Discours pour l'inauguration de la place Pierre Gaxotte, Revigny-sur-Ornain

Le 15 décembre 1984

Jacques SOUSTELLE

Inauguration de la place Pierre Gaxotte

à Revigny-sur-Ornain (Meuse)

 

 

Monsieur le Ministre,
Messieurs les Parlementaires,
Monsieur le Préfet, Commissaire de la République,
Monsieur le Conseiller général,
Messieurs le Maire et les Conseillers municipaux,
Mesdames, Messieurs,

 

L’Académie française ne pouvait manquer de s’associer à l’hommage que Revigny rend aujourd’hui à son illustre fils. Il était naturel qu’elle déléguât à cette manifestation celui qui a eu l’honneur de succéder à Pierre Gaxotte au 36e fauteuil, occupé par lui pendant trente ans. Admirateur de son œuvre, je me vois aujourd’hui avec émotion au cœur de ce terroir qu’il a tant aimé, où il est né il y a 89 ans, où s’est écoulée toute son heureuse jeunesse et auquel il a consacré quelques-unes de ses pages les plus tendres et les plus enjouées.

Mon vinage et moi : ce livre, et ses allègres chroniques du Figaro ont immortalisé Revigny. Parvenu au faîte des honneurs, personnalité parisienne, auteur de chefs-d’œuvre tels que l’histoire de la Révolution française, Louis XV, Histoire des Français, Pierre Gaxotte n’a jamais laissé se distendre le lien d’affection et de nostalgie qui l’unissait à ce lieu. Tel Du Bellay évoquant son « petit Liré » et la « douceur angevine », il a bien souvent rapporté à son origine lorraine les qualités essentielles de son esprit, le réalisme, le sens civique. Surtout, par petites touches souvent marquées d’une aimable ironie, il s’est attaché à dépeindre Revigny tel qu’il l’a connu dans son enfance avant les terribles tribulations de la Première Guerre Mondiale sous la bienveillante autorité du Président Fallières à la barbe fleurie.

Pierre Gaxotte se plaisait à replacer Revigny dans le cadre de cette Lotharingie dont l’histoire, riche en bouleversements, a largement déterminé celle de l’Europe depuis le partage de l’empire de Charlemagne.

Toute l’œuvre de Pierre Gaxotte, et plus particulièrement son Histoire de l’Allemagne, reflète sa profonde connaissance de cette partie du continent. Il avait, hélas, de bonnes raisons d’en déplorer l’instabilité, génératrice de conflits armés. La destruction quasi totale de Revigny lors  de l’invasion allemande en 1914 lui infligea un choc, un traumatisme auquel il a fait plusieurs fois allusion. L’incendie qui ravagea la ville ne laissa subsister, de la maison où le père de l’historien exerçait sa profession de notaire, qu’un montant de porte où demeurait encore accrochée une plaque d’émail avec le texte  : « Pour l’étude, entrez sans sonner ». Pour Gaxotte, le désastre inutile, irrationnel, qui a frappé Revigny symbolisait l’absurdité des guerres. En 1914, écrit-il, il s’est trouvé ne posséder au monde que « son uniforme de lycéen et deux chemises ». C’est dans cet état de dénuement qu’il entra, séparé radicalement et par force de son milieu natal, dans la vie d’étudiant, couronnée par son succès au Concours de l’École Normale Supérieure en 1917.

Pour qui est familier des ouvrages de Pierre Gaxotte, un lien solide apparaît entre son attachement à sa province et sa conception de l’histoire. Que de fois n’a-t-il pas proclamé que pour lui les faits humbles et quotidiens de l’existence humaine revêtaient autant d’importance que les gestes glorieux des Grands ! « L’Histoire vue de la cuisine » fut un de ses thèmes favoris. En fait, pour lui, tout contribuait à l’histoire, à cette histoire totale qui associe au récit des événements la description des modes de vie, des vêtements et de l’habitat, des subsistances et des moyens de communication. Rebelle à ce qu’il appelait « l’énormité », Pierre Gaxotte aimait faire ressortir que la civilisation hellénique, à laquelle nous devons la perfection, s’était déployée sur une faible étendue en Attique, sur une Acropole qui n’était pas plus haute que la butte Montmartre et dans un Parthénon dont les dimensions ne dépassaient pas celles d’une mairie de sous-préfecture. Capable, et il l’a montré avec éclat dans son œuvre, des plus vastes synthèses, notre historien n’en a jamais pour autant négligé les détails, minuscules ou futiles en apparence, qui constituent en réalité la substance, la chair et le sang de la vie des hommes.

Aussi le microcosme de son village lui a-t-il fourni un sujet privilégié. Lui qui vivait à Paris sans beaucoup fréquenter les dîners en ville, au milieu de ses livres — notamment cette Encyclopédie du XVIIIe siècle qui l’obligea à se pourvoir d’un appartement susceptible d’y accueillir ses 35 volumes — et auprès d’un Siamois dit « Prince des Chats » dont il a donné un ravissant portrait, lui donc qui aurait pu oublier ce coin de terre ne cessa au contraire de lui dédier un hommage attendri, quelquefois caustique, toujours fervent.

Au fil de ses chroniques, nous voyons défiler sous nos yeux les personnages d’une comédie humaine quia pour théâtre Revigny : les officiels et les importants, bien sûr, en commençant par son père le notaire qui doit donner chaque année un banquet où l’on mange un peu trop pour respecter la tradition, le maire à qui les pompiers, avec leur orphéon, vont jouer des aubades, et puis surtout les personnages pittoresques qui excitent la verve du conteur. Apparaissent devant nous le ferblantier qui battait sa femme — laquelle pour se venger jetait par la fenêtre la vaisselle du ménage ; le marchand de peaux de lapin ; le facteur, jovial, observateur et curieux, colporteur de nouvelles, qui se désaltérait, de maison en maison, en commentant le contenu des lettres qu’on lisait devant lui ; les lavandières qui, par beau temps, échangeaient rumeurs et ragots, pas toujours bienveillants, au bord, de la rivière. C’est tout un monde que fait revivre son talent de narrateur, sur un ton amusé à la fois sceptique et affectueux.

La vie de Revigny, entre 1900 et 1914, comme celle de maint village de France, était rythmée par un certain nombre de temps forts que Pierre Gaxotte a évoqués dans ses écrits. Il y avait le 14 juillet et la fête patronale de St Christophe, deux dates proches qui associaient pratiquement en une seule série de festivités les fastes de la République et les rites de l’Église. À ce propos, on remarquera que notre auteur a souligné plus qu’une fois combien l’instruction civique dispensée par l’instituteur et l’éducation religieuse dirigée par le curé, loin de se combattre, s’étayaient pour ainsi dire l’une l’autre dans le village à cette époque, alors même que les élections donnaient lieu à de sévères passes d’armes auxquelles prit part une fois le jeune Gaxotte en allant déchirer publiquement les affiches électorales d’un candidat adverse. Quoi qu’il en fût, la paix civile régnait généralement à Revigny, et les gamins de l’école communale fournissaient volontiers leur contribution aux chœurs de la paroisse.

Autres temps forts de l’année : Pâques avec le mystérieux envol des cloches pour Rome et leur non moins mystérieux retour, chargées de bonbons pour les enfants, et Noël, Saint Nicolas et les cadeaux. C’est là qu’on voit poindre chez Pierre Gaxotte l’esprit critique, le doute cartésien, la vocation scientifique, car, nous dit-il, il se posa bien vite des questions. Comment, par exemple, les cloches peuvent-elles sortir du clocher de l’église et surtout y rentrer sans déranger ou briser les tuiles ? Problème angoissant ! L’enfant eut le tort de montrer quelque scepticisme au sujet de St Nicolas : par voie de conséquence, l’année suivante il n’y eut pas de cadeaux. D’où ce commentaire très révélateur : « Que n’ai-je fait semblant de croire aux gens en place et aux choses qui rapportent ; je serais opulent, fier, orgueilleux, doré sur tranche... Tant pis ! Tant mieux ! » Avec le sourire, Gaxotte résume en peu de mots sa philosophie. Il aurait pu facilement être opulent et orgueilleux : le penchant profond de son être le porta à observer et à méditer, sans illusion mais sans amertume.

Il faut relire sa description du comice agricole qui se célébrait à Revigny tous les 4 ou 5 ans pour en apprécier l’humour et la chaleur humaine, en même temps qu’un brin de malice. On sent à quel point ces images de l’enfance se sont gravées de façon indélébile dans la mémoire du jeune garçon devenu écrivain renommé, historien respecté, académicien. Dans le trésor de souvenirs que chacun de nous porte et chérit au fond de son cœur, Revigny a toujours tenu la première place chez Pierre Gaxotte alors même que toute sa vie d’adulte l’avait matériellement éloigné de sa province natale.

Aussi est-ce un juste hommage que Revigny a tenu à rendre à la mémoire de celui qui a placé son nom sur la carte intellectuelle de la France. Revigny peut s’enorgueillir d’avoir suscité et maintenu l’amour d’un des grands historiens français, écrivain de très haut talent et penseur de premier rang. Je voudrais en effet, en terminant, souligner que si Pierre Gaxotte s’est montré, dans les évocations de son enfance et les descriptions de son village, un peintre intimiste d’une rare qualité, nous ne devons pas oublier qu’il laisse une œuvre capitale en ce qui concerne notamment les deux siècles essentiels de Louis XIV et de Louis XV, où la puissance française, la culture française, le goût français régnaient sur l’Europe et dominaient la civilisation de l’époque. Nul mieux que lui n’a su à la fois dépeindre en larges tableaux les événements, les personnages et les traits fondamentaux de notre pays pendant cette période, et en démonter en quelque sorte les rouages, en révéler les ressorts jusque dans les détails les plus secrets, avec une extraordinaire érudition alliée à la clarté cristalline de l’écriture. Ce n’est donc pas seulement l’enfant du pays fidèle à ses origines que nous célébrons en ce jour, mais l’écrivain et le savant que toute la France honore parce qu’il honore toute la France.

 

Jacques SOUSTELLE,
de l’Académie française.