Inauguration d'une plaque commémorative apposée sur la maison de Paul Valéry, à Paris

Le 18 juin 1955

Henri MONDOR

INAUGURATION D’UNE PLAQUE COMMÉMORATIVE
APPOSÉE SUR LA MAISON DE PAUL VALÉRY

Paris, le 18 juin 1955

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. HENRI MONDOR

au nom de l’Académie française

 

 

Madame, Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,

Devant les plus beaux sujets, l’inquiétude inspire d’abord une facile vertu d’effacement ; même si le héros célébré, mettant d’avance à l’aise, a pris soin d’écrire : « Tout ce qu’on dit de nous est faux, mais pas plus faux que ce que nous en pensons. »

Une invitation irrésistible, celle de Mme Valéry, et la délégation la plus vénérable, celle de l’Académie française, m’ont décidé. Par un surcroît d’appréhension, comment ne pas se remémorer que derrière la façade à laquelle notre tribune se trouve, pour une heure, presque adossée, et, dans la maison, qui a honoré si singulièrement la capitale que Paris la doit aujourd’hui décorer de deux noms, un dithyrambe sans égal fut prononcé à la gloire de Villiers de l’Isle-Adam et de la Poésie ? Je parlerai surtout de cette maison.

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Cela se passait le 27 février 1890, à neuf heures du soir. La maîtresse de maison, « si parisienne par lignée et invention de grâce », était Berthe Morisot, Mme Eugène Manet. À en croire les deux grands poètes qui l’ont, eux aussi, portraiturée, elle avait « une figure de race », un charme intimidant, et, dans ses yeux verts, une telle « force magnétique et ténébreuse » qu’Edouard Manet, frère de son mari, dut s’accorder la liberté de les peindre généralement noirs.

Berthe Morisot recevait, à la fois, ses invités et ceux de Mallarmé trente à quarante personnes ou personnages ; parmi ces derniers, Degas, Renoir, Monet, Henri de Régnier. Trois jeunes filles, quand elles n’entouraient pas leur amie Geneviève, fille de l’orateur, entrecroisaient d’un groupe à l’autre leurs gracieuses prévenances : Julie Manet, fille de Berthe Morisot et, nièces de celle-ci, Paule et Jeannie Gobillard. À deux d’entre elles, avant de gagner sa place de conférencier, l’auteur d’Hérodiade avait dit doucement : « C’est là, sur ce canapé, que j’aimerais vous voir, pas plus loin. »

Quand le silence l’eut invité à commencer, Mallarmé se leva pendant un court moment et prononça, avec gravité, un sobre exorde semblable, désormais, en sa patine, à un salut d’Empyrée : « Un poète au rêve habitué vient ici parler d’un autre qui est mort. »

Il est un peu moins connu que, dans Montpellier, un jeune homme de vingt ans, précocement sollicité, allait se préparer à faire, sur le même Villiers de l’Isle-Adam, sa première conférence. Le texte en est resté plus secret que les transes du débutant. Ces craintes sans doute eussent été augmentées, s’il avait dû lire ou parler, comme Mallarmé, pour un aréopage et chez une grande dame qui, par sa distinction et quelque énigmatique réserve, imposait à ceux qui l’approchaient, même si elle les tenait pour les premiers artistes du temps, un visible embarras. Mais, en quelle autre ville du monde que Paris, pouvoir imaginer une soirée aussi émouvante que celle où un poète, créateur d’un siècle de poésie épurée, lisait une incomparable prose, devant les hommes qui avaient inauguré un siècle de peinture nouvelle ? Cela, chez une amie, fille d’un subtil helléniste, puis élève de Corot, présentée peu après par Fantin-Latour à Manet, et qui, chez son professeur de musique, n’ayant eu d’yeux que pour un dessin d’Ingres, s’était préparée à devenir elle-même peintre de chefs-d’œuvre ?

La belle réunion, qui se tenait dans son atelier, était comme la nôtre aujourd’hui, deux fois commémorative : de Manet, disparu sept ans plus tôt, de Villiers, qui venait de mourir. Des œuvres de Manet, les invités ne voyaient aux murs que tableaux voués à la célébrité :

L’Enfant aux cerises, Le Linge, Le Café Concert, un portrait de Berthe, le Portrait d’Isabelle Lemonnier, plusieurs esquisses de l’enfant de la maison, Julie, et, entourée de tous ses éventails, la sémillante Nina de Galbas. Ce dernier tableau est au Louvre, grâce à la générosité de Mme Ernest Rouart, devant qui vous m’en voudriez de ne pas incliner notre respectueuse gratitude.

C’était, chez Nina, que Mallarmé, très jeune, s’était permis, un jour, la riposte bien connue. À un lecteur, d’exubérance romantique, qui avait cru devoir lui faire l’objection des âmes appliquées à se laisser juger très émotives : « Mais vous ne pleurez jamais dans vos vers, Monsieur Mallarmé ? » — « Ni ne me mouche ! » avait répondu le poète.

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Cette pudeur, je me devais d’en rappeler l’amusant sursaut, car le jeune poète de Montpellier disait déjà : « Comment peut-on ne pas se cacher pour sentir ? »

Paul Valéry composait des poèmes depuis l’âge de quatorze ans et, avant sa dix-huitième année, n’avait plus, selon ses mots, que fort peu d’estime pour les larmoiements de Lamartine et de Musset. La jeunesse la moins irrésolue commence, il est vrai, assez souvent, par les dénis et les défis. Le délicat n’avouait-il pas encore avoir trouvé, dans Baudelaire, un mélange déconcertant de magie, de facilité et, avec une pleine maîtrise harmonique, de regrettables alexandrins ? « Cette impression », a-t-il ajouté, « était comme expressément faite pour créer en moi le besoin ou plutôt la nécessité de Mallarmé. » Aussi ne put-il guère attendre pour adresser, à ce dernier, sa première lettre, une déclaration. L’Après-Midi d’un Faune était seule en France à réaliser son idéal esthétique et la perfection qu’elle avait exigée annonçait, croyait-il, la disparition des « faux poètes exaspérés » que « leur médiocrité anéantirait en quelque sorte mécaniquement ». Cette prophétie, concernant la fin des poètes du trémolo, était, semble-t-il, trop optimiste. Non sans jouer audacieusement ou pieusement sur un mot, le néophyte la faisait suivre d’un bien touchant appel : « L’on croit à son Art comme à un éternel Crucifié, on l’exalte, on le renie et, dans les heures pâles et sanglantes, l’on cherche une bonne parole, un geste lumineux vers le futur et c’est ce que j’ai osé venir vous demander, cher Maître. » Bien plus tard, Paul Valéry rappela, sans détour, ce mouvement de sa prédilection : « La niaiserie presque inévitable des poésies me hérissait. D’où Mallarmé me saisit. »

Ce dernier le saisissait, en effet, jusqu’à lui paraître, quarante ans écoulés, avoir toujours été, dans son cœur, « si présent, si puissant et le seul ! »

Moins de deux ans après son arrivée à Paris, Paul Valéry avait fait aussi la connaissance de Degas : artiste d’intelligence exceptionnelle, ce qui le condamnait à ne juger les autres qu’avec sévérité et à n’arriver presque jamais à se contenter lui-même. Au jeune déraciné, qui croyait ne pas valoir le coup de foudre dont l’avait honoré l’irascible, celui-ci faisait voir que le véritable orgueil guérit de toute vanité. Mais ces ascètes de la rigueur n’auraient-ils pas des voluptés ignorées de ceux qui ne songent qu’à laisser le public le moins difficile et le plus nombreux se charger de la suggestion et du destin de leurs œuvres ? Et ne devons-nous pas, parfois, avec Hérodiade, Sémiramis, La Jeune Parque, ou plus simplement, La Fausse morte, nous souvenir de ce que Paul Valéry a imaginé de délicieuse complicité entre l’artiste et son modèle ou sa Muse ? « On sent bien », assurait-il, « que pour Titien quand il dispose une Vénus de la chair la plus pure, mollement assemblée sur la pourpre dans la plénitude de sa perfection de déesse et de chose peinte, peindre fut caresser, joindre deux voluptés dans un acte sublime, où la possession de soi-même et de ses moyens la possession de la Belle par tous les sens se fondent. »

Tant mieux que les artistes de l’acharnement et de la perfection songent à s’offrir de lascives récréations et qu’elles nous aient été confiées ou confessées, en langage caressant, par l’un des plus savants et des plus réservés ! Mais nul n’a caché plus d’austérité que lui derrière les sourires et les rires et n’a mieux désigné ce que croient, au contraire, parvenir à masquer, de dérisoire et de falot, tant de graves figurants.

Paul Valéry avait connu Degas par Henri Rouart, qui les recevait ensemble dans sa belle maison de collectionneur et avait vu avec plaisir le jeune poète devenir vite l’ami de ses trois fils. Peut-être, entre Degas que ses familiers appelaient l’insupportable et Paul Valéry que ce bougon appelait l’ange, la part de leurs hérédités italiennes, napolitaine pour l’aîné, génoise pour le cadet, facilita-t-elle ces relations, avec de la gaminerie, qui nous ont valu, de Valéry, un livre où sa méfiance des biographes et de l’histoire s’est curieusement oubliée en guirlandes de confidences et d’historiettes, tendues, il est vrai, d’une haute cime d’esthétique à une autre.

N’y rappelle-t-il pas, tour à tour, que le dur misanthrope Degas, selon les heures, lui chantait en italien ou une cavatine de Cimarosa ou des refrains de la rue et que le peintre revenait souvent, n’ayant jamais voulu prendre parti, sur les enseignements opposés de M. Ingres et de Delacroix ? L’invité, lui, devait se résoudre à opter pour la frugalité du dyspeptique précautionneux, qui redoutait toujours, c’est le poète qui parle, l’obstruction et l’inflammation intestinales. Du veau trop nu, du macaroni à l’eau trop claire constituaient ces collations d’anachorète après lesquelles l’ange, pour rendre fumable la cigarette, sèche comme un crayon, qui lui était offerte par Degas, devait la rouler assez longtemps entre ses paumes de mains ; non sans voir s’ébaubir, à la fois, son hôte et la fidèle gouvernante Zoé. Celle-ci, d’abord institutrice, s’étonnait que d’aussi maigres reliefs pussent nourrir de si substantiels dialogues ; mais les deux convives se régalaient avant tout de formules autoritaires : « Il n’y a que deux choses qui comptent », disait le plus jeune, « l’analyse et la musique. » — « En tout cas », reprenait Degas, « l’art est d’abord artifice ! »

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Par Mallarmé, Degas et Henri Rouart, le jeune Languedocien se trouva introduit, de bonne heure, dans l’extraordinaire pléiade d’impressionnistes qui persévéraient, contre risées et calembredaines, ainsi qu’il est arrivé assez souvent, dans un monde où le génie ne triomphe pas plus vite de l’imposture et du persiflage que la beauté ne le fait du colifichet.

Le matin, dans sa chambre de la rue Gay-Lussac, Paul Valéry, sans aucun projet de publication, aucune envie de carrière littéraire, écrivait déjà l’histoire de ses pensées et se mettait hardiment aux mathématiques supérieures, alors qu’au lycée on l’avait laissé se croire inapte aux plus élémentaires.

Que d’anecdotes, avec lesquelles ceux qui l’ont connu l’entendirent jouer assez souvent, il avait retenues de ses vieux amis peintres : celle de la lettre écrite à Fantin par Manet : « Je suis de votre avis, les demoiselles Morisot sont charmantes. C’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes ; cependant, elles pourraient comme femmes servir la cause de la peinture en épousant chacune un académicien. Ce serait leur demander bien du dévouement. » Vint un temps où Paul Valéry préféra ajouter qu’il ne pouvait être question, dans ce billet, que de l’Académie des Beaux-Arts.

Il s’égayait aussi au souvenir de l’important administrateur s’opposant avec violence à ceux qui voulaient voir entrer au Louvre l’Olympia de Manet et s’écriant, en sa paraphrase : « Si elle entre, je sors ! » Sur quoi, les amis du peintre avaient décidé de faire d’abord sortir ce réfractaire coléreux. Triompher vite du conformisme, les artistes ne le savent que trop, est un art difficile. Manet avait dit, un jour, bien avant : « Le public et les critiques veulent de la baudruche, mais ce n’est pas mon affaire ! » Et Paul Valéry s’amusait parfois à illustrer, si l’on peut dire, par des exemples, les succès littéraires de cette spécialité.

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Dans la demeure que nos édiles distinguent si légitimement aujourd’hui et où, tant de fois, le jeudi à dîner, Mallarmé, Degas, Renoir, Monet, Redon étaient venus entourer la grande artiste Berthe Morisot, on entendit celle qui avait toujours paru comblée de bonheur autant que de dons céder de plus en plus à des réflexions désenchantées, se dire, par exemple, aussi résignée aux incertitudes d’une autre vie qu’aux déceptions de la première, ou annoncer un tel nivellement des idées et des goûts que l’on regretterait le temps où de rares génies avaient été préférables à beaucoup de talents et où les jeunes filles avaient su se contenter de quelques mérites d’agrément. Quand Berthe Morisot ne fut plus, le succès la consacra ; mais l’on put se demander si la maison où elle avait accueilli les artistes révolutionnaires et bienfaisants, garderait son âme de légende.

Le jour où l’on commémore Paul Valéry, qui a tenu la vie pour une suite de hasards, peut-on dire qu’il était peut-être écrit, dans le plus obscur de tous les livres, que la maison privilégiée, au-devant de laquelle la ferveur du souvenir et celle de la vénération nous ont conduits ce matin, ne devait point cesser si tôt d’être l’un des hauts lieux de la ville et de l’esprit ? Maison hantée, peut-être, mais par le génie !

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En juin 1900, le même jour, Paule Gobillard, désignée par Berthe Morisot et artiste elle-même, tenait lieu de jeune mère à sa sœur Jeannie et à sa cousine Julie, dans cette maison qui, en des temps plus lamartiniens, eût paru vibrer comme un grand cœur de pierre. On y célébrait, en effet, deux mariages : celui de Paul Valéry avec Jeannie Gobillard, celui de Julie Manet-Morisot avec Ernest Rouart. La jeune fille, très musicienne, que Paul Valéry épousait, ne put, nous apprenait récemment Pierre Féline, lui faire aimer, autant que la musique de Wagner, celle de Debussy ; mais ne devait-elle pas elle-même préférer, désormais, à toute autre, la musique valéryenne et la favoriser providentiellement ?

C’est ici, Messieurs, que pendant quarante ans, sans système à édifier, sans méthode à prôner, Paul Valéry exerça, chaque jour, son extraordinaire esprit, bien avant le lever des plus humbles habitants de la rue. Souvent avant l’aube, il venait à sa table s’appliquer à des idées, surgies ou reprises, qui le tentaient ou l’avaient déjà fixé.

À cette heure, « entre la lampe et le soleil », qu’avec l’auteur du poème le Sonneur il devait dire pure et profonde, il a noté, pendant un demi-siècle, près de la fenêtre que pourront voir les passants dont notre plaque élèvera un instant la pensée, ce qui semblait à son génie « s’inventer de soi-même ». Sans aucun débat de préférence ou de précaution, les mots, a-t-il dit, s’inscrivaient comme si la part du hasard et celle de l’instant eussent dû être ménagées. À en croire l’artiste de ce prodige quotidien d’analyses profondes, de haute liberté, de formes impérissables, « rien ne donne plus de hardiesse à la plume que de rejeter à l’infini l’écriture définitive ». Mais rien ne le distrayait mieux de l’ennui d’écrire que de s’appliquer à le faire bien. Valéry n’a sans doute tant créé qu’à la faveur de cette secrète certitude « d’angoisse et d’énergie ».

Ce journal de ses essais, de ses idées, dans le silence étendu jusqu’à lui par « l’aurore amarante » du Bois, était devenu pour Valéry si nécessaire, si essentiel, que sa privation contrariait, jusqu’à en noircir toute une journée, un auteur aussi peu soucieux d’influence que d’affichage, mais passionnément attentif à « son moi le plus spontané ».

Ainsi et ici, de petit jour en petit jour, pendant plus de quarante mille heures, s’accumulèrent, indépendamment des œuvres sollicitées et devenues l’une des parures du génie français, des cahiers si nombreux et si pleins que leur édition attend toujours un élan à leur mesure.

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Dans la demeure fameuse est donc caché un Trésor. L’une des plus lucides pensées de tous les temps, acharnée d’abord, par probité native, à une table rase à la Descartes, puis s’enchantant de ses approfondissements, se refusant les fards de la complaisance, les faux bijoux et le dilettantisme de la virtuosité, avait songé à se mettre d’accord avec elle-même plus encore peut-être qu’à doter notre littérature de transcendances et d’exquises harmonies.

Puisque nous sommes réunis dans une rue de qualification princière, profitons de cette rare occasion d’agoraphilie pour émettre le vœu que notre pays ne risque pas de laisser à un autre l’honneur de cette publication des deux cent trente cahiers inédits et ne méconnaisse pas trop longtemps la beauté de son devoir et l’irritabilité d’une attente devenue universelle.

Tant de feuillets, noircis par une main qui garda jusqu’à la fin sa graphie juvénile, constitue sans doute le plus extraordinaire testament d’un esprit. Serait-il admissible que la difficulté de l’édition en retardât davantage l’accomplissement et qu’en fussent privés à jamais ceux qui ont été les admirateurs de la première heure, quand il y avait encore bataille autour du nom ?

S’il est vrai, en effet, que pour aimer la gloire on doive faire un plus grand cas des hommes que notre illustre compatriote ne parut y consentir, il n’est pas improbable que la grossièreté de quelques-uns ait atteint, au plus vif, une sensibilité dont l’extrême pudeur cachait mieux la vulnérabilité qu’elle ne la protégeait. La Soirée avec Monsieur Teste et l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, avec moins de cent pages, avaient rendu célèbre, pour un petit nombre, leur jeune auteur. Mais ceux à qui l’apport des grands n’inspire qu’une irréductible jalousie se croyaient de taille à le juger à la fois trop brillant et trop obscur, comme si l’on pouvait reprocher au diamant d’étinceler et au cristal d’être une pierre dure ! Pour Mallarmé et Valéry, qui entendirent, tour à tour, les mêmes abois, leur prestige, en France et au-delà, est devenu tel, sans nul délai de purgatoire et sans le cuivre des trompettes, que la justice et la charité ont semblé s’unir pour que ne fussent jamais plus prononcés les noms des hommes qui les invectivèrent. Il est vrai que chacun des deux aristocrates accordait volontiers que l’injure se révèle la forme primaire, vulgaire du lyrisme, et que la violence, en littérature, rejoint, sans y prendre garde, le genre burlesque.

Autant, dès son adolescence, Paul Valéry qui, en classe de philosophie, déjà, estimait l’art le seul refuge de quelque solidité, avait tenu à se vouloir un esprit distinct de tout autre ; autant le personnage couvert d’honneurs qu’avec désinvolture et étonnement il avait accepté de devenir faisait toujours voir, quand il se détendait de sa tension sublime, une douceur d’humeur, une affabilité, une simplicité, comme il ne s’en rencontre presque jamais, — je le laisse dire à Léon-Paul Fargue — « dans les chemins littéraires ». Mais, sans doute, le jour où Paul Valéry avait déclaré que tout provincial de naissance qu’il fût, il attendait peu des Géorgiques et n’espérait rien des moissons et des vendanges, ne s’était-il pas agi seulement, pour lui, de se féliciter du décor maritime de son enfance. À nous, aujourd’hui, cette malice imaginaire nous y amenant, de nous demander s’il n’a pas été aussi exemplaire par son détachement que par la beauté resplendissante de son œuvre et si le soleil et les rêveries dont il s’était grisé à Sète n’ont pas embelli, d’une rare limpidité, les moindres actions de son comportement. On l’a cru nihiliste ; mais il a montré, dans les Lettres et la vie, une si élégante dignité qu’il l’opposait, vraisemblablement, au charlatanisme de ceux dont la manie de rodomontades l’agaçait et qu’il savait experts à aller quelquefois du sacerdoce au négoce, de la leçon à la fraude.

Pardon si, parlant de lui, je n’ai pas toujours choisi entre deux mots le moindre, malgré la spirituelle recommandation qu’il sut s’adresser et parfois oublier. J’ai lu, puis cru discerner, qu’il la réservait surtout aux philosophes.

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Permettez-moi, Mesdames, Messieurs, avec ceux d’entre vous qui l’avez bien connu, de songer un instant à son admirable visage, lui aussi vainement appliqué à n’être pas remarqué, mais si vivant aujourd’hui, dans bien des mémoires : « plus vivant que bien des vivants », selon des mots prononcés par Paul Valéry, en une circonstance vicinale comparable à celle-ci.

Mille rides, fascinantes elles-mêmes, ne s’y étaient-elles pas insensiblement inscrites, pour que nulle autre ne vînt jamais vieillir les pages de ses livres ? Une fixité fulgurante ou généreuse et des extases soudaines faisaient alterner, en ses regards, de changeantes lumières que n’avait pu manquer de contempler Mme Teste. Écoutons-la : « Ils sont fort beaux ses yeux ; je les aime d’être un peu plus grands que tout ce qu’il y a de visible. On ne sait jamais s’il leur échappe quoi que ce soit ou bien, si au contraire, le monde entier ne leur est pas un simple détail de ce qu’ils voient, une mouche volante qui vous obsède mais qui n’existe pas. »

S’il est beaucoup d’heures pour le cerveau, quand il est de cette puissance, il en est toujours pour le cœur. Peut-être même restent-ils plus constamment associés que nul ne l’a cru. L’homme exceptionnel que nous évoquons, n’a-t-il pas écrit : « À l’extrême de toute pensée, il y a peut-être un soupir ? » Et n’a-t-il pas soupiré, un autre jour, attendri par les enfants de sa ville natale, où il regardait, en président chamarré, une distribution de prix : « Je dis que si d’événements en événements et d’idées en idées, je remonte le long de la chaîne de ma vie, je la trouve attachée par un premier chaînon à quelqu’un de ces anneaux de fer qui sont scellés dans la pierre de nos quais. L’autre bout est dans mon cœur. »

Ce cœur a battu ici, durant les deux tiers du temps d’une vie, dans une heureuse intimité familiale, au service d’une œuvre immense et, par miracle plus rare, parfaite.

Dans une lettre qu’à vingt ans il adressait à l’un des premiers confidents, Paul Valéry avait tenu à cette affirmation : « Je me déclare fermement penser que trois qualités fondent le Héros : la liberté, l’intensité, la pureté. » N’était-ce pas, par avance, se définir et nous accorder de lui dédier, ici, la suprême désignation ?