Centenaire de l’École centrale des arts et manufactures célébré à Paris, en l'église Saint-Nicolas-des-champs

Le 26 mai 1929

Alfred BAUDRILLART

CENTENAIRE DE L’ÉCOLE CENTRALE DES ARTS ET MANUFACTURES

CÉLÉBRÉ À PARIS
le dimanche 26 mai 1929

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. ALFRED BAUDRILLART
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
ARCHEVÊQUE DE MÉLITÈNE

En l’église Saint-Nicolas-des-Champs

 

 

« Dedit hominibus scientiam Altissimus honorari mirabilibus suis. Le Très-Haut a donné la science aux hommes pour se glorifier par ses merveilles. » Au livre de l’Ecclésiastique, Chapitre XXXVIII, verset 6. Ces paroles visent la science du médecin : mais elles peuvent être étendues aux autres sciences et même à la science en général, telle que l’entendent les hommes de notre temps. C’est pourquoi je ne craindrai pas de mettre tout ce discours sous l’égide de ce texte sacré.

ÉMINENCES,
MESSEIGNEURS,
MESSIEURS,

Les organisateurs de ces fêtes jubilaires ont voulu que la religion y eût sa part : ils ont souhaité qu’elle apportât son hommage à l’École Centrale des Arts et Manufactures ; à l’œuvre qu’elle poursuit depuis un siècle, à la science dont elle est un des agents les plus actifs. Du même coup, ils ont entendu rendre hommage à la religion et à tout ce qu’elle représente. Démarche dont il sera bien permis à l’homme d’études et à l’évêque qui vous parle de souligner la portée, car il y voit, — et il espère vous y montrer sans froisser les opinions de qui que ce soit, — l’un des traits qui révèlent, dans notre société tout à fait contemporaine, un état d’esprit nouveau, heureux et de conséquence.

Nouveau ? Oui, Messieurs. Reportons-nous à cinquante ou soixante ans en arrière. Une telle démarche, eût-on songé à la tenter, et, à supposer qu’on l’eût faite, quel accueil lui eût été réservé de l’un et l’autre côté ?

Assurément, alors comme en tout temps, il se rencontrait des savants catholiques et des catholiques amis de la science. Cependant, entre la science et la religion, un conflit s’élevait qui semblait irréductible. Elles se dressaient l’une contre l’autre, à la façon de deux adversaires si radicalement opposés que le triomphe de l’un était réputé devoir amener la ruine de l’autre.

Sous l’influence du progrès merveilleux de toutes les sciences, des prodigieuses découvertes, des multiples inventions qui donnaient au monde moderne une figure nouvelle, la raison humaine, saisie d’une sorte de griserie, ne voyait plus de limites à sa puissance, à sa compétence universelle et unique. La science, fille de la raison, devenait l’idole, « la nouvelle idole ». « Seule, écrivait Renan, elle peut résoudre à l’homme les éternels problèmes dont sa nature exige impérieusement la solution. Elle ne vaut qu’en tant qu’elle peut remplacer la religion. »

À la voix de Renan, répondait celle de Berthelot : « Le monde est aujourd’hui sans mystères. »

« Ceci tuera cela », l’affirmation partie de haut gagnait de proche en proche ; par la presse et par l’école, elle atteignait jusqu’aux classes populaires.

Quand, de notre côté, un homme tel que Mgr d’Hulst affirmait, devant des assemblées savantes ou au sein du Parlement, que la foi des maîtres n’excluait ni la liberté, ni la sincérité des recherches scientifiques, il se heurtait aux violentes dénégations des uns, au scepticisme poli des plus modérés.

La politique s’appuyait sur ce prétendu axiome pour laïciser — ce mot commençait à devenir courant — l’enseignement et les institutions. Progrès scientifique, progrès social étaient tenus pour solidaires et ne pouvaient s’accomplir que sans nous, catholiques, et même contre nous.

Faut-il être surpris, Messieurs, que des assertions, pour eux aussi humiliantes, aussi injurieuses, aussi dangereuses dans leurs conséquences, engendrassent chez les catholiques l’irritation et la défiance ?

Quelques-uns tenaient tète hardiment. D’autres, sacrifiant eux aussi dans le secret de leur cœur à l’idole de la science, courbaient la tête et tremblaient sur l’issue du combat. D’autres enfin se jetaient à l’extrême opposé et prenaient, à l’égard de ce qu’on appelait le progrès, une attitude boudeuse, railleuse, voire agressive ; aux dithyrambes, ils répondaient par des sarcasmes. Peu s’en fallait que, non seulement pour certaines bonnes âmes, mais sous la plume de véhéments polémistes, le téléphone ne parût une invention du diable et la tour Eiffel, gloire de l’un des vôtres, une réplique, égale en insolence, à la tour de Babel.

Lorsqu’en 1895, par un article fameux, Brunetière dénonça la banqueroute de la science, ce fut, chez un trop grand nombre des nôtres, une joie délirante, fort ridicule assurément, au moins de la part de ceux qui, depuis vingt ans, époque de la fondation des Universités catholiques, se paraient, pour eux-mêmes et pour l’Église, du titre d’amis de la science. Mgr d’Hulst, sans souci d’une prétendue opportunité, au risque de s’aliéner le grand allié qui semblait venir à nous, précisa, en de fortes pages, les vraies données du problème, et contribua, pour sa part, à venger la science de reproches que certains savants pouvaient mériter, mais que la science elle-même ne méritait pas. Il fit bien et, maintenant que les années ont passé, on le constate.

Aujourd’hui, Messieurs, votre démarche est couronnée d’un plein succès. Du côté des représentants de la religion, du côté des représentants de la science, elle rencontre une égale faveur et nous en bénissons Dieu.

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*   *

Donc, vous avez désiré que la religion rendît hommage à votre École et la religion vous a très volontiers répondu. Pour le prouver, est-il besoin d’arguments ? Ne me suffit-il pas de vous dire : Regardez, tournez les yeux vers ce sanctuaire, posez vos regards sur ces robes rouges et violettes où se joue la lumière : ici, le cardinal, chef de ce diocèse, toujours prêt à apporter à qui les mérite son encouragement et son merci ; à côté de lui, l’éminent cardinal de Reims, l’un des héros vénérés de la grande guerre ; en face de lui, Son Excellence le nonce apostolique, représentant du Pape, — un savant lui aussi, — de qui il vient de vous apporter la précieuse bénédiction ; près de quinze archevêques et évêques, s’arrachant à toutes leurs occupations, quelques-uns venus de diocèses éloignés ; derrière eux, des orateurs sacrés, honneur de la chaire chrétienne ; des prélats, des prêtres, des hommes d’œuvres, animés de la plus charitable activité ; tous réunis en cette église splendidement décorée pour vous dire par ma voix leur respect et leur sympathie.

Il ne m’appartient pas de retracer devant vous la glorieuse histoire de votre École. Ce fut fait de main de maître dimanche dernier par des orateurs plus compétents que moi et dont chacun a su mettre en lumière un intéressant point de vue de votre vie séculaire. Seul un hommage de reconnaissance et d’administration pour ce que vous êtes et pour ce que vous faites doit sortir de ma bouche.

Hommage à vos fondateurs, de qui la haute intelligence a vu si clairement les nécessités nouvelles qui s’imposaient à la vie économique de notre pays, s’il voulait tenir son rôle dans le monde qui germait, et a si nettement saisi les liens étroits de la science pure et de la science appliquée à l’industrie. Je ne puis les nommer tous ; mais, parmi eux, il en est un que vous avez célébré et que je retrouve avec émotion parmi mes souvenirs d’enfance et de jeunesse, ami et proche parent des miens, Jean-Baptiste Dumas, qu’une fête comme celle-ci eût comblée de joie, lui qui unissait dans son âme, au culte de la science, le plus pur spiritualisme chrétien. Et pourquoi de son nom ne rapprocherais-je pas ceux de deux des plus illustres parmi vos premiers maîtres, le baron Thénard et le comte Chaptal, le premier ouvertement chrétien, le second qui rendit tant de services à la paix religieuse sous le Consulat et l’Empire ?

Hommage aux inventeurs dont votre École a encouragé et dirigé le génie naissant ; aux ingénieurs hardis et attentifs qui ont appliqué les principes des sciences à d’innombrables travaux, grâce auxquels ont été centuplées les forces productrices de notre pays et, fidèles aux traditions du goût français, se sont le plus souvent préoccupés d’associer à l’utile l’art et la beauté.

Hommage aux chefs d’entreprise et à leurs collaborateurs qui, avec un esprit de large et généreuse humanité, ont envisagé les conséquences d’ordre social qu’entraînait le développement de la grande industrie et qui, par des œuvres charitables d’assistance et de prévoyance, dont de beaux livres nous ont révélé l’étendue, ont allégé tant de misères !

Hommage aux maîtres qui. en présence d’une jeunesse ardente et laborieuse, ont senti que tout n’est pas fait quand, par un enseignement consciencieux et profond, on lui a assuré une formation scientifique et technique complète ; mais qu’il importe encore de ménager et de fortifier ses réserves de vie physique et morale. Avec quelle clairvoyance et quel inlassable zèle vous avez assumé cette lâche, Monsieur le Directeur ; au prix de quels efforts vous l’avez menée à bien ; comme cette jeunesse vous sait gré du mieux-être qu’elle vous doit : exemple dont beaucoup d’éducateurs auraient à s’inspirer !

Hommage à ceux que vous avez donnés aux lettres, aux grands corps de l’État, à l’Église elle-même, prêtres dont plusieurs se sont mis au service de leurs camarades plus jeunes, afin de les soutenir et de les aider !

Hommage enfin aux braves, élèves et anciens élèves, qui, en 1870 et en 1914, se sont placés au premier rang des défenseurs de la patrie ! Laissez-moi saluer une fois encore l’héroïsme de votre ancien directeur, M. le sénateur Noël, qui, maire de Noyon, otage menacé de mort, sauva ses concitoyens sous le joug de l’ennemi. Hommage à vos 4.800 mobilisés, à vos 900 blessés, à vos 539 morts, — morts pour nous, —à qui nous apportons en cette église le tribut de nos prières ; à vos milliers de glorieuses citations ; à vos 1.239 nominations et promotions dans la Légion d’honneur ! Quel frisson parcourut l’assemblée lorsqu’avant-hier le Président de la République décora l’École elle-même !

Oui, hommage sincère et qui sort du fond de nos cœurs ! Hommage à vos personnes, mais aussi hommage à la science, science pure et science appliquée, dont vous êtes les hérauts !

Du haut de la chaire de Notre-Dame, d’où il a fait descendre tant de pensées justes noblement exprimées, Mgr d’Hulst n’a pas craint de le déclarer : « La science est après la vertu, le plus noble exercice des facultés humaines. » Par elle, s’améliorent les conditions d’existence de la société : par elle, l’humanité grandit, s’élève et s’honore. Dedit hominibus scientiam Altissimus honorari mirabilibus suis.

Belle et grande chose qui nous saisit et nous émeut, comme elle vous émeut et vous saisit vous-mêmes, que cette passion de la recherche et de la découverte qui s’est emparée de tant d’esprits vigoureux ! Plus belles, plus grandes, plus dignes encore de notre admiration, cette abnégation, cette persévérance qui feront d’un homme, depuis les jours de sa jeunesse jusqu’à ceux de sa vieillesse, le prisonnier volontaire d’un laboratoire, et, contenant les impatiences de sa pensée, le décideront à préférer les austères lenteurs de l’analyse aux promptes conclusions d’une synthèse prématurée. Comment ne pas incliner notre front devant tant de dévouements obscurs, de désintéressements sublimes que détermine l’amour de la science, devant l’indomptable courage que ne font pas reculer les plus périlleuses expériences ? L’un de vous, il y a deux jours, réveillait dans nos cœurs émus les angoisses de la tragique ascension de Crocé-Spinelli, de Sivel et de Gaston Tissandier. Combien d’émules de leur audace et de leur martyre se sont levés depuis lors ! La race de ces héros n’est pas près de finir ; notre reconnaissante admiration ne leur sera jamais disputée.

Mais, je vous le demande, pourquoi donc les opposer, ces savants et ces héros, ainsi que trop longtemps nous l’avons vu faire, aux religieux et aux penseurs chrétiens des siècles écoulés ? Ces religieux qui défrichèrent le sol de notre pays et le couvrirent de monuments inégalés, — ces penseurs qui édifièrent les Sommes philosophiques et théologiques, où ils condensèrent, avec le savoir de leur temps, toute la substance de l’Évangile. Oui, pourquoi les opposer, s’ils ont apporté les uns et les autres à la solution de problèmes différents, les mêmes vertus morales, le même culte de l’idéal et du vrai, le même amour de l’humanité ? Immense service assurément que de découvrir les forces de la nature, de les dompter, de les mettre à la disposition de l’homme ; mais n’était-ce rien que de lui révéler, dans l’ordre moral, le secret de la vie et de la mort, de la souffrance et de l’amour, de lui donner la force et la consolation des suprêmes espoirs transformés en certitudes ? Les âmes aussi ont des besoins ; elles sont dévorées par une soif ardente : sitiunt vehementer animae vestrae !

Telle est votre pensée, Messieurs, et c’est pourquoi, tout en réclamant notre hommage à votre œuvre scientifique, vous apportez le vôtre à tout ce que représente la religion.

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Au fond, Messieurs, Berthelot mis à part, ont-ils été dans le passé et sont-ils dans le présent si nombreux les véritables et purs savants, j’entends savants de premier plan, qui prétendent que la science suffit à résoudre les problèmes moraux et métaphysiques et qu’il ne reste à la religion d’autre destin que de disparaître devant elle ? N’est-ce point plutôt gratuite affirmation de philosophes s’appuyant sur les sciences et en tirant d’arbitraires conclusions ? Philosophes, Auguste Comte ; philosophe, Renan ; philosophe, Taine ; philosophe, Herbert Spencer. Sans celui-ci, l’évolutionnisme de Darwin lui-même fût-il demeuré autre chose qu’une hypothèse purement scientifique, susceptible de s’accorder, tout compte fait, avec les dogmes de la Providence et de la création ?

Même à l’heure on s’affirmait avec arrogance le culte idolâtrique de la science, on prenait forme ce système que l’on a désigné du nom péjoratif de scientisme, des voix qui, certes, avaient le droit de parler au nom de la science, protestaient contre la dangereuse confusion de l’ordre scientifique et de l’ordre moral, de la matière et de l’esprit, que l’on prétendait ériger en dogme. Quel honneur, Messieurs, pour votre École que, de toutes ces voix, la plus éloquente ait été celle de Jean-Baptiste Dumas, votre fondateur, de qui j’ai déjà rappelé le nom glorieux et respecté !

C’était en 1876. Il m’en souvient comme si c’était hier ; j’achevais ma rhétorique à Louis-le-Grand. Chargé d’années, de travaux, d’expériences, de titres et d’honneurs, l’illustre chimiste, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, venait de voir s’ouvrir devant lui les portes de l’Académie française ; il y succédait à Guizot, le grand homme d’État, le grand historien, le grand moraliste. Suivant le mot de Saint-René Taillandier qui recevait J.-B. Dumas, on n’avait pas cru possible de remplacer un homme qui avait été le premier dans son ordre, sinon par un homme qui était le premier dans le sien.

Le premier dans le sien ! Ah ! certes, il le montra en ces pages riches de pensées et combien vibrantes de ce discours de réception, dont s’enchanta notre jeunesse studieuse et croyante. D’un trait rapide, il rappela les systèmes périmés, les hypothèses s’écroulant les unes sur les autres, laissant cependant chacune la trace lumineuse d’une vérité partielle ; puis se présentèrent successivement les découvertes modernes de l’astronomie, de la mécanique, de la chimie, de la physique, de la physiologie ; la nature était comme mise à nu avec ses puissances et ses splendeurs que révélait à l’homme une science capable désormais de plonger jusque dans les profondeurs de l’univers. Oui, mais à côté de ce tableau, l’autre : celui des ignorances et des insuffisances de cette même science, son impuissance à expliquer les notions primordiales avec lesquelles il faut compter : l’espace, le temps, la matière, la force, le mouvement, la vie surtout, sa nature, son origine et son but ; d’autres notions encore, la moralité, la destinée de l’homme et sa raison d’être ici-bas ; tout cela hors des atteintes de la science et, si elle ose affirmer le contraire, le devoir de la désavouer.

Alors, avec une singulière force de conviction, le savant évoque les réponses de la philosophie spiritualiste et de la religion chrétienne à tous les angoissants problèmes et, le bienfait de ces réponses pour l’humanité en quête de bonheur, de certitude, de paix, de progrès moral. Enfin cette conclusion prophétique : « La fièvre passagère de la pensée scientifique en travail d’enfantement qui menace ces fortes doctrines et qui n’a rien pour en tenir lieu s’apaisera, comme elle s’est apaisée en des temps éloignés. »

Qui n’a rien pour en tenir lieu ! Ah ! ne l’avait-on pas constaté, et combien cruellement, cinq ans auparavant, lors de la Commune de Paris ? À ces classes populaires, à ces ouvriers que la grande industrie avait multipliés et accumulés dans nos faubourgs on avait dit : « Ceci tuera cela, et ils avaient cru que « ceci avait tué cela ». Mais « cela » n’étant plus rien pour eux, toute ouverture sur l’au-delà leur étant fermée, Dieu n’étant désormais à leurs yeux qu’une hypothèse inutile, qu’avaient-ils voulu ces malheureux ? La jouissance immédiate et par tous les moyens. La moralité de la science ! Où était-elle quand les bombes des avions tombaient sur nos toits et tuaient dans leur lit des femmes et des enfants ? Quand les gaz asphyxiants étranglaient nos malheureux soldats surpris ? Les inventions les plus étonnantes, les plus admirables en elles-mêmes, ont perfectionné l’art de faire souffrir et mourir. À quelles atrocités ont-elles servi ; de quelles atrocités nous menacent-elles encore ?

Proclamerons-nous pour autant la banqueroute de la science ? Non, certes. Mais, à l’image de J.-B. Dumas, nous maintiendrons énergiquement la distinction des deux domaines, celui de l’ordre scientifique, celui de l’ordre moral et religieux.

Telle est en effet, Messieurs, la conclusion de la magistrale enquête que provoqua, en 1928, notre regretté confrère, Robert de Flers, et à laquelle ont pris part tant de savants éminents, dont plusieurs sont ici : « La science est-elle opposée au sentiment religieux ? »

Presque tous ont répondu non ; et, la question étant ainsi posée, il n’en pouvait guère être autrement, car il est aisé de constater premièrement que le sentiment religieux, en tant que sentiment, est l’apanage de presque tous les êtres humains, des savants aussi bien que des autres ; secondement qu’en fait un grand nombre de savants sont des croyants, aujourd’hui comme dans les siècles passés. Aussi, à la formule : « Ceci tuera cela », ont-ils substitué cette autre : « Ceci ne peut pas rencontrer et donc ne peut pas heurter cela. » De quoi beaucoup de gens se montrèrent satisfaits.

Laissez-moi pourtant vous le dire en toute franchise : N’allons pas trop loin dans cette voie ! Ne tombons pas, par réaction contre les prétentions illégitimes de la raison, dans un excès opposé à celui que nous avons combattu.

Beaucoup de croyants, frappés du mal qu’avait produit le principe du déterminisme universel, absolu, des lois de la nature, ont accueilli avec une joie sans réserve la tendance qui porte aujourd’hui tant de savants et de penseurs à tenir ces lois elles-mêmes pour contingentes, à ne voir dans les hypothèses scientifiques que des formules et des symboles, à étendre sans limites le domaine de la relativité. À mon humble avis, ce n’est pas en multipliant nos raisons de douter que l’on fortifiera nos raisons de croire, en étendant le champ de l’incertain que l’on nous conduira à la certitude.

Science et sentiment religieux, — évidemment, entre les deux, il y a une telle hétérogénéité que le conflit est impossible ; mais aussi bien l’accord. Les deux peuvent coexister dans un même esprit et c’est tout.

Seulement, le sentiment religieux est-il la croyance proprement dite, est-ce la foi ? La plupart des témoins de l’enquête ont l’air de le penser : pour eux, la foi est un sentiment, une aspiration vers l’idéal, une consolation dans les peines, un adjuvant moral contre les tentations du vice et les difficultés de la vertu, une postulation du cœur et de la volonté.

Que ces considérations entrent en ligne de compte, je ne le nie point. Il n’en reste pas moins qu’ainsi comprise la foi se confondrait avec je ne sais quel enthousiasme mystique, « je ne sais quel vouloir spontané ou suggéré qui nous ferait joindre ensemble, sans raison, les deux termes d’une proposition ». Si la foi était cela, il est clair que la science ne la gênerait pas et que pas davantage elle ne gênerait la science ; mais elle serait elle-même quelque chose de fort inconsistant, sans lien avec la vérité.

Pour nous, il n’y a pas de science à proprement parler sans adhésion à une vérité et de même, sans adhésion à une vérité il n’y a point de foi. À chaque ordre de vérité, correspond un ordre de certitude, certitude scientifique ou certitude morale, et à chaque ordre de certitude un mode de démonstration.

Un exemple, et je termine mon discours. Vous me direz, je suppose : « La divinité de Jésus-Christ ne se démontre point ; on y croit ou on y croit pas. » Et moi je vous demanderai : « Pourquoi y croit-on ou n’y croit-on pas ? » J’entends bien qu’un acte de foi proprement dit en la divinité de Jésus-Christ réclame l’intervention de la volonté humaine et celle du secours divin que nous appelons la grâce. On a cependant des raisons de formuler cet acte, des raisons de croire que Jésus-Christ est Dieu. Or, ceci est de l’ordre intellectuel, non de l’ordre volontaire ou sentimental, et suppose, quoi qu’on en ait et quoi qu’on veuille, un contact entre la science et la foi. Le sentiment, religieux peut concorder avec tous les systèmes scientifiques, mais non pas la vérité religieuse qui implique, sans dépendre d’elles, certaines conditions philosophiques, cosmologiques, historiques.

Nous n’en sommes point effrayés. Vous le savez, Messieurs, parallèlement à ce magnifique progrès des sciences mathématiques et des sciences expérimentales, auquel ont contribué les plus grands de vos maîtres, s’est déroulé, depuis un demi-siècle, au sein de l’Église et principalement dans nos Universités catholiques, un mouvement d’études d’une portée considérable. Utilisant les procédés et les conclusions les plus solidement fondées de la critique, tenant compte de toutes les découvertes dûment acquises, s’appliquant à résoudre les problèmes nouveaux, les sciences morales et les sciences sacrées ont pu, tout en demeurant immuables dans leur fond, modifier à propos leur mode de présentation et le rendre plus accessible aux esprits formés par les méthodes modernes. Ainsi, tandis que les savants faisaient un pas vers nous, nous en faisions un vers eux ; ainsi se préparait de part, et d’autre l’apaisement entrevu par J.-B. Dumas. Que Dieu daigne l’achever !

 

Plus d’un sans doute parmi mes auditeurs a gardé le souvenir du prestigieux article qu’Eugène-Melchior de Vogüé, rendant compte, dans la Revue des Deux Mondes, de l’Exposition de 1889, consacrait à la tour, œuvre de votre grand Eiffel. Par une belle nuit d’été, il se plaisait à en suivre les faisceaux lumineux qui successivement se posaient sur les points principaux de Paris. Et voici éclairèrent les tours de Notre-Dame. Brusquement réveillées de leur sommeil, celles-ci engagèrent avec le colosse de fer un étrange dialogue, dialogue du passé et de l’avenir, dialogue de l’antique et de la nouvelle beauté, dialogue de la grandeur morale et de la force physique, dialogue de la science et de la foi, — tout ce que nous venons de dire. Après s’être mutuellement reproché en termes assez aigres ce qui leur manquait et s’être menacées de se détruire réciproquement, il leur advint de reconnaître qu’elles avaient chacune une âme et que ces âmes devaient être capables de subsister ensemble, voire de s’entendre, puisque l’humanité ne pouvait se passer ni de l’une ni de l’autre. Alors, par le jeu de leurs évolutions, les deux faisceaux se rencontrèrent à année droit avec la tour de manière à dessiner dans le ciel une croix éblouissante, un gigantesque labarum. À cette minute la tour fut achevée.

Messieurs, sur cette cérémonie, sur cette assemblée, la croix, symbole de notre souffrance et de noire salut, vient d’étendre ses bras. Que maintenant elle les rapproche et les referme pour nous embrasser tons et nous unir dans un égal amour de l’intégrale vérité ! Amen !