Deuxième centenaire de l'Académie Stanislas, à Nancy

Le 3 juin 1950

Louis MADELIN

Deuxième centenaire de l’Académie de Stanislas

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. LOUIS MADELIN

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Monsieur le ministre,
Mes chers confrères,
Mesdames,
Messieurs,

L’Académie française se serait fait un devoir, si elle ne s’en faisait un plaisir, de participer à la célébration du deuxième centenaire de l’Académie de Stanislas.

C’est que, de toutes les Académies qui sont l’ornement et l’honneur de nos capitales régionales, il n’en est, je crois, aucune qui, pendant deux siècles, ait été unie à notre Compagnie par de plus nombreux liens. Près de trente écrivains, penseurs et savants ont, durant ces deux cents ans, fait partie, tout à la fois, de nos deux académies — soit que, nés en Lorraine, ils fussent, quand ils ont été reçus parmi les Quarante, admis déjà, depuis plus ou moins longtemps, dans vos rangs soit que, tout au contraire, vous les y ayez appelés lorsque, déjà, ils siégeaient dans les nôtres.

La tradition remonte à votre berceau, puisqu’un des premiers membres de votre Compagnie appartenait, depuis trente ans, à l’Académie française, — et à quel titre éclatant, alors qu’il s’appelait Charles de Secondat, président de Montesquieu ! Notez que l’illustre écrivain — cependant auréolé de gloire — n’agréa pas comme un simple honneur le titre que le roi Stanislas lui avait fait décerner par vos lointains prédécesseurs, mais se crut tenu d’écrire, spécialement pour vous, ce conte philosophique de Lysimaque qui fut une des dernières œuvres du grand homme, alors au déclin de ses jours.

J’ai toujours été surpris que ce roi Stanislas, si plein du désir de conférer, dès l’abord, à votre Académie un exceptionnel prestige, n’ait pas amené Voltaire à y occuper un siège ; car, bien plus que Montesquieu, l’ami de Mme du Chatelet était un familier de notre Lorraine, où, de la Cour de Lunéville à l’abbaye de Senones, de Cirey à Commercy, il avait promené ce « sourire » que « la divine Emilie » — ainsi qu’il appelait la dame de ses pensées — ne trouvait pas, elle, du tout « hideux ». Peut-être, après tout, Voltaire se souciait-il peu de laisser se créer une occasion de plus de rencontrer un de vos prédécesseurs, Saint-Lambert, depuis que, dans une chambre du château de Commercy, il avait surpris cet entreprenant soldat entre les bras d’Emilie, que, pour une heure, il cessa de trouver « divine » — incident déplorable qui, un court instant, avait mis en déroute la philosophie de ce philosophe ; mais voici que, étrange fatalité, ce funeste Saint-Lambert rejoignait, en 1770, Voltaire dans notre Académie française, réveillant en lui le plus douloureux souvenir. Sans doute le philosophe, devenu un demi dieu, se sentait-il alors autorisé à planer au-dessus des humaines rancunes, et peut-être même vota-t-il pour l’audacieux galant de Commercy.

Que le charmant poète, Stanislas, chevalier de Boufflers devait être, en 1788, élu à l’Académie française, eût été, dès sa jeunesse, agrégé à la vôtre, rien ne peut mieux se comprendre : il était, depuis son berceau, le favori des Grâces et, de surcroît, né et élevé, comme vous le savez, au château de Lunéville, il avait, en quelque sorte, de droit, sa place dans une Académie fondée par le Roi son parrain. Quand, bien plus tard, il fut reçu à l’Académie française, ce quinquagénaire y apparut presque aussi jeune que lorsque, à 30 ans, il avait été appelé dans la vôtre. Il possédait, disait-on, chez lui la fontaine de Jouvence, si bien que, presque octogénaire, ce gentilhomme lorrain présentait encore le charme juvénile qui, ayant résisté à beaucoup d’épreuves, avait ébloui trois générations.

Au cours du dernier siècle, la tradition fut rarement interrompue, qui, de Buffon au comte d’Haussonville, de Fontenelle à François Guizot, de François de Neufchâteau au duc Albert de Broglie, de Villemain au glorieux maréchal Foch, faisait asseoir, concurremment, dans nos deux réunions tant d’hommes de la pensée. Mais cette tradition n’a jamais paru plus forte qu’à l’époque plus récente, où, après Alfred Mézières, un Henri Poincaré, un Émile Gebhart, un André Theuriet, un Maurice Barrès, un abbé, plus lard cardinal Mathieu, un maréchal Lyautey, un Louis Bertrand, tous membres de notre Compagnie, se faisaient honneur d’appartenir à la vôtre.

Dans un petit volume que, il y a longtemps, j’avais éprouvé un si grand plaisir à écrire, sur ma Lorraine natale, je m’enorgueillissais, peut-être un peu trop haut, au nom de celle-ci, d’un fait sans précédent dans les annales de l’Académie française, à savoir que des Lorrains, en cette année 1905, occupassent six des quarante « fauteuils ». En fait, aucune de nos provinces n’avait connu et ne devait connaître un tel privilège, Chose plus rare encore, certains de ces illustres Lorrains, Gebhart, Mézières, Theuriet, Barrès et le Cardinal Mathieu ayant disparu, l’élection de cinq autres Lorrains allait, dans l’espace de quinze ans, sans cesse maintenir sous la Coupole une pléiade lorraine. Cela n’allait pas sans soulever chez certains une jalousie d’ailleurs fort noble. Mon cher et illustre maître Albert Sorel qui, Normand pur sang, était, lui aussi, féru des prestiges de sa magnifique province, m’avoua, en souriant, qu’il se sentait mordu de cette jalousie ; à la vérité conclut-il : « Oui, oui, vous êtes bien fier de vos six Lorrains ! Mais enfin, du temps de Corneille et de Racan, nous avons été cinq ! » et j’admirais ce « nous » qui affirmait, à travers les siècles, la solidarité des générations dans un bel orgueil provincial.

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Que tant de Lorrains, poètes, historiens, romanciers, savants, aient, un quart de siècle, représenté dans nos rangs — sans parler de ceux des quatre autres classes de notre Institut — leur terre natale, le fait n’est pas fortuit.

Notre Lorraine, elle passe pour être de sens surtout pratique et d’âme peu expansive. Et cela est vrai. Le voyageur qui, de Paris, par Lyon, gagne la Côte-d’Azur, n’est pas plus tôt entré en Provence, qu’il entend, en quelque sorte, chanter le ciel, la terre et les hommes. Celui qui, de Paris, gagne la Lorraine, trouve, au seuil même de notre province, une ville, Bar-le-Duc, dont les armes parlantes s’ornent de la devise : Plus penser que dire — et cette devise pourrait être celle de la province toute entière. Mais à « penser » longtemps sans « dire », on accumule des trésors qui, si d’aventure ils se décèlent, frappent par leur éclat.

Sous un ciel souvent voilé et, certains jours, très bas, notre terre est, elle-même, grave et parfois sévère. Le terroir, originairement ingrat, n’est devenu si étonnamment fécond que grâce au labeur de cent générations ; il ne donne que ce qu’on lui arrache. Depuis quinze cents ans, la vie de la Lorraine est une lutte constante : on a lutté pour faire de la terre, puis on a lutté pour la défendre ; le terrien, ayant, au prix de ses sueurs, créé la glèbe lorraine, a été sans cesse, par la suite, obligé, au prix cette fois de son sang, de se faire soldat pour la disputer. De telles circonstances font des hommes d’action plus que des hommes d’études. D’où cette légion de travailleurs actifs et persévérants qui, des champs aux métiers, ont accompli des merveilles, et cette autre légion de guerriers illustres qui, à la défense de leur terre, puis, dans les derniers siècles, au service de la France, ont dépensé une si éclatante vertu.

Prenons garde déjà que le travail lorrain — s’il s’agit du verre, de la faïence, de la dentelle et même du fer — s’inspire d’un goût pour l’art qui l’arrache à toute bassesse. Ayant bien voulu lire les pages où, il y a près d’un demi-siècle, je développais et justifiais cette thèse, le grand Frédéric Mistral m’écrivit : « Dans notre Provence, on attelle les bœufs sous deux formes de joug : l’un est droit et plat et l’autre en façon de lyre. Je me suis longtemps demandé pourquoi on appelait cette lyre le jougo lorrainau. En vous lisant, je me suis expliqué le mot. Il est symbolique de ce que vous écrivez du travail lorrain d’où la poésie n’est jamais absente. » Prenons garde encore, Messieurs, que la valeur guerrière, d’un Fabert à un Drouot, d’un Bassompierre à un Duroc, d’un Lasalle à un Mangin, d’un Ney à un Lyautey, a rempli notre ciel de visions épiques, bien propres à surexciter les cerveaux comme les cœurs.

Mais il y a mieux à dire : sous ce sol lorrain, de l’Argonne aux Vosges, dort, sans doute, une grande nappe de poésie qui, la plupart du temps, reste cachée, mais, parfois, jaillit en une source vive et abondante ; ainsi s’est sans cesse révélée la richesse d’un esprit que jamais n’a opprimé le travail matériel. Dans toutes les parties de la province, de telles révélations se sont faites et répétées. Il est même des cantons singulièrement privilégiés :dans la plaine des Vosges, un petit coin — long, et large de six lieues — suffirait à édifier ; on y trouve Chamagne où Claude Gelée s’est, au cours de ses flâneries dans la forêt voisine, appliqué à demander leur secret aux ciels et aux arbres, Charmes où est né ce grand poète en prose qu’a été Maurice Barrès, Xaronval d’où est, pour la Pologne, parti le père de Frédéric Chopin, Baudricourt d’où est, pour la grande épopée, parti le père de Victor Hugo, Domrémy où Jeanne fut préparée à entendre les voix du Ciel par celles qui s’élevaient de sa terre martyrisée, le tout dominé par cette montagnette de Sion-Vaudemont, la Colline Inspirée.

Inspiré, tout ce pays l’est dans les profondeurs de son être ; l’esprit n’a cessé d’y souffler, animant artistes, savants, poètes et penseurs de la plus rare qualité !

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Que l’idée de grouper en une Académie des lorrains que rapprochait le culte des Lettres, des Arts et des Sciences, soit venue au roi Stanislas, rien n’était plus naturel. Cet ancien palatin des rives de la Vistule avait eu ses heures d’épopée ; déchu de sa couronne, il en avait, après bien des adversités, retrouvé — miraculeusement — une autre. Il était vieux, physiquement alourdi, offrant généralement l’apparence d’un opulent bourgeois retiré des affaires :

Stanislas, ex-roi polonais,

Fume sa pipe en Austrasie,

écrivait l’éternel railleur qu’était Voltaire. Mais, « fumant sa pipe », il songeait à donner sans cesse plus de lustre à cette « Austrasie » qui lui était tombée du ciel. Il avait vu Paris, Versailles où sa fille était reine ; il rêvait de donner à la Lorraine des villes élégamment ordonnées, de belles constructions, des places magnifiques, mais, tandis qu’il confiait à Héré l’édification de ces « bâtiments du roi de Pologne auxquels concouraient tant d’artistes délicats, il pensait aussi réunir les beaux esprits, comme l’avait fait, un siècle et demi auparavant, le grand Cardinal de Richelieu à Paris. Votre Académie est née de ce rêve et lui a, deux cents ans, survécu.

L’Académie française a fêté, en 1935, son troisième centenaire, entourée des hommages de cent corps savants. Appelé, ce jour-là, par mes confrères à lire, à haute voix, la liste de ces compagnies et à faire, en quelque sorte, l’appel de leurs messages, j’éprouvai, je l’avoue, un spécial plaisir à proclamer, entre autres présences, celle de votre délégué, car c’est aujourd’hui, Messieurs, une visite que je viens vous rendre.

Mais je dois ajouter que, devant la longue liste des Sociétés savantes que l’on m’avait mise entre les mains, je songeais plus généralement à tout ce que cette liste évoquait de travaux et de talents. Il n’est pas une ville française un peu notable qui ne possède sa société savante, et nulle part, les réunions ne se passent en vaines palabres. Les études qui s’élaborent dans toutes les provinces fondent la science aussi bien que celles dont les classes de l’Institut sont autant de foyers.

Obligé, il y a dix ans, de vivre loin de Paris, j’ai, trois années, revécu la vie provinciale ; ainsi ai-je été amené à assister aux séances de l’Académie de Clermont-Ferrand qui avait bien voulu me faire entrer dans ses rangs, et j’ai pu constater, une fois de plus, quel travail solide et fécond se prépare dans cette réunion de lettrés et d’érudits de la forte Auvergne. Il en est ainsi de toutes les Sociétés savantes. Les volumes qui, chaque année, parviennent des provinces à l’Institut prouvent assez quelles richesses intellectuelles possède notre nation en toutes ses parties. Mais le travail de chacun se fortifie du commerce que crée la réunion de ces Français rapprochés par zèle pour la recherche et par le goût du beau parler.

Vous êtes, Messieurs les membres de l’Académie de Stanislas, au premier rang de ceux qui, ainsi, fortifient et enrichissent le patrimoine intellectuel de notre pays. Je suis heureux de vous apporter les félicitations de l’Académie française pour le centenaire qui se ferme, et ses vœux bien cordiaux peur celui qui s’ouvre. Peut-être ai-je trop trahi l’émotion personnelle que j’apportais à remplir ma mission : cette émotion est celle d’un Lorrain qui ne s’est jamais tenu pour déraciné et qui conçoit une grande fierté à incarner aujourd’hui l’amitié qui lie nos deux Compagnies, si confraternellement unies à travers les années —, et même les siècles.