Funérailles de M. Fernand Gregh

Le 8 janvier 1960

Jacques de LACRETELLE

Funérailles de M. Fernand Gregh[1]

 

L’Académie française ressent vivement la perte qu’elle vient de faire en la personne de Fernand Gregh. Avec lui disparaît un poète, un esprit critique de belle culture, un confrère généreux et loyal.

Si l’expression de « vocation littéraire » a un sens, si on l’entend comme une sorte de credo auquel tout doit être sacrifié, aucun homme ne l’a méritée autant que Fernand Gregh.

Dès le collège, à Condorcet, il s’était mis sur les rangs, en tête des rangs même, et avait fondé une revue Le Banquet, dont il était l’animateur. C’est lui qui entraînait ses condisciples, lesquels avaient nom, entre autres, Marcel Proust et Robert de Flers.

Quatre ans plus tard, en 1892, c’est lui encore qui, de toute cette jeune cohorte, publia un premier ouvrage en librairie. C’était un recueil de poèmes, la Maison de l’enfance, qui, du jour au lendemain, rendit son nom célèbre. L’Académie lui décerna un Prix, non sans réserve, d’ailleurs, car il avait été jugé « trop révolutionnaire au point de vue prosodique », nous apprend Fernand Gregh dans un livre de souvenirs. Et il ajoute avec bonne humeur : « Nous en avons vu d’autres ».

Nous en avons vu d’autres, en effet, et qui durent parfois déconcerter ce fidèle d’Hugo et ce fervent de Verlaine. Mais je suis sûr que Fernand Gregh n’en conçut aucune amertume. D’abord il était incapable d’envie. Et puis il aimait trop la poésie pour dénigrer un autre poète.

Son œuvre poétique se poursuivit pendant plus de soixante années.

Les titres de ces recueils sont toujours symboliques et expriment bien l’enthousiasme et l’idéal élevé de ce cœur généreux. C’est la Beauté de vivre, les Clartés humaines, l’Or des minutes, la Gloire du cœur, et le dernier, telle une pierre posée sur l’énigme qui nous entoure, le Mot du monde.

Son art, s’il reste classique, évite l’emphase et sait se faire familier. Il avait vu la fin du Parnasse et la formation du symbolisme, mais sans que l’on puisse le classer dans l’une ou l’autre école. Il vit éclore plus tard l’imagination prodigue d’Anna de Noailles et la rigueur d’esprit de Valéry. Il assista à cette Jouvence où Apollinaire retrempa l’émotion poétique et à ces merveilleuses captures de l’intelligence où Jean Cocteau est maître.

La poésie, Messieurs, est comme la mer toujours recommencée. Elle est formée de vagues successives, de houles diverses, et chaque génération, à son heure, se recueille devant ces rythmes contraires, ressent un bercement identique et une même émotion.

Fernand Gregh entendit tous ces appels. Il les comprit, il les admira, mais sans répudier ce qui était son inspiration propre.

S’il fallait le situer dans ce demi-siècle de poésie, je dirais, empruntant la comparaison à la critique picturale, qu’il resta le tenant d’une poésie figurative, qui rejette le pessimisme des romantiques comme la froideur des Parnassiens et garde confiance dans la noblesse de l’homme.

Il laisse aussi une œuvre critique qui témoigne d’une grande ouverture d’esprit.

Dans son Portrait de la Poésie moderne, notamment, où il étudie, de Rimbaud à Valéry, des tempéraments et des systèmes très différents de sa propre conception de l’art, il a fait preuve d’un jugement pénétrant, sûr et équitable.

Ne cherchez pas là un classement par hiérarchie, ni l’affirmation d’une doctrine ou d’une préférence. Ce sont des commentaires pleins de compréhension, ce sont des clartés sur une esthétique qui n’était pas toujours la sienne, mais dont il se serait bien gardé d’obscurcir le rayonnement.

Enfin il faut rappeler son étude si complète, si dense, sur Victor Hugo, qui n’est pas seulement une biographie exacte et captivante, mais une analyse de l’œuvre et une anthologie, où il nous remet en mémoire, à chaque page, avec une piété presque filiale, les plus beaux vers du poète.

Ses dernières années furent occupées à rassembler ses souvenirs. Il avait une mémoire alerte et son trait fait bien revivre les figures. Il en avait rencontré beaucoup au cours de sa carrière parisienne, moins par ambition, j’en suis sûr, que par curiosité et par cette chaleur de cœur qu’il témoignait si volontiers aux êtres.

Ce qui manque sans doute à cette collection d’images, c’est le don de la caricature, l’art de la médisance ou de la polémique. Mais, que voulez-vous ! ces précieuses qualités lui faisaient totalement défaut!

C’est que sa vision de poète autant que ses sentiments intimes le portaient toujours à grandir et à embellir les choses. L’Age d’or, l’Age d’airain, l’Age de fer, ainsi a-t-il résumé, sous des appellations lyriques, les périodes qu’il a traversées.

Comme je lui demandais un jour quelle était celle qu’il avait préférée, il parut réfléchir, puis me répondit avec impétuosité et sans chercher davantage : « Toutes ! »

N’est-il pas émouvant de se dire que cette réponse, lancée comme une boutade, est en réalité, et si l’on va au fond des mots, un témoignage d’attachement qu’il voulait rendre à sa famille, à ses amis, à ses confrères des lettres, à tous ceux qui se tiennent ici, près de lui... pour la dernière fois.

 

[1] Décédé le 5 janvier 1960.