le désintéressement à l’extrême limite, a-t-elle tenu à dire, Mlle Lenfant lui a spontanément offert la gratuité de ses services ; et, continuant de travailler dans la maison et au jardin, où elle bêche un carré de légumes, elle achève de vivre auprès sa maîtresse, devenue son amie et son égale dans la pauvreté.

Le cas de Mlle Lenfant n’est pas unique. Elle reconnaîtrait sans doute la première que d’autres en font sûrement autant qu’elle. Et c’est vrai : voyez Mlle Marie Séguy, de Béziers, qui a passé trente années dans la même place, et qui, témoin de la ruine aussi de sa maîtresse devenue veuve, n’étant plus payée, non seulement n’a pas voulu quitter la maison à laquelle elle s’est attachée, ni abandonner sa patronne malheureuse, mais elle la fait vivre, en ce dénuement, du fruit de ses nouveaux travaux. Voici ce que j’ai relevé dans son dossier, de la main de son obligée : « Cette pauvre fille avait perdu ses économies dans ma maison ; me donnant tout ce qu’elle gagnait pour que je ne souffre pas. Ce sont là des traits d’un autre âge, dira-t-on. Ils sont pourtant de cette année. Et malgré la difficulté des temps, en apparence peu propices à des fidélités de cette sorte, je suis sûr que votre rapporteur de l’an prochain aura à vous en signaler encore de semblables, pour les admirer avec vous et s’en ébahir le premier. Car la vertu est en vérité étonnante, à qui la constate, tout au moins nullement à ceux qui en sont animés, et qui l’exercent comme ils respirent.

Vous me permettrez d’achever par une considération générale. Je lis-beaucoup d’atrocités, étant de mon état critique littéraire, et dans ses peintures de mœurs, le roman — pas seulement le roman français, Dieu merci ! — ne nous proposant point aujourd’hui, vous le savez, des rosières, des François de Sales, ni même de légers et chevaleresques d’Artagnan, non plus que des Eugénie Grandet, des Père Goriot ou des Cœurs simples. La vie est-elle donc si noire, l’âme humaine si abandonnée, ou si corrompue ? La contr’épreuve que m’a procurée — j’allais dire le contrepoison — la lecture des dossiers du bien qu’il m’a fallu étudier pour établir ce palmarès, à mon regret insuffisant, m’assure solidement du contraire. Car ceci compense cela et même avec un avantage sûr pour la vertu. Celle-ci m’est offerte à travers ces dossiers en nombre d’exemples réels par la vie et l’accumulation du crime et du mal dans les livres est systématique et imaginaire. J’avais donc accepté, je dois le dire, avec une obéissance un peu résignée et sans beaucoup d’enthousiasme, uniquement pour vous prouver mon zèle, la tâche austère de rapporter sur la vertu. Je me trompais. La besogne faite, je conviens qu’elle m’a autant ému qu’intéressé, et mieux même, elle m’a instruit. Nous autres, romanciers, critiques, nous n’imaginons pas, le bien suffisant pour matière à littérature. Il ne nous paraît pas assez dramatique, ni même toujours très croyable, ni très excitant comme ressort ou élément de curiosité ; la psychologie du jour étant telle. C’est un tort. Ces dossiers que je viens de vous entr’ouvrir témoignent d’une vie abondante et d’une moralité généreuse chez des personnes qui ne relèvent pas du roman, en même temps qu’ils justifient l’observation que Renan émettait devant nos prédécesseurs, il y a soixante-cinq ans, dans une circonstance pareille : « On dirait en lisant les œuvres d’imagination de nos jours, qu’il n’y a que le mal et le laid qui sont des réalités... Le bien est tout aussi réel que le mal… » Consolons-nous, Messieurs, à ce rappel. On se plaignait déjà d’une littérature trop noire en 1861. Le fait que vos prix de vertu trouvent toujours des amateurs et ne suffisent pas à les récompenser tous, ouvre une vue un peu rassurante sur les mœurs de l’âge présent. On a beau le décrier dans les livres, il y a encore, dans la profonde vie française, beaucoup d’honnêtes gens pour aimer, pour servir et se dévouer, et pour croire que cela n’est pas vain, si seulement la science en est satisfaite, à l’idée que de plus heureux ont été secourus et soulagés pour autant que cela dépend de soi.