Réponse au discours de M. Van Houtte

Le 9 mai 1952

Maurice GARÇON

DISCOURS

DE

M. MAURICE GARÇON
Directeur de l’Académie française

EN RÉPONSE AU DISCOURS DE M. VAN HOUTTE

à l’issue du dîner offert par M. le Premier Ministre et Madame Van Houtte

Le 9 mai 1952

 

Madame,
Monsieur le Premier Ministre,
Messieurs,

Je croirais manquer au plus impérieux des devoirs, si je ne rappelais d’abord que nous devons à une initiative ancienne du Roi Albert de nous rencontrer aujourd’hui. Ce grand prince n’a pas seulement voulu maintenir l’intégrité territoriale de sa patrie, il a désiré encore que s’établissent des échanges ‘comme ceux qui sont aujourd’hui la cause de notre réunion.

Jusqu’à lui, vous aviez vécu à l’abri d’une neutralité qu’on imaginait devoir durer toujours et dont on pensait qu’elle mettait votre pays à l’abri des tumultes qui bouleversa lent l’Europe. Ainsi vous avez connu longtemps une fausse quiétude qui laissait un peu confuse la notion véritable de nationalité. Avant que le mot fut inventé, vous étiez Européens. Mais lorsque, guidé par le seul sentiment de l’honneur, le souverain, qu’on a pu justement appeler le second fondateur de la Belgique, rassembla autour de lui l’unanimité des Belges, ceux-ci adoptèrent à ses côtés une position héroïque et glorieuse et, face au péril, prirent conscience de leur véritable union nationale.

Lorsque après la victoire, si durement acquise, le Roi remit l’épée au fourreau, il voulut faire comprendre que le succès matériel n’est pas tout et qu’il faut y joindre la suprématie de l’esprit. Dès 1920 il fonda l’Académie Royale de langue et de littérature françaises et lui confia le soin de préserver le patrimoine intellectuel sans lequel il n’est pas de peuple véritablement grand.

Il avait été secondé dans sa tâche par la Reine, qui l’avait accompagné dans les dangers et qui, elle-même si profondément artiste, était par avance acquise à la protection de tout ce qui touche l’esprit. Elle n’a jamais cessé, même après la tragique disparition du Roi, de continuer son œuvre, entretenant un commerce spirituel ininterrompu avec les écrivains, les artistes, soit en fondant des prix pour les musiciens, soit en présidant l’association des amis de Romain Rolland et de Verhaeren, soit en venant à Paris pour assister aux premières représentations des pièces de nos grands auteurs.

Dès que l’Académie Royale de langue et de littérature françaises fut créée, il s’établit un échange spirituel avec l’Académie française. Le Roi tint à montrer lui-même combien il attachait de prix à l’humanisme en acceptant de siéger à l’Institut de France parmi les membres de l’Académie des Sciences morales et politiques, et il voulut marquer son souci de prendre part au mouvement littéraire et philosophique en venant présider en personne, en 1933, à Paris, le banquet de la Revue des Deux Mondes où il trouva réunie une partie de l’élite de la pensée française. Ce jour-là, il affirma en rappelant que le verbe qui nous est commun, « jailli d’une inépuisable inspiration a eu toutes les audaces en réalisant chaque fois tous les équilibres » et que « sa sûreté, sa limpidité, sa précision qui font l’admiration universelle sont un des ferments puissants qui lèvent l’esprit du monde ».

Ainsi, invitée aujourd’hui à participer aux travaux d’une séance de l’Académie Royale de langue et de littérature françaises, l’Académie française ne peut s’empêcher de rappeler d’abord que c’est au Roi Albert qu’elle doit en partie l’honneur qui lui est fait.

Permettez-nous d’ajouter que nous avons observé avec émotion que l’attachement du Roi Albert à notre culture commune s’est perpétué avec une continuité qui montre la force des traditions de la famille royale. Ce matin nous avons été accueillis par votre souverain avec tant de gracieuseté que je manquerais au plus agréable des devoirs, si je ne priais M. le Grand Maréchal de transmettre à Sa Majesté le Roi l’expression des remerciements de l’Académie française.

Au demeurant, tant de liens nous unissent que nous n’avons pas éprouvé, en venant à Bruxelles, ce dépaysement qui procure toujours une gêne chez celui qui se trouve en pays étranger. Nous avons, deux fois en moins de quarante ans, connu également les grandes misères de la guerre et nous en avons ensemble supporté presque tout le poids. Devant le péril qui sous menaçait et devant le destin qui parut un instant nous accabler, nous avons lutté avec une fraternité d’autant plus complète que nous combattions pour le même idéal : celui de la sauvegarde de notre liberté. En dehors des autres raisons que nous avons de nous entendre et de nous estimer, il faut, en effet, mettre d’abord le souci que nous avons d’être des hommes libres.

Vous avez bien montré votre attachement pour la liberté de penser lorsque le hasard des convulsions politiques, auxquelles aucun peuple n’échappe, a obligé quelques-uns des nôtres à fuir pour un moment leur patrie. C’est votre terre qui a d’abord accueilli les proscrits.

En 1814 vous avez reçu à Gand, les Bourbons en déroute et, sans distinction d’opinion, avec une belle tolérance, quand la Restauration rendit impossible en France le séjour des grands conventionnels, c’est à Bruxelles que quelques mois plus tard se réfugièrent Cambacérès, Merlin de Thionville, Buchez, et le peintre David. Plus tard vous avez reçu Baudelaire que ses vers avaient rendu suspect. Victor Hugo fuyant le second Empire s’établit sur la Grand Place. Vers le même temps vinrent Challemel-Lacour, Proudhon et Thoré-Burger. Paul Deschanel, qui fut président de notre République, naquit à Schaerbeek au temps où son père, Émile Deschanel, avait dû y émigrer pour fuir les persécutions. Plus tard encore vous avez reçu Rochefort et Jules Vallès et combien d’autres...

Cette continuité de libéralisme, qui a quelquefois pu nous servir d’exemple, a créé entre nous des nœuds serrés. La vérité est que, si des frontières nationales nous séparent, elles se réduisent à un cordon douanier qui établit des taxes sur des objets matériels, mais qui ne peut atteindre nos échanges spirituels et affectifs.

Nous sommes heureux de nous trouver aujourd’hui parmi vous. Nous avons peine à croire que nous sommes en pays étranger.

Trop de préoccupations communes nous habitent. Elles ont créé entre nous des liens qui sont si forts et si anciens qu’ils nous paraissent indissolubles. Les uns et les autres nous voulons cultiver le génie de nos deux peuples déjà étroitement unis par le cœur.

Soyez remerciés, et vous particulièrement, Madame et Monsieur le Premier Ministre qui nous avez témoigné tant d’amitié aujourd’hui, soyez remerciés de nous avoir reçus si fraternellement et d’avoir voulu, en accueillant l’Académie française, montrer le prix que vous attachez à la défense d’une langue et d’un esprit pour lequel nous avons, vous et nous, un égal attachement.