Apposition d'une plaque sur la maison d'enfance de Jérôme et Jean Tharaud, à Angoulême

Le 4 novembre 1953

Émile HENRIOT

DISCOURS

PRONONCÉ

LORS DE L’APPOSITION D’UNE PLAQUE
SUR LA MAISON D’ENFANCE

DE JÉROME ET DE JEAN THARAUD

A ANGOULÊME, LE 4 NOVEMBRE 1953

PAR

M. ÉMILE HENRIOT
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

J’apporte à la mémoire de Jérôme et de Jean Tharaud l’hommage de l’Académie française, qui m’a chargé de la représenter devant vous, à l’occasion de la cérémonie qu’Angoulême consacre aujourd’hui par vos soins à ces deux parfaits écrivains. Ce n’est pas sans émotion que j’ai accepté l’honneur de prendre la parole ici au nom de notre Compagnie dont les deux Tharaud étaient des membres éminents ; ce ne sont pas seulement des confrères illustres et admirés, c’étaient pour moi personnellement, depuis quarante ans, les amis les plus fraternels et les plus intimement chers. N’attendez donc pas de moi, Messieurs, un discours de cérémonie; les frères Tharaud, d’abord, étaient les hommes les moins cérémonieux du monde. Permettez-moi seulement d’évoquer leur double image devant vous telle que je l’ai toujours eue de leur vivant devant mes yeux, et telle qu’elle subsiste profondément gravée dans mon esprit et dans mon cœur, depuis que l’un et l’autre ne sont plus. Mais tout de suite, laissez-moi aussi suggérer d’associer à leur souvenir, dans vos pensées, la mémoire de leur frère aîné Louis Tharaud, qui vous appartient comme eux à un double titre. Il avait été comme eux, dans sa jeunesse, d’Angoulême. Lui aussi, ayant éprouvé le même goût du départ, de la découverte et de l’aventure, il a passé la plus grande partie de sa vie en Indochine, administrateur des services civils, résident de France à Vinh-Yen et à Bac-Giang, décoré pour fait de guerre, et il est mort à Hanoi en 1931. Son fils Georges, que Jérôme et Jean aimaient comme le leur, devait glorieusement tomber en Alsace, au cours des combats de la délivrance, le 23 novembre 1944. Vous trouverez juste, Messieurs, que soient réunis dans la commémoration d’aujourd’hui tous ces Tharaud, et l’aïeul soldat de Crimée, et les oncles maternels de nos écrivains, tous deux morts en campagne à Madagascar et à Réjawik — en qui battait le même cœur, le même sang, au service de la même cause française.

Les Tharaud, vous le savez, ne sont pas d’ici; mais du Limousin proche, et de ce petit village de la Haute-Vienne, Saint-Junien, qui les a vus naître. Leur grand-père maternel, M. Boursac, avait été nommé par son ancien camarade Duruy proviseur du lycée d’Angoulême et c’est ainsi que Mme Henri Tharaud, devenue veuve, vint s’installer près de son père à Angoulême. Si bien que Jérôme et Jean, qui selon leur état civil se prénommaient Ernest et Charles, vécurent leur enfance et leur jeunesse en votre ville, rue de Beaulieu d’abord et rue du Secours ensuite, où on a placé une plaque sur la maison que Mme Tharaud mère a continué d’habiter, non loin de ce boulevard des Remparts qui d’aujourd’hui portera leur nom. Angoulême les a marqués, des premiers travaux du collège où je ne puis omettre d’évoquer la mémoire du plus ancien de leurs amis, le poète François Porché — aux rêveries sur votre esplanade, d’où la vue est si belle, et qu’ils ont affectueusement décrite à la première page de leur Tragédie de Ravaillac, un des plus parfaits de leurs livres. À je ne sais quelle palpitation, quelle couleur de chose vue, on devine bien d’où la perfection de ce morceau leur est venue : ils n’ont eu dans leurs souvenirs qu’à choisir le rythme et les traits de ce grand paysage devant lequel avait songé leur adolescence.

Vous entendez, Messieurs : j’ai dit leurs livres, leurs souvenirs, leur adolescence. C’est qu’il faut étrangement mettre toutes choses au pluriel quand on parle d’eux, et cependant ils ne faisaient qu’un, ils n’étaient qu’un. Cela dès l’enfance commune, dès le collège à quelques classes d’intervalle près ; cela quand il leur advint d’être séparés, comme lorsque, pourvu d’une bourse, Ernest, qui n’était pas Jérôme encore, vint à Paris préparer son accession à l’École Normale dans cette fameuse école Sainte-Barbe, où la pensée de Charles, le cadet, rejoignait si passionnément la pensée, les travaux excitants, les amitiés et les enthousiasmes de son frère aîné, déjà entré dans l’obédience de Péguy. Durant cette séparation, les deux frères n’arrêtèrent pas de s’écrire. Ils avaient créé une petite gazette intitulée Les deux pigeons, dont ils étaient les seuls rédacteurs, et sans doute aussi les seuls lecteurs. Un roman avait été ébauché qui devait s’appeler la Basquaise; il n’en est rien demeuré, le souvenir même du sujet avait fui leur mémoire. Il ne restait que le premier enthousiasme pour ce premier roman rêvé à deux. Mais l’exil ne devait pas durer. Un jour, Charles viendrait retrouver en chair et en os Ernest, à Paris. Ernest et Charles y sont d’ailleurs bien vite devenus Jérôme et Jean ; c’est Péguy qui eut l’idée de les rebaptiser ainsi, du nom de cet évangéliste et de ce Père de l’Église ami de l’écriture. Il faudrait un jour à Péguy des évangélistes et des scribes fervents pour écrire l’Évangile de la Cité future qu’il rêvait, et dont ses amis faisaient naturellement déjà partie dans son esprit, longtemps avant qu’elle existât. Ce qui existait déjà cependant, c’était cette extraordinaire fraternité, littérai­rement manifestée peu de temps après leur réunion à Paris, dans la publication d’un premier livre, le Coltineur débile, où pour la première fois aussi était imprimé le nouveau nom des deux enfants de Saint-Junien et d’Angoulême promis à la gloire : Jérôme et Jean Tharaud.

Dès lors ils ne devaient plus être séparés, même quand l’un voyageait sans l’autre, car ils se rassemblaient toujours devant le carnet de notes rapporté; même quand l’un entra à l’Académie, où ses confrères voulurent que l’autre entrât aussi, pour que leur double nom fût en quelque sorte suivi de la même raison sociale. Ils n’ont été séparés qu’un temps bien court, et par la mort, qui prit Charles au commencement d’avril 1952, et Jérôme le 18 janvier 1953. Ils n’ont pas mis à se rejoindre dans la mort beaucoup plus de temps qu’il ne leur en avait fallu dans leur vie pour se réunir devant leur table, dès le retour d’un voyage entrepris par l’un des deux frères. Dans la paix et dans l’éternité où ils se tiennent par la main, ils restent un, comme ils ne sont qu’un dans votre pensée fidèle; comme aux jours de la vie nous les appelions les Tharaud — et même souvent, tout court et au singulier : Tharaud.

Je m’excuse, Messieurs : mais comment éviter une redite, comment ne pas répéter ce qui n’a jamais cessé d’intriguer leurs admirateurs, ce que j’ai essayé dix fois d’élucider ? Comment les Tharaud travaillaient ? Comment à deux ils avaient réussi la perfection unique de cette œuvre elle aussi unique, pensée et travaillée par deux, qui ne semblait avoir été faite que par un ? Je crois que le problème est simple ; je crois même qu’il n’y a pas de problème, qu’il n’y a jamais eu de problème. Jérôme et Jean, Ernest et Charles pensaient, sentaient, jugeaient, croyaient, voyaient, aimaient de même. Une idée rapportée une chose vue notée par l’un, l’autre aussitôt mis au courant faisait sienne l’idée, la chose vue ; et tous deux couvaient ensemble l’embryon. On pouvait croire que l’un voyageait et que l’autre restait au logis pour écrire ce que son frère était allé voir, était en train de voir. Ce n’était pas cela. Et non plus, réunis dans le même bureau, devant la petite table sur laquelle ils avaient appris à écrire et ensuite faisaient leurs devoirs d’écoliers, surchargée maintenant de feuillets épinglés, il ne faut pas imaginer l’un des Tharaud allant, venant, parlant, racontant des histoires, et l’autre, faisant le greffier, écrivant. Car je les ai souvent vus, surpris même dans leur cabinet de Versailles, du Minihic-sur-Rance ou de Varengeville : et tantôt c’était Jean que je trouvais debout, marchant dans la chambre et dictant à Jérôme la plume à la main sur le papier ; et tantôt c’était le contraire, Jean écrivant, et Jérôme faisant les cent pas ou dictant de son canapé. Leurs manuscrits attestent cette double graphie où leurs deux mains se reconnaissent, entre les deux écritures couchée ou cambrée. Il m’est une fois arrivé, je m’en souviens très exactement, de ne trouver qu’un des Tharaud dans son cabinet de travail des Auffenais, au bord de la Rance, la fenêtre ouverte au milieu des fleurs du jardin; les feuillets frais noircis jonchaient abondamment la table et le sol autour d’elle. L’autre Tharaud faisait un voyage en bateau à voile pendant ce temps-là, du côté de Tréguier, où il avait voulu aller voir la maison de Renan. Et celui qui était demeuré seul, loin de se promener comme son frère, abattait chaque matin cinq ou six pages d’un beau manuscrit où tout se suivait. J’entends encore la cadence, l’inflexion et jusqu’à la ponctuation du texte à l’encre à peine sèche dont ce seul Tharaud me donnait alors la primeur en le relisant devant moi. Comme je m’étonnais de cette écriture à voie unique cette fois, et demandais à l’écrivain comment il se pouvait qu’il travaillât seul, il me répondit : « Mon frère sait exactement ce que je fais. Nous avons préparé ensemble tout cela. Je n’ai plus qu’à l’écrire comme il l’écrirait, à ma place. Quand Jérôme (ou Jean) reviendra, il commencera par trouver que c’est bien ainsi. Puis le lendemain, ce ne sera plus ça : nous mettrons tout en l’air, et après avoir bien discuté, bien coupé, épinglé, récrit, collé, recopié... nous nous retrouverons à peu de chose près d’accord sur le premier texte que voici, où je n’écris rien que Jean (ou Jérôme) n’ait décidé de dire avec moi... » Depuis l’admirable Dingley, il en a été ainsi de toute leur œuvre. Dans leur dernier livre seulement, la Double Confidence, où ils ont essayé eux aussi d’expliquer comment ils travaillaient, pour la première fois peut s’apercevoir un chapitre écrit par l’autre tout seul à son tour. Il n’y a pas de différence. Sur la suggestion de Thibaudet, Jérôme et Jean avaient même dû finir par admettre assez plaisamment l’existence d’un troisième Tharaud, auquel ils avaient délégué d’un commun accord leur pensée, leur style, leur personnalité, pour qu’il fût ce Tharaud qui fondait en lui, pour n’en faire qu’une, ces deux pensées et ces deux voix, et qui pour l’un et l’autre disait je.

C’est ainsi que pensant tous deux les mêmes choses, ils étaient profondément convaincus qu’il n’y avait qu’une façon de les exprimer. Ils pouvaient différer sur leurs dissemblances, ils étaient bien d’accord au moins sur la perfection technique à trouver, tant pour la rigueur et la précision de la pensée que pour la netteté du trait, la franchise du coloris et la rapidité du discours ; et toute leur unité est là, qui fait de chacun de leurs livres un beau morceau d’un seul tenant, emporté de son poids et de son mouvement à sa fin, entraînant, entraîné par l’alacrité du récit et la présence du conteur... Oh ! sans doute, il n’y a pas deux êtres qui se ressemblent, si le fond humain reste commun; et je faisais pour moi très bien la différence des deux frères : l’un, l’ancien normalien, pensif, esprit critique, philosophe, maître de soi, emballé aussi, homme ami de son aventure, trouveur réfléchi de thèmes et d’idées, toujours prêt à prendre le train, le navire, l’auto ou l’avion, pour aller voir, ailleurs, ce qui se passe, ce qui requérait sa curiosité infatigable de tous les possibles du monde : le problème juif, la guerre aux Balkans, en Espagne ou en Ethiopie, Lyautey fondant le Maroc moderne, la révolution à Budapest, la première liaison aérienne Paris-Saigon, et de Bou Saada à Salé ou à Marrakech, les Mille et un jours de l’Islam. Une dépêche de journal, un appel : et voilà Jérôme parti, avec son béret, sa pipe, son bâton, embarrassé d’aucun bagage, sachant bien qu’on trouve partout l’indispensable et, plaisir du retour, la valise neuve ; — autant que romancier, chroniqueur, reporter né et coureur du monde, mais à l’encontre de beaucoup, avec une philosophie et du style... Commandé par quoi, dans ses fuites ? J’ai dit ses atavismes voyageurs. Quelqu’un, au plus près de ses souvenirs, me signale l’autre ressort de ces brusques départs, et je ne fais ici que citer le plus cher témoin de sa vie : « Jérôme était entraîné par quelque chose de profond qu’il ne cherchait pas à analyser et que peut-être il ne voulait pas connaître. Sa volonté n’avait rien à voir dans ces errances. Rien là n’était réfléchi et organisé froidement. Chez lui la moindre étincelle allumait une flamme, un feu qui ne pouvait s’éteindre que dans le vent de la fuite. S’éteindre ? Non ; s’apaiser seulement pour un temps. Le retour de Jérôme m’a toujours fait l’effet d’un soupir de contentement. Sa façon de s’asseoir alors semblait dire : enfin ! Il regardait autour de lui, tendant sa main à l’un, son autre main à l’autre. Nous étions les anneaux solides qu’on voit encore dans les vieilles demeures scellés dans les murs pour attacher les chevaux. Les anneaux solides étaient là. Il lâchait les mains, frottait les siennes l’une contre l’autre, mêlant les chaleurs rassurantes... »

L’autre, Charles — eh bien, lui aussi a beaucoup voyagé ; mais à côté de son frère grand marcheur et grand promeneur — Charles, avec l’air plus en dehors, était le sédentaire, ami des maisons stables et des jardins aux plantations lentes, analyste et metteur au point, amateur du petit détail et de l’approfondissement sur soi, et attachant peut-être à la vie plus d’importance qu’aux idées. Si intelligents tous les deux qu’ils étaient l’un à l’autre bons critiques : cette chose rare vraiment, croyez-moi : des critiques fraternels et affectueux, tout de suite rendus aux objections de l’autre en vue de la perfection à obtenir...

Messieurs, j’aurais quelque tendance à m’étendre sur un sujet qui me tient tant à cœur, l’amitié de toute une vie y est engagée. Mais je ne puis prétendre à vous retracer des frères Tharaud une image complète et en pied; et pas davantage à préciser devant vous, comme un catalogue, quelle fut leur œuvre. Nos amis Paul Vialar et André Billy vous en ont parlé. Je veux seulement dire encore quelle fut la grande chance des Tharaud. Que d’autres à présent courent le monde pour y aller chercher du nouveau, ce n’est pas le nouveau qui manque dans cet univers monstrueux où chaque jour nos raisons de vivre sont discutées et mises en cause. Mais les futurs auteurs de la Fête arabe, de l’Ombre de la Croix, du Chemin de Damas et des Bourgeois de Fès ont eu ce bonheur de rencontrer dans les Balkans, au Maroc, en Syrie, au bord du désert, des sujets encore tout neufs et des paysages inédits. Cette peinture de l’actuel et de l’immédiat et du plus excitant pour les esprits par tous les problèmes agités, dans les plus vieux décors du monde, cela fit une grande nouveauté vers 1910, dès l’éclatante révélation, par le prix Goncourt, de Dingley; et cette nouveauté s’est maintenue longtemps, grâce aux prestiges d’une forme impeccable, sans surcharge et d’un accent vrai, dans cette prose fluide comme la musique. N’ont-ils vu partout que des paysages et des civilisations menacées et en train de se transformer, nos voyageurs ? Non, ce furent aussi, comme disait leur maître Barrès, des amateurs d’âmes : et sur Barrès, sur Déroulède, sur Péguy, sur Lyautey, nous leur devons d’incomparables témoignages. Ils parlaient bien de ce qu’ils aimaient.

Messieurs, il me faut achever cette insuffisante évocation de nos confrères, mes amis. Mais pas sans avoir suscité une dernière et pour moi une suprême image. Il y a un an, presque jour pour jour, appelé à Dieppe où Jérôme Tharaud frappé d’une attaque venait d’être transporté dans une clinique, je l’ai vu, à demi foudroyé, privé de parole, lucide cependant et reconnaissant les visages de ceux qui se penchaient vers lui. Je n’oublierai pas sa main valide ramant l’air autour de lui, ni son regard d’angoisse, ni sa plainte. Il devait survivre encore quelques mois, il se releva même et put revoir Varengeville, et se promener par les journées ensoleillées dans le charmant jardin qu’il aimait. Mais ce jour-là, j’ai dit adieu à notre ami, qui mourait de la mort de son frère. Et j’ai pu me faire entendre de lui, pour lui dire que le lendemain 2 novembre, à Charmes, c’est moi qui lirais devant le monument élevé, à la mémoire de Barrès, le très beau, le très émouvant discours qu’il avait écrit exprès et qu’il devait lui-même prononcer, si le mal ne l’avait frappé. Au nom prononcé de Barrès, j’ai vu passer une lueur dans le regard de notre ami, j’ai senti sur mon bras se crisper sa main. Et quelqu’un, ce même jour, m’a dit que les derniers mots qu’ait murmurés Jérôme Tharaud avant d’être atteint d’aphasie, avaient été : « Je suis perdu » — et un instant après, pensant à l’hommage qu’il était empêché de lui rendre le lendemain à Charmes : « Barrès... mon vieil ami... »

Messieurs, je pense qu’il y avait lieu de vous rapporter, en ce jour de fidélité, cette parole de fidélité — et d’associer ainsi le grand souvenir de Maurice Barrès à celui des deux écrivains, ses fidèles, qui n’ont jamais cessé, ayant travaillé tous deux avec lui, de l’aimer et de l’admirer.

Émile HENRIOT,
de l’Académie française.