Rapport sur les concours de l’année 1925

Le 17 décembre 1925

René DOUMIC

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 17 DÉCEMBRE 1925

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1925

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

 

MESSIEURS,

Cette année, comme les précédentes, nous avions abordé, à la date habituelle, dans le calme et selon le rite coutumiers, le travail de l’attribution de nos prix ; soudain, une fatale nouvelle éclatait et nous jetait dans le même émoi qui étreignit alors tout le pays. La mort venait de terrasser l’un des plus glorieux et des plus jeunes parmi les généraux qui s’étaient illustrés dans la guerre. Avec toute la France, l’Académie française déplora comme un malheur public la mort du général Mangin. Et aussitôt elle conçut l’idée d’honorer sa mémoire, en lui décernant la plus haute récompense dont elle disposait. Si le soldat appartenait à toute la France, l’écrivain appartenait à l’Académie. C’est ainsi que le Grand prix de Littérature a, cette année, pour illustre titulaire le général Mangin.

Écrivain, le général Mangin l’était, en soldat qui sait que l’épée n’est pas la seule force, en chef qui sait que la parole peut être action. Dès avant la guerre, il avait, dans la Force noire, exposé ses idées sur la plus grande France et sur l’organisation de l’armée coloniale. Devant la clarté et la largeur de ces vues, la surprise ne fut que pour ceux qui, n’ayant pas approché le général Mangin, le prenaient pour un coureur de brousse et un traîneur de sabre. Mais nous connaissions, nous, l’homme de haute culture, l’amateur d’art et de musique, et nous avions entendu le causeur éblouissant.

La guerre finie, ce général de cinquante-quatre ans ne crut pas que le temps fût venu de se reposer. Pris tout le jour par ses devoirs militaires, il écrivait la nuit. Il écrivait l’histoire de la guerre, comme pouvait l’écrire celui qui avait fait la guerre et si largement contribué à la gagner. Il écrivait le récit de cette mission Autour du continent latin, où il avait été, auprès des nations de l’Amérique latine, notre ambassadeur, magnifique. Il écrivait l’épopée de la conquête africaine et montrait à la France l’avenir d’une nouvelle Rome civilisant le monde noir. Récits épiques, où l’épopée n’est que dans les choses, non dans les mots. Une dernière tâche l’occupait, que la mort est venue interrompre. Il avait accepté de rédiger, pour notre confrère, M. Gabriel Hanotaux, son ami depuis le temps de la mission Marchand, l’histoire militaire de la France, de la Révolution à 1918. Il en avait terminé les premiers chapitres et s’était arrêté aux guerres d’Italie. Le destin nous a refusé le récit d’Austerlitz par le vainqueur de Douaumont.

En décernant le Grand prix de Littérature au général Mangin, l’Académie a voulu rappeler une des traditions les plus certaines de notre littérature. À côté de Ronsard et de Montaigne, nous avons eu Montluc et d’Aubigné : c’est donc qu’à côté de la littérature d’imagination, de rêve, ou d’idées, il faut faire place à la littérature d’action, je veux dire à celle qui, née de l’action, donne le goût de l’action. Ainsi vous avez rendu l’hommage que lui-même eût souhaité, à celui que tout désignait pour venir quelque jour rejoindre parmi vous ses grands frères d’armes.

Et vous avez su faire en sorte que, sous le nom de Prix d’Académie, un grand prix de littérature de même valeur allât à un écrivain qui est uniquement un homme de lettres. Ce type de l’homme de lettres, M. Camille Mauclair le personnifie, de la façon la plus complète, à la fois la plus noble et la plus charmante. Il a débuté, voilà quelque trente ans, dans les rangs de ceux qui représentaient la littérature avancée. Les souvenirs qu’il a évoqués dans un livre plein de pittoresque et de sincérité, Servitude et Grandeur littéraires, nous promènent parmi les cénacles et les cafés où s’élaboraient, en ce temps-là, les théories nouvelles, du Quartier latin à Montparnasse et à Montmartre et de la Revue indépendante à la Revue blanche. Le milieu dont il parle avec le plus d’émotion est celui des peintres. Songez qu’il a encore connu « la bonne vieille auberge des peintres, telle qu’y vécurent les glorieux hôtes de Barbizon... festonnée de vignes et de glycines ! » Il retrouve dans sa mémoire « la blouse du père Corot, la chaumière de Millet, le grenier de Théodule Ribot, la péniche de Daubigny ». Est-ce là qu’il a pris le goût de vivre à la campagne ? Camille Mauclair habite toute l’année une maisonnette cachée dans les arbres de Saint-Leu. De temps en temps, quand le désir est devenu le plus fort, il va revoir Sienne, Assise, Florence, les villes d’art de sa chère Italie d’où il nous rapporte des pages toutes frémissantes.

Car autant que de littérature il est passionné de beaux-arts, et connaisseur en musique autant qu’en peinture. C’est sa marque. Là est l’originalité de son œuvre. À travers les cinquante-trois volumes qu’il a publiés depuis 1893, une même idée circule qui en fait l’unité : c’est qu’entre la littérature, la musique et la peinture règnent d’étroites correspondances. Obstinément il y a esquissé l’esthétique dont il rêve, commune à tous les arts, quelque chose comme une religion de beauté. L’art est pour lui l’état de conscience le plus élevé : puisse-t-il faire école ! Le fougueux Octave Mirbeau lui écrivait un jour : « Je vous aime bien, mon cher Mauclair : vous avez une âme charmante, pleine de jolies fleurs. » Et moi, je voudrais vous avoir fait sentir la nuance d’affectueuse sympathie qu’a mise l’Académie française dans son hommage à un écrivain qui est de la race des purs.

Un de nos plus beaux prix est le Prix de la langue française, destiné à récompenser les services rendus pour la propagation de la langue et de la littérature françaises à l’étranger. Ce prix, l’Académie a cru ne pouvoir mieux faire que de le décerner à M. Gustave Lanson et je suis bien sûr qu’il n’en est, aucun autre que M. Lanson pût recevoir avec plus de fierté et de gratitude.

Pour justifier cette récompense, il eût suffi des efforts poursuivis hors de France, par M. Lanson, afin de répandre notre littérature. En 1916, en pleine guerre, au milieu des circonstances les plus douloureuses, il s’embarquait pour New-York, où il allait pendant tout un semestre enseigner à l’Université Columbia. C’était le temps où l’Amérique ne s’était pas encore rangée à nos côtés. Depuis lors, M. Lanson n’est pas allé moins de trois fois en Amérique du Sud. Qui donc accuse nos professeurs d’être trop sédentaires ? Je me souviens d’un temps où Ferdinand Brunetière, ayant annoncé l’intention de faire des conférences en Amérique, ce fut une manière de scandale. Aujourd’hui, nos maîtres les plus savants de la Sorbonne ou du Collège de France ont une seconde chaire à Boston ou à Buenos-Aires. C’est Joseph Bédier visitant à trois reprises les différentes universités américaines. C’est Paul Hazard professant à l’Université Columbia et à l’Université de Santiago ; Fougères et Diehl, en Argentine ; Pierre Janet et Gley au Mexique. Quant à Georges Dumas, dont on ne compte plus les voyages en Argentine, au Brésil, au Chili, au Mexique, il est une des figures familières des rues de Buenos-Aires et de Rio de Janeiro.

Le mouvement qui porte les étudiants étrangers vers nos universités et la vaste demande de professeurs de chez nous, faite à peu près par tous les États. D’Europe et d’Amérique, est un des aspects les plus frappants de l’influence française à notre époque. Mais la distinction accordée à M. Gustave Lanson a une signification plus large. Elle s’adresse au maître qui aujourd’hui représente le plus complètement l’enseignement de la littérature française, et auprès de qui sont venus se former étudiants et professeurs, en France et hors de France.

Cette littérature française, si variée et si riche, d’autres en ont étudié une partie, exploré une province : M. Lanson la possède tout entière. Il est celui qui en a tout lu, ce qui s’appelle lire, la plume à la main, qui a étudié chaque œuvre en elle-même et pour elle-même, et aussi par rapport aux autres et de façon à la situer dans l’ensemble. Telle est la somme de lectures, vraiment énorme, que représente l’Histoire de la littérature française de Gustave Lanson, une histoire qui restera, pareille à l’Histoire de Désiré Nisard, comme un témoignage de la façon dont un grand universitaire, à une certaine date, envisageait la suite de notre littérature.

Pour en mieux encore favoriser l’étude, M. Lanson s’est efforcé de perfectionner l’instrument lui-même de la connaissance. C’est son honneur d’avoir introduit dans l’histoire littéraire une méthode plus précise, plus sévère, plus rigoureuse que celle dont on usait avant lui, et dont il avait trouvé la trace jusqu’à l’École normale, quand il y était élève. Des professeurs, — qui avaient leurs mérites et qu’il est plus facile de railler que d’égaler, — se livraient à de brillants développements, où toutefois les textes qu’ils étudiaient n’étaient pas serrés d’assez près. M. Gustave Lanson n’a garde de croire qu’on puisse introduire dans l’histoire littéraire ce que quelques-uns appellent ambitieusement « la critique scientifique » ; mais il estime qu’il est quelque chose que la critique peut emprunter à la science, c’est sa conscience. À tous ceux qui étudient aujourd’hui la littérature française et qui sont tous, à quelque degré que ce soit, ses débiteurs, M. Lanson a enseigné « la saine discipline des méthodes exactes ». Ce n’est pas sa faute si quelques-uns de ses disciples, trop zélés, ont exagéré et faussé sa méthode. L’Académie a tenu à donner une marque éclatante de son estime au maître éminent qui, recueillant l’héritage des Sainte-Beuve et des Villemain, des Brunetière et des Faguet, est depuis trente ans, à la Sorbonne où à l’École normale, par ses leçons ou par ses conseils, le premier professeur de France.

Le prix Broquette-Gonin à M. Pierre Champion pour son Histoire poétique du XVe siècle... Histoire poétique et non pas Histoire de la poésie, pourquoi ? Mais pourquoi parler de Michel Taillevent, de Jean Molinet ou de Henri Baude ? Et valait-il la peine de tirer de leur oubli ces gloires obscures ? M. Pierre Champion répond qu’il n’aime pas pour eux-mêmes ces pauvres rimeurs, mais bien pour ce qu’ils lui apprennent du temps où ils ont vécu. À travers leurs médiocres écrits s’évoquent le monde bourguignon au temps de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire ; et les milieux parisiens, Basoche, Université, clercs du cloître Notre-Dame ; et mieux encore, la Cour du roi de Bourges, au lendemain d’Azincourt, à la veille du jour où Jeanne d’Arc la visita, C’est le XVe siècle raconté par ses poètes.

Dira-t-on qu’une telle méthode, tant soit peu aventureuse, risque de faire trop de place à la sensibilité et à l’imagination ? M. Pierre Champion est un imaginatif, mais que surveille et au besoin refrène un chartiste. C’est dans ce conflit et finalement dans cette alliance de dons très différents que résident l’attrait et la valeur de sa manière.

Le Grand Prix Gobert à M. Robert Parisot pour son Histoire de la Lorraine, travail considérable, auquel l’auteur a consacré toute sa vie d’érudit, et auquel il a — sans métaphore, hélas : — usé sa vue. Professeur à l’Université de Nancy, M. Parisot s’est enfermé dans l’étude du passé de sa province ; il a voulu en tout connaître et en tout dire, depuis et y compris l’époque des cavernes jusqu’à nos jours. Ne se bornant pas à l’histoire de ce qu’on appelait la Duché, mais comprenant sous le nom de Lorraine toute la région qui va de l’Argonne au Rhin, il a assumé la tâche de raconter de front, pour quinze siècles, l’histoire de petits États tous différents de régime et de destinées, et passe sans cesse du duché de Lorraine aux Trois Évêchés, aux républiques bourgeoises, aux principautés sarroises ou rhénanes. Des faits, rien que des faits. Pas un développement suspect d’être littéraire. L’émotion soigneusement refoulée. Ainsi M. Parisot, a fait le livre qu’il voulait faire, le répertoire de matériaux le plus complet et le plus utile. C’est un ouvrage qui manquait à l’histoire de l’Europe et auquel tous les historiens devront désormais recourir. Notez que ce travail sur une province a été fait en province. On souhaiterait à toutes nos régions un pareil monument d’histoire, pour le maintien de la tradition provinciale et aussi pour l’édification des chercheurs qui sont à l’affût de nos richesses et de notre passé. Ce sont ces Frances provinciales qui font la France.

Le prix Thiers à M. Geoffroy de Grandmaison pour le deuxième volume de son grand ouvrage sur l’Espagne et Napoléon. Des portraits brillamment enlevés, des pages émouvantes, un récit saisissant des deux sièges de Saragosse, un pittoresque tableau de la Cour du roi Joseph, avec une étude très poussée des malentendus qui s’élevèrent entre Napoléon et son frère. L’Académie marque ainsi à M. de Grandmaison avec quel intérêt elle suit son labeur d’historien averti et sagace.

À côté de ces beaux travaux, je m’empresse de placer un livre plein d’idées, plein de choses, et de la lecture la plus attrayante, qui joint à tous ces mérites celui de réformer une erreur trop facilement accréditée : ce sont les deux volumes de M. Fernand Baldensperger sur le Mouvement des idées dans l’émigration française de 1789 à 1815. L’émigration fut-elle une faute ? Elle est un fait : quelles en ont été les conséquences ? Ici, on a coutume de répondre par un de ces mots taillés à facettes, qui font fortune, qu’on se repasse, et qui dispensent ou qui empêchent d’y aller voir. Il est convenu que les émigrés, à leur retour en France, n’avaient « rien appris et rien oublié ». Comment le croire ? C’est ce qui, après l’étude de M. Baldensperger, ne sera plus permis.

Voici des Français brutalement arrachés à toutes leurs habitudes, et à la plus chère de toutes, cette vie de société, qui faisait pour eux la fameuse douceur de vivre. Dans leur isolement forcé, ils se replient sur eux-mêmes. L’individualisme se développe, le moi s’exalte et se passionne. Cependant leurs yeux s’ouvrent à des décors qui les dépaysent. De l’Angleterre où Chateaubriand connait le froid et la faim, de l’Allemagne où la seule ville de Hambourg abrite 40 000 émigrés, aux châteaux de Pologne et d’Ukraine qui recueillent les combattants de l’armée de Condé, aux forêts de Courlande devant lesquelles rêve Mme Vigée Le Brun, aux quais de la Néva dont la beauté majestueuse impressionne l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, tout leur est nouveau. Ce n’est pas seulement à d’autres paysages, c’est à d’autres états d’âme, à d’autres mœurs qu’ils s’initient. À leur grande surprise, ils découvrent que le monde n’est pas, comme ils le croyaient, tout entier et partout façonné à la française, que la littérature française n’est pas toute la littérature et que notre théâtre ne fait pas à lui seul les délices du monde entier.

Vienne le jour où la vie reprendra. Tandis que les littérateurs de la Révolution et de l’Empire, les Marie-Joseph Chénier et les Luce de Lancival, n’ont su que répéter les formules desséchées d’une littérature à bout de sève, c’est la greffe d’idées due aux émigrés qui, au lendemain de 1815, s’épanouira en une magnifique floraison littéraire. Nous lui devrons une poésie lyrique d’une richesse telle qu’on n’en avait en aucun temps connu une pareille, un théâtre rajeuni, le plus puissant mouvement d’histoire, d’archéologie, d’érudition. C’est ce qu’on désigne du nom de romantisme. Et je sais bien que c’est la mode aujourd’hui de médire du romantisme. Mais il en est de cette mode comme de beaucoup d’autres. Quelle folie, — et quelle impiété. — d’anathématiser en bloc toute une période de notre production littéraire, et cela pour des raisons qui souvent n’ont rien de commun avec la littérature ! Comme, au XVIe siècle, l’esprit français s’était retrempé dans l’étude de l’antiquité, de même, aux dernières années du XVIIIe siècle, il reprend, au contact des littératures et de la vie étrangères, une vigueur nouvelle. À la notion conventionnelle de l’émigré uniquement figé dans ses préjugés et dans son aveuglement, M. Fernand Baldensperger substitue l’image du Français intelligent, curieux, qui, hors de chez lui, s’étonne, s’informe, s’instruit, fait provision d’images et d’idées. L’Académie lui en sait gré.

Une réprobation pèse sur l’émigré, comme sur tous ceux qui n’ont pas réussi et dont la cause était désespérée. M. Baldensperger est plus équitable : « Dans les rangs disloqués de l’émigration, écrit-il, bien des frivolités, des médiocrités, des perversités, peu de lâchetés et de brutalités... Les émigrés ont gardé, comme on dit en France, le sourire ; ils n’ont jamais cessé de croire au droit que l’on a de faire face à la plus amère souffrance ; et, au nom de ce point d’honneur que ne comprenaient pas la plupart de leurs protecteurs étrangers, ils se sont entêtés, d’un geste qui n’a jamais manqué de crânerie et qui, chez certains d’entre eux, s’accompagnait de parfaite intelligence et d’infatigable curiosité, à dominer par l’esprit leur infortune. Et n’est-ce pas dans cette volonté de dépasser son destin par l’esprit que réside la plus sûre dignité de l’homme ? » Hélas ! l’histoire se recommence et les mêmes souffrances, dont on croyait le retour impossible, frappent de nouvelles victimes. Qu’elles sachent bien que nous sommes avec elles de tout notre cœur et de tous nos souvenirs, dans ces épreuves que nos pères ont connues !

Messieurs, on discute souvent pour savoir si un livre peut avoir une influence morale. Vous résolvez la question, en décernant des prix aux ouvrages utiles aux mœurs. Cette année, vous y avez inscrit un de ces livres qui, d’un bout à l’autre, sont un bréviaire des plus hautes vertus, la vie héroïque de Jean du Plessis, et vous l’avez inscrit en tête de la liste, afin que votre suffrage fût, en l’honneur de l’officier mort pour la France, une suprême citation.

Aucun de nous n’a oublié ni l’angoisse de ces jours de décembre 1923, quand les yeux de l’univers entier étaient tournés vers la partie du ciel méditerranéen où devait évoluer, s’il appartenait encore au monde des vivants, ce superbe croiseur de l’air, trophée de notre victoire, le Dixmude, — ni la stupeur qui s’empara de tous lorsque, dans son manteau d’aviateur, galons et ailes déployées aux manches, celui qui fut le commandant du Dixmude sembla n’être sorti de sa tombe que pour annoncer la catastrophe glorieuse. C’est lui, ce mort glorieux qui ressuscite dans ce livre, — à peine un livre, — écrit par un père, lui-même admirable officier de la guerre, à l’aide des lettres familières et du journal intime laissé par son fils.

Voici Jean du Plessis, jeune aspirant de marine, tel que l’ont formé les leçons d’une famille d’élite et une éducation religieuse qui a fait de lui, pour toujours et dans toute la force du terme, un croyant. Aux traits qui lui valent l’estime et l’amitié de tous s’en ajoute un qui ne saurait vous laisser indifférents : le goût des arts, le besoin de culture. Shakespeare se méfie de ceux qui n’aiment pas la musique. Écoutez Jean du Plessis : « Je voudrais tant entendre quelque chose qui ressemble à de la musique ! C’est un véritable besoin de l’homme, et je souffre d’en être privé. » Ses heures les plus douces, les heures qu’il qualifie d’idéales, sont celles qu’il passe avec son ami Platon et son non moins grand ami Sophocle. Lui-même a des dons d’écrivain. De ses lettres, écrites sans souci de style et où court la plume, on détacherait, — sur les nuits d’Orient, sur l’énigme du Sphinx, sur l’enchantement des Cyclades, — des pages colorées et poétiques. Tel est, encore une fois, l’officier de chez nous marin ou soldat, il se complète par le lettré.

Pendant la guerre. Jean du Plessis partage le chagrin de tous ses camarades de la marine, attristés de n’avoir pas un rôle plus actif « Ah ! écrit-il, que j’envie le moindre fantassin sur la frontière de l’Est ! » Jusqu’à ce jour de février 1917 où, dans les tranchées qu’il garde en Orient, vient le chercher l’ordre qui va faire de lui un pilote de dirigeable. Dans ce choix, qu’il n’avait provoqué par aucune démarche, un croyant tel que Jean du Plessis ne pouvait manquer de voir une intervention providentielle. Maintenant il est sur le chemin de sa destinée. C’est lui qui, lorsque l’Allemagne devra livrer ses rigides, prendra possession du L. 72, le futur Dixmude. « Un matin de juillet, écrit un témoin, le L. 72 nous apparaît dans le ciel brumeux du Nord... Un équipage allemand le monte, visages sombres et consternés. À l’une des fenêtres de la nacelle avant, Jean du Plessis affiche sa joie d’amener à son pays ce magnifique croiseur. » Reste à deviner les secrets de l’engin mystérieux que les Allemands nous ont livré, sans nous rien dévoiler de son mouvement, et dont ils disent, narquois, qu’il n’ira jamais au centre de Cuers. Songez que Jean du Plessis, qui ne peut rien démonter du dirigeable inconnu, doit l’étudier uniquement par le dehors ! Et, au jour dit, il prend son vol et accomplit la traversée de Maubeuge à Cuers, avec une aisance qui fait l’étonnement des Allemands eux-mêmes... Je passe sur les luttes que soutient Jean du Plessis pour empêcher que, devenu français, le ballon, dégonflé ne soit plus qu’une chose morte. Le Dixmude a repris possession des airs : dans un raid de cent dix-neuf heures, il parcourt 8 000 kilomètres sans arrêt. Jean du Plessis a une confiance absolue dans son navire aérien, — et une seule crainte. « Je ne crains qu’une chose, a-t-il dit maintes fois, le feu, et comme source de feu, la foudre. » La foudre ! Elle va donner à cette dernière traversée, si heureusement commencée, son dénouement tragique. Le ballon prend feu en plein vol. Et c’est, pour Jean du Plessis et pour ses compagnons, la mort splendide entre la mer et le ciel, sublime holocauste à la Patrie.

Un héros, c’est le nom qui convient à Jean du Plessis, un héros, — et un saint ; on fausserait l’image que nous devons garder de lui, si on n’insistait pas sur ce côté d’ardente piété. Maurice Barrès a décrit les familles spirituelles de la France : Jean du Plessis illustre la famille chrétienne. Puisse la semence de ses vertus lever et fructifier ! C’est pour cette noble fin que l’auteur de ce livre l’a écrit. La Vie de Jean du Plessis, comme la Vie de Guynemer, c’est pour nous tous un devoir de les mettre entre les mains de nos fils, afin qu’ils y sentent palpiter l’âme fraternelle des héros morts jeunes.

J’aimerais à feuilleter avec vous de très beaux livres qui font honneur à la critique et éclairent bien des points dans l’histoire de la littérature et des arts. La thèse de M. Jean Baruzi sur Saint Jean de la Croix et l’expérience mystique, qui a fait événement dans les milieux philosophiques, est un de ces livres essentiels qui marquent une étape dans l’étude d’une question, de l’une des plus délicates et jusqu’ici des plus obscures. — M. Pierre Audiat, qui porte un nom depuis longtemps cher aux lettres, dans sa Biographie de l’œuvre littéraire, propose un système de critique ingénieux et nouveau, où l’œuvre d’art est traitée comme un être vivant. — M. Pierre Trahard dans La Jeunesse de Mérimée dessine, avec un remarquable art des nuances, la figure si complexe de Prosper Mérimée et discerne tous les traits et toutes les influences qui aboutiront à cette merveille d’art, les Nouvelles. — M. Marc Citoleux, dans une étude approfondie sur la poésie lyrique d’Alfred de Vigny, nuance de quelques touches moins sombres le pessimisme du grand désespéré. — M. Henri Malo, en deux volumes dont la lecture est un charme, évoque, dans l’éclat de leur beauté, de leur talent et de leur renommée, avec une admiration qui s’égaie parfois d’un sourire, ces deux muses, mère et fille, Sophie et Delphine Gay. — M. Armand Praviel, qui a l’art de faire revivre les drames du passé, nous émeut par l’Histoire tragique de la belle Violante. — M. Paul Dottin raconte, comme on ne l’avait pas encore fait, la vie et les aventures étranges et surprenantes de l’auteur de Robinson. Et c’est un médecin lettré, le docteur Maurice de Fleury, qui, dans son livre sur l’Angoisse humaine, a mis, avec toute son expérience de praticien, toute sa finesse de psychologue.

Vous me permettrez, puisqu’il faut faire un choix, de choisir les piquantes études que le comte de Luppé consacre aux jeunes filles à la fin du XVIIIe siècle. Vous savez combien notre littérature, si riche en documents de toute sorte, est pauvre en renseignements sur la vie de la jeune fille. Pour le XVIIIe siècle finissant, nous avons ce document de haut goût : les Lettres de Manon Phlipon à ses amies, les demoiselles Cannet. Les Lettres de Geneviève de Malboissière, leur font pendant et surtout contraste. Tandis que dans l’intérieur étroit, médiocre et gêné, du bonhomme Phlipon étouffait la jeune Romaine, éloquente et dissertante, qui sera Mme Roland, Geneviève de Malboissière est riche et du monde : avec elle, nous entrons dans la vie d’une famille de finance, vie large et facile, relations mondaines, séjours à la campagne, plaisirs dont le plus goûté est le théâtre. Il est curieux de voir la place que tient le théâtre dans la vie élégante de ce temps-là. Les Malboissière ont une loge à la Comédie-Française. Geneviève y applaudit Mlle Clairon et Le Kain. Elle était là le jour où les comédiens, en révolte contre le duc de Richelieu, furent appréhendés et conduits au For-l’Évêque. Elle-même compose de petites pièces qu’on joue en famille. Remarquablement instruite, elle a la passion de l’étude. Elle lit le grec et le latin, correspond avec son amie en italien et en anglais. Notez que de tout ce savoir elle ne tire pas plus de vanité qu’elle n’en a de fausse honte. Il lui semble tout simple, comme il l’est en effet, qu’une femme soit instruite et, qu’elle ait le goût des choses de l’esprit. Et de l’esprit elle en a, du plus naturel et du plus gai.

Écoutez-la conter la façon dont on vient de la demander en mariage : « Ah ! mon enfant, un bon trait de comédie. Un homme... que nous n’avons pas vu depuis deux ans... est venu hier faire une visite à ma mère par la petite lucarne de la loge à l’Opéra et lui a dit qu’il voulait lui parler en secret. Elle s’est approchée de sa tête et il lui a demandé à l’oreille : « Voulez-vous marier votre fille ? — Non, lui a répondu ma mère, et d’ailleurs je ne crois pas que ce soit ici que l’on doive parler d’une semblable affaire. — Vous ne voulez donc pas, a-t-il répliqué. Le parti était pourtant très avantageux. En ce cas, je m’en vais... » Il a refermé la lucarne et est parti. » Un Rivarol n’aurait pas plus prestement enlevé cette scène de la demande en mariage à la lucarne.

À défaut de ce « parti très avantageux », qui épousera Geneviève de Malboissière ? Sera-ce certain petit cousin « aimable, doux, affable, obligeant », nous dit tourner autour d’elle et, ne guère quitter ses jupes ? « Je le vois presque à tous les moments, nous confie-t-elle. Dès huit heures il est chez moi, assiste à ma toilette, me poudre, me met mes souliers, m’attache mes bracelets, me noue mon collier, me met mes bagues... Le soir... il monte avec moi, m’ôte tout ce qu’il m’a mis le matin, et, dès que je suis coiffée de nuit, il s’en va... » Ce petit coquin de Lucenay, nous le connaissons, c’est déjà Chérubin. Seulement Chérubin n’est pas pour faire un mari de tout repos. Fiancée à un jeune homme qui semble avoir été très digne de son amour, Geneviève de Malboissière le perd, tué par la rougeole — et par son médecin. Quelques mois après, elle-même est emportée par le même mal, — et par son grand chagrin. Ses lettres lui assurent, dans la galerie des jeunes filles françaises, une place de choix, à égale distance d’Armande et d’Henriette.

Pour le prix du roman, Messieurs, vous vous efforcez chaque année de trouver, sinon de découvrir, un écrivain jeune et d’inspiration élevée. Le roman de M. François Duhourcau, l’Enfant de la Victoire, vous a paru être ce livre généreux d’un auteur jeune. Le sujet en est l’un des problèmes les plus douloureux qui se posent à la société d’aujourd’hui. Gérard Etchandy a perdu son père, tué à la guerre. Dans l’exaltation du moment, il a cru qu’au lendemain d’une victoire, faite de si durs sacrifices, les familles les plus éprouvées pourraient compter sur la reconnaissance du pays et du moins avoir l’avenir assuré. Le réveil est cruel : il faut vendre la maison, prendre un emploi, et quel emploi ! Écœuré de toucher pour un labeur de scribe un salaire de misère, Gérard se fait chauffeur de taxi : les piétons n’ont qu’à se bien tenir...

Ces doléances d’une jeunesse déçue par le lendemain de la victoire, nul n’est plus qualifié que M. François Duhourcau pour nous les faire entendre. La guerre l’a trouvé officier de métier ; il s’est battu avec une bravoure qu’attestent d’admirables citations : aujourd’hui, une de ses manches pend à son côté et lui donne l’air d’être un petit frère de notre cher général Gouraud. Faute de pouvoir tenir désormais l’épée, il a pris la plume et s’est bien vite classé parmi les meilleurs de nos jeunes romanciers. Un tel homme a le droit de parler, et devant certains spectacles d’aujourd’hui la rancœur n’est que trop légitime. Toutefois, à un François Duhourcau la révolte ne convient pas. Il sait qu’à cultiver les rancunes et les haines de classes, on fait de mauvaise besogne. Insister sur certains malaises du corps social, c’est préparer les voies à ceux qui rêvent de l’universel bouleversement. Son livre finit sur un appel à l’union et un acte de foi dans la patrie. Voilà l’inspiration élevée.

Un jeune romancier, lui aussi, M. Martin Chauffier, dans l’Épervier, auquel a été décerné le prix Paul Flat, se montre bon peintre de la nature et subtil analyste des âmes. Dans un cadre de Bretagne sauvage, il évoque la sauvage passion d’une jeune aristocrate, Anne de Loqueltas, pour son frère. Le cas n’est pas rare de ces affections exclusives et farouches qui pèsent sur toute une destinée : on songe à l’affection d’une Henriette Renan pour son frère. Seulement Alain de Loqueltas n’est pas Renan : ce n’est qu’un pauvre être, un garçon insignifiant ; mais combien de fois, devant le déchaînement d’une passion, avons-nous souri de pitié à voir la pauvre mine de celui qui l’inspire !

Un peu de musique, un peu de rêve, une brise d’air pur ; c’est le coin des poètes. Le prix Davaine, qu’il est d’usage d’attribuer à une carrière de poète, ne pouvait mieux s’adresser qu’à Mme Marie-Louise Vignon qui, dans le Cœur ardent et grave, après avoir évoqué en vers nombreux les rêves déçus et les espoirs brisés, nous fait cet aveu :

Je n’ai jamais vécu que de toi, Poésie.

Le prix François Coppée à Claude Cordès pour Les feux sur le Liban, où des vers d’une belle plénitude d’harmonie et d’un rythme heureux, traduisent des impressions d’Orient élargies par les souvenirs bibliques.

Le prix Archon Despérouses à M. Honoré Broutelle pour ses très savoureux Poèmes sarthois ; à M. Jean Lebrau pour Témoignage, recueil de vers parfumés qui mêlent

Aux roses du Béarn le buis de sa Corbière ;

à Mme de Mexmeron de Dombasle pour de beaux vers d’amour : Ainsi ma vie. Et je ne puis que citer de M. Jacques Maymor, Pauvre de moi ; de Mlle Mérens Melmer, Sous l’Auvent ; de M. Jacques Gausseron, Le chant de la mer et de la solitude. M. Liger Belair, auteur des Iris noirs, est un Français qui publie des vers en Belgique où il est fixé. Et c’est très bien ainsi, écrit son préfacier, M. Dumont Wilden. « Les écrivains français ne sont-ils pas chez eux en Belgique, comme les écrivains belges de langue française sont chez eux en France ? » Des prix d’Académie à Georges Rollin pour Casqués d’Azur, poèmes de guerre dont quelqu’un qui s’y connaît, le maréchal Foch, ne craint pas d’écrire « C’est bien l’âme de la patrie qui, tout le long de la route, s’est fait entendre par la voix du capitaine Rollin » ; à M. Édouard Beaufils pour le Sortilège, vers enthousiastes à sa chère Italie ; à M. Brindejont-Offenbach pour l’Ombre sur la mer, où plus d’une pièce, de large inspiration, mérite l’éloge décerné par la comtesse de Noailles d’avoir « la majesté des grandes complaintes ». Que ces bons poètes soient remerciés ! Grâce à eux, la tradition ne se perd pas chez nous du vers français qui est vraiment un vers, réglé par une prosodie qu’ont peu à peu élaborée le temps et le génie de nos grands poètes, plein de sens autant que d’harmonie, et à qui sa clarté n’interdit pas les lointains prolongements.

Je m’excuse auprès de tant de lauréats que je voudrais et que je ne peux citer. Mais comment ne pas signaler l’hommage rendu par l’Académie à l’admirable amie de la France qu’est Mme Noëlle Roger ? Vous vous souvenez tous de l’émotion que souleva, quand il parut aux premiers temps de la guerre, ce livre d’admirative tendresse, les Carnets d’une infirmière. Pour la première fois, nous arrivait la voix de nos blessés, et c’était pour nous donner confiance. Une infirmière s’était penchée sur eux, recueillant pour nous l’écho de leurs âmes courageuses. Et cette infirmière nous venait de Suisse. Mme Noëlle Roger est la fille de cet érudit genevois, Théophile Dufour, qui, un demi-siècle durant, a accumulé les matériaux de l’édition définitive de la Correspondance de Rousseau, publiée actuellement sous votre patronage. Mariée à un maître de la science anthropologique, elle s’est intéressée à ses travaux et s’en est inspirée dans de beaux récits. Grande voyageuse devant l’Éternel, partout où un spectacle nouveau sollicite son attention, elle accourt : hier en Angleterre, en Orient, en Roumanie ou en Albanie. Mais de tous les pays où l’a menée son humeur cosmopolite, celui qu’elle aime le mieux, c’est la France. Là est, à vrai dire, sa seconde patrie. Combien cette patrie lui tient au cœur, elle même peut-être ne l’a su que le jour où la France a été en danger. L’Académie adresse son hommage à la noble femme qui fut maternelle à nos petits soldats, comme à l’écrivain le plus original peut-être que possède la Suisse romande contemporaine, à la Genevoise si bonne Française par l’esprit et par le cœur.

Parmi vos prix les plus recherchés, ceux que vous dénommez « prix d’ensemble », sont une marque spontanée de votre estime. C’est ainsi que pour le prix Née vous êtes allés chercher au fond de la province, où il se cantonne jalousement et pieusement, un écrivain qui à la publicité des succès bruyants a toujours préféré le suffrage des délicats. Charles de Bordeu, né dans la maison où son grand aïeul Théophile de Bordeu était né, n’a jamais quitté son Béarn, et il s’est consacré tout entier à le célébrer. De Jean Pic, roman béarnais, et de Maïa, légende basque, à Terre de Béarn et à Un cadet de Béarn, tout a l’humeur béarnaise en cet auteur béarnais. Et M. Barthou ne lui en veut pas. Ce qu’un Émile Pouvillon a fait pour le Quercy, un Ferdinand Fabre pour les Cévennes, Charles de Bordeu l’a fait pour le Béarn. Heureux l’écrivain qui, vivant toute sa vie dans ses champs, ne demande ses inspirations qu’à eux seuls, et sait faire tenir dans ce cadre familier l’éternelle comédie humaine !

M. André Lebreton, à qui échoit le prix Vitet, est un de ces maîtres restés fidèles à la manière bien française de parler de littérature en lettré. Partout où il enseigne, il fait courir tout Bordeaux ou tout Paris. Il a donné la fleur de cet enseignement dans une série de livres qui, d’Honoré d’Urfé à Balzac, forment une sorte d’histoire suivie du roman français contée avec autant d’esprit que de savoir. Exégète passionné de Victor Hugo, nous apprenions hier qu’il venait d’être nommé à la chaire nouvellement créée en l’honneur du poète des Odes et de la Légende des siècles.

M. Ferdinand Bac, titulaire du prix Calmann-Lévy, littérateur, voyageur et artiste, dont le nom est populaire sur notre Côte d’Azur, a bien mérité de l’art des jardins par la façon dont il en parle autant que par la maîtrise avec laquelle il l’applique.

Le prix Botta à M. Joseph Agorges pour sa double carrière de professeur et de journaliste, récompense à laquelle eût applaudi Émile Faguet.

Le prix Toirac à M. Edmond Sée, un des plus délicats parmi nos auteurs dramatiques et qui excelle à dessiner un caractère par les moyens de la scène.

M. Jules Bertaut, qui reçoit le prix de Jouy, est un chroniqueur alerte et un curieux de lettres, également habile à nous entretenir des écrivains d’hier et de ceux d’aujourd’hui. Il vient d’évoquer dans un livre charmant qui a le charme mélancolique des choses disparues, le Boulevard, — ce boulevard qui n’est plus aujourd’hui qu’un boulevard après avoir été la grande voie parisienne, un boulevard, où il y avait encore le Café Anglais, la terrasse de Tortoni, la Librairie Nouvelle et le théâtre des Nouveautés, et où il n’y avait ni banques, ni bureaux de poste ; un boulevard où le Vaudeville n’était pas encore américain, où on pouvait se promener entre Parisiens et entendre parler français ! Et vous savez bien, Messieurs, que ce regret du boulevard n’est pas seulement un thème de chronique sur un air connu. Hélas ! s’il n’y avait de changé que l’aspect des lieux ! Mais c’est l’esprit, ce sont les mœurs qui changent — et qu’on regrette.

En terminant, et m’excusant de n’avoir pu citer que trop peu de nos lauréats, en votre nom, Messieurs, je tiens à envoyer à tous les écrivains français l’assurance des sentiments d’ardente sympathie avec lesquels nous suivons leurs efforts. Si les temps sont devenus difficiles pour tous les Français, ils ne le sont pour personne plus que pour les écrivains français. Les plus âgés voient surgir au soir de la vie, des angoisses contre lesquelles tout l’effort accumulé de longues années de labeur n’a pu les garantir. Devant les plus jeunes se dresse l’âpre question de savoir si la carrière de leur choix leur sera un suffisant moyen d’existence. Par une sorte de privilège à rebours, tandis que dans tous les métiers le salaire suit le mouvement ascensionnel de la « vie chère », l’écrivain est, avec l’artiste, à peu près le seul dont le gain reste désespérément stationnaire, si même il ne diminue pas. Or le pain ne coûte pas moins cher pour lui que pour le travailleur manuel et, lui, l’impôt ne l’épargne pas. Pourtant il ne perd pas courage ; il accepte, sans se plaindre, sa large part de l’épreuve commune ; et parce qu’il a foi dans sa tâche, il continue. Honneur à lui ! Aux écrivains français qui, dans ces temps difficiles et au prix des plus durs sacrifices, luttent pour la défense d’une civilisation contre laquelle tant d’ennemis sont ameutés, l’Académie adresse son salut, son hommage et ses vœux.