Discours prononcé à l'occasion de la mort de Pierre Benoit

Le 8 mars 1962

Maurice GARÇON

Hommage à Pierre Benoit[1]

lu en séance le 8 mars 1962

 

 

L’Académie déplore aujourd’hui la mort de notre confrère Pierre Benoît. Depuis plusieurs semaines nous avions été avertis de la gravité de son état de santé, mais sa robuste constitution lui a permis de résister si longtemps que nous avions repris espoir en sa guérison. Pourtant le mal a triomphé de lui et il nous reste à regretter la disparition d’un de ceux d’entre nous qui faisait grand honneur à notre Compagnie et qui était le plus attaché à nos traditions.

Il était entré de bonne heure à l’Académie française, porté par le succès, mais, avant de nous appartenir, il avait pris des habitudes de vagabondage que le siège qu’il occupait chez nous ne lui fit pas abandonner.

Peut-être devait-il à son hérédité son goût pour les déplacements. Il avait suivi son père, officier, au hasard des garnisons et avait passé sa jeunesse en Tunisie et en Algérie. C’est là aussi qu’il fut soldat. Peut-être cette jeunesse passée en Afrique du Nord l’a-t-elle initié à l’attirance mystérieuse du désert où il plaça Antinea.

Ses études secondaires terminées, il hésita sur le choix d’une carrière. En Algérie, il commença l’étude du Droit, mais il estima vite qu’il était peu fait pour les controverses juridiques.

Revenant dans la métropole, il conquit à Montpellier une licence ès lettres. Les Lettres le conduisirent à l’Histoire et il vint à Paris avec l’ambition de concourir à l’agrégation.

Paris ! Il s’y lia avec d’autres jeunes qui, comme lui, devaient faire leur chemin. Francis Carco que protégeait Paul Bourget et mes chers amis Mac Orlan et Roland Dorgelès. C’est de cette époque que date mon amitié pour Pierre. Nous ne sommes plus que quelques survivants de cette période heureuse.

À l’agrégation, Benoit échoua mais il devint rédacteur au Ministère de l’Instruction publique.

Ce n’était plus le temps où les « Ronds de Cuir » de Courteline, paraissaient dans les Ministères lorsqu’ils n’avaient rien de mieux à faire, mais on y jouissait encore de grands loisirs. Au demeurant, c’était presque une tradition pour les poètes de cultiver la Muse dans les bureaux des administrations publiques. Paul Valéry était passé à la Guerre, Dierx à l’Instruction publique, Verlaine et Samain à l’Hôtel de Ville. Pierre Benoit à l’abri des cartons verts de son bureau publia en 1914 un volume de poésie, Le Diadumène, dédié à Maurice Barrès.

Cependant, plus que poète, notre ami devait se révéler un conteur incomparable. Sachant mêler ses connaissances d’historien à l’a fantaisie malicieuse de son imagination, il composa des récits dont l’intérêt ne se ralentissait pas et où il mêlait à la passion une pointe d’ironie amenant le sourire au milieu du drame avec parfois une petite recherche de mystification pour déconcerter le lecteur.

Il débuta en 1917 avec Koenigsmark qui connut un prodigieux succès. Peu après L’Atlantide le rendit plus universellement célèbre et confirma définitivement son talent. Puis vinrent Pour Don Carlos, Le Lac Salé et Mlle de la Ferté, le meilleur peut-être de ses livres qui le fit comparer à Balzac.

En 1931, il fut accueilli dans notre Compagnie par Henri de Régnier qui s’étonna de le voir présent à la séance de réception, habitué qu’on était de le savoir le plus insaisissable des voyageurs. Depuis longtemps, il avait quitté le ministère où il avait été le collaborateur de Léon Bérard et il voyageait.

Hôte des wagons-lits et des paquebots, il parcourait le monde, curieux de tout mais restant à bord pendant les escales. Ce flâneur apparent était un grand travailleur qui ne cessait d’écrire qu’il soit à l’hôtel ou dans la cabine d’un navire. Pendant quarante ans, il livra chaque année à son éditeur avec une exactitude mathématique un nouveau manuscrit, écrit d’une petite écriture régulière et posée, qui révèle par son seul aspect le goût de l’ordre et l’équilibre secret de l’apparent fantaisiste et du faux vagabond.

Où demeurait-il ? Ses meilleurs amis n’avaient jamais que son adresse précédente et devaient inscrire sur leur enveloppe « faire suivre ».

Pourtant il leur revenait toujours souriant et mystérieux, voulant se rendre impénétrable et livrant le meilleur de lui-même : son amitié. Il n’était pas secret pour ses amis qui savaient quelle était sa fidélité. Doué d’une mémoire implacable et voulant tout savoir, il n’oubliait que ce qui pouvait pousser à la malveillance. Il voulait paraître sceptique et il nourrissait dans son cœur des trésors de tendresse. Il était bienveillant et ne se montrait intraitable que lorsqu’il s’agissait de soutenir ses amis. Sa fidélité l’amenait à des sautes d’humeur et à des bouderies généreuses, elle l’aurait poussé jusqu’à se compromettre et à provoquer des éclats pour ne pas manquer au devoir de l’amitié.

Pour moi qui l’ai connu dans tout le bonheur de notre jeunesse et qui l’ai assisté aux heures de tristesse, je perds un compagnon dont l’amitié m’était précieuse parce que j’étais sûr de sa constance.

Sa célébrité était grande. Ses œuvres avaient, comme lui, parcouru le monde et il n’est pas de langue dans laquelle L’Atlantide n’ait été traduite. Même les aveugles ont pu, avec leurs doigts agiles, lire une partie de son œuvre en caractère Braille.

Ce grand voyageur, que son humeur errante semblait condamner à ne jamais se fixer, rencontra cependant alors que déjà il descendait la colline, une femme délicieuse qui devait être la joie de sa maturité. Il construisit un beau songe, croyant pouvoir disposer du Destin.

Lui qui avait réussi à donner une réalité à ses rêves dans les intrigues de ses contes, crut qu’il pouvait bâtir sans tenir compte du sort. La Providence a ruiné son espoir. Un mal perfide, cruel, inguérissable a détruit lentement la santé de celle pour laquelle il avait organisé l’avenir sans supposer qu’il pourrait lui survivre. Ainsi eut-il la douleur de perdre celle qui était devenue l’indispensable compagne de sa vie.

J’ai assisté à ce drame atroce, recevant naguère encore les confidences désespérées de l’homme qui voyait s’effondrer tous ses espoirs.

Resté seul, il s’est replié sur lui-même, ne répondant même plus que rarement à ses amis que pourtant il aimait bien. Il ne voulait plus vivre que dans ses souvenirs.

Il prit mal en rendant visite à la tombe chère. Il était perdu car il n’avait plus de raison de vivre : le corps lutta mais l’âme avait abandonné le combat.

Il a succombé laissant d’unanimes regrets. Nous conserverons pieusement le souvenir d’un confrère, écrivain de grand talent, qui nous rendait en amitié l’estime que nous avions pour lui.

 

[1] Décédé le 3 mars 1962.