Harangue à la Reine Christine de Suède

Le 1 janvier 1656

Olivier PATRU

HARANGUE de M. PATRU faite en 1656. à la Reine CHRISTINE DE SUEDE, au nom de l’Académie Françoiſe.

 

 

MADAME,

Si l’Académie Françoiſe prend la hardieſſe de ſaluer vôtre Majeſté, & de luy offrir ſes reſpects tres-humbles, c’eſt vôtre ſeule bonté qui l’a pû rendre ſi hardie. Cette Lettre également belle & obligeante, vôtre Tableau dont vous l’avez honorée, ſont de ſi hautes faveurs, qu’elle a crû qu’en cette rencontre rien ne ſeroit moins pardonnable qu’un ingrat, qu’un lâche ſilence. En effet, quand nous penſons qu’une grande Reine n’a pas dédaigné de jetter les yeux ſur nous, & de nous envoyer des extrémitez du Septentrion d’illuſtres marques de ſon estime, nous ne pouvons aujourd’huy moins faire que d’adorer les divines mains qui nous ont fait tant de graces.

C’eſt, MADAME un devoir ſi juſte qui nous amene en ce lieu, où nous venons pour contempler vôtre Majeſté, & pour luy rendre ce culte religieux que le monde entier doit à ſa vertu. Et certainement, ſi on conſidere les actions de vôtre vie, on y trouvera je ne ſçay quoy de ſi élevé, qu’il obſcurcit toute la gloire des Monarques les plus fameux. Jamais naiſſance ne fut plus heureuſe que la vôtre. Il n’y a rien que de merveilleux, en vôtre perſonne ſacrée. Tout vôtre Regne n’est qu’une ſuite de triomphes & de ſuccez étonnans. La nature & la fortune vous ont donné tout ce qu’elles ont de plus précieux. Toutefois, MADAME, ce n’eſt point là le treſor de vôtre cœur ; & marchant dans ce ſentier épineux où l’on ne voit que des traces de Heros, vous avez cherché quelque choſe de plus rare encore que tous les dons de la nature & de la fortune. Vôtre Majeſté a donc pu dans ſa plus tendre jeuneſſe, environnée de tout ce qui peut ſeduire l’ame ou l’amollir ; elle a pû, dis-je, reſiſter au chant des Sirenes, & s’appliquer à l’étude de la Sageſſe. Que je trouve de grandeur dans cette premiere démarche ! Combien de Reines, mais combien de Rois comptera-t-on depuis ſa fondation du monde qui ayent brûlé d’une ardeur ſi noble ? Qu’une princeſſe, pour concevoir un ſi beau feu, doit être éclairée ! qu’elle doit être au-deſſus de tout le vain faſte des Diadêmes !

Mais quelle rapidité, quel progrés ſi prodigieux ! Permettez, MADAME, que je le diſe ; ſi ce n’eſt pour vôtre gloire, que ce ſoit pour l’ornement de vôtre Siecle. La connoiſſance des Langues, où nous conſumons les jours & les nuits, & le plus beau de nôtre âge, n’a été que le divertiſſement de vôtre enfance. Les Lettres humaines n’ont point de fruit, n’ont point de fleur, que vos mains Royales n’ayent cueillie. Il n’y a rien dans tout le cercle des Sciences, que vôtre eſprit, cet eſprit ſi vaſte, n’ait pénétré. Vous avez fait ce que tres-peu d’hommes ont pû faire, ce que jamais fille ni femme n’oſa tenter ; & tout cela preſque à l’entrée de vôtre vie, tout cela, MADAME, au milieu des pompes de vôtre Cour, au milieu de tous les empêchemens de la Royauté. Qu’on cherche, qu’on remuë toute l’Hiſtoire, qu’on fouille dans toute l’Antiquité : on ne trouvera rien de ſemblable ; on ne trouvera, ni cette aſſiduité, ni cette vigueur d’eſprit, & moins encore cet amour de la Vertu, que rien ne peut ni laſſer ni vaincre. Voila, MADAME, voila cet or tout divin ; voila les rubis, les diamans, & les perles, dont vous faites tout vôtre treſor. C’eſt de ces richeſſes immortelles que vôtre ſoif ne peut s’étancher ; ce ſont les biens que vos veilles, que vos travaux cherchent tous les jours, & qui ont fait tout le bonheur de vôtre Regne.

Vous avez, aux yeux de toute l’Europe, donné la Paix à vos ennemis, & couronné par une fin ſi triomphante & vos victoires & les victoires du grand Guſtave. Le vulgaire pourra peut-être s’en imaginer d’autres cauſes ; mais à dire vray, un évenement ſi memorable n’eſt dû qu’à la force de vos Conſeils. Ce n’eſt ni l’experience de vos Capitaines, ni la valeur de vos ſoldats ; c’eſt vôtre Sageſſe ſeule qui a donné de la terreur à l’Aigle Romaine : c’eſt cette invincible fermeté ; ce ſont toutes ces magnanimes habitudes que vous vous êtes formées dans vôtre ſçavant cabinet. Ainſi, MADAME, tandis que dans le ſecret de ſes retraites illuminées, vôtre Majeſté conſultoit les morts, & s’inſtruiſoit en la ſcience de regner, elle faiſoit plus toute ſeule, que ne faiſoient toutes ſes armées : elle achevoit en effet la guerre & travailloit d’une maniere inouïe à l’exaltation de ſon Trône, au ſalut ou au repos de ſes Peuples. Je ne diray point combien vous avez embelli vôtre Royaume, après l’avoir ſi glorieuſement agrandi. Je ne diray point que Stokolm & la Suede ont changé de face ; que l’air, que le Ciel y eſt plus doux ; & que vous avez inſpiré à vos Sujets, à cette belliqueuſe Nation, l’amour des beaux Arts, & des connoiſſances honnêtes. Toutes ces choſes ſont grandes ſans doute : mais qui ne ſçait que toutes ces choſes ſont des fruits de ces belles heures ſi utilement conſumées ; ſont des fruits de cet arbre ſi précieux, dont les racines ſont ameres à la vérité, mais ſes branches ſont toutes  couvertes de pommes d’or ? Cependant ce n’eſt pas là tout ce que la Suede, ce n’eſt pas là tout ce que vôtre Majeſté doit elle-même à la Science.

Car enfin, MADAME, c’eſt cette divine fille du Ciel, qui a commencé en quelque façon le grand œuvre de vôtre ſanctification. C’eſt par ſes lumieres que, foulant aux pieds toutes les grandeurs humaines, vous êtes ſi heureuſement venuë à la ſource des lumieres. C’eſt dans cette voye que le Saint Eſprit vous a priſe, pour vous conduire au Tabernacle, & à la gloire du Saint des Saints. Une Princeſſe, qui toute ſa vie n’a travaillé qu’à cultiver ſa raiſon, qu’à enrichir, qu’à purifier ſon ame, meritoit, ſi je l’oſe dire, que le Ciel s’ouvrît pour elle, & que la grace du Dieu vivant vinſt conſacrer une vertu toute celeſte. Quel vaiſſeau plus précieux, quelle fleur plus pure, ou plus belle, pouvoit recevoir cette éternelle roſée ? En la ſplendeur du Tres-haut pouvoit-elle habiter un Temple plus magnifique, plus auguſte ? Heureuſe la Suede, ſi elle regarde, comme elle doit, un ſpectacle qui a réjouï le Ciel & la Terre ; heureuſe, ſi elle écoute le Père des miſericordes, qui l’appelle par la voix d’un ſi grand exemple.

Je finis, MADAME ; auſſi bien je crains d’abuſer de vôtre bonté. Mais avant que de finir, ſouffrez, s’il vous plaît, que l’Académie Françoiſe ſe plaigne de ſa fortune. Elle n’a rien ſi ardemment déſiré que cette celebre journée ; elle n’a rien tant ſouhaité que de contempler cette divine Princeſſe, dont la vie toute pleine de merveilles fait tout l’embelliſſement de nos jours. Elle vous voit véritablement, elle vous contemple ; mais, bon Dieu, que d’amertume parmy cette joye, quand elle penſe que dans un moment elle va perdre, & peut-être pour jamais, vôtre auguſte preſence ! Dans cette dure extrémité, trouvez bon, MADAME, qu’elle vous conjure de l’aimer toûjours ; pardonnez ce mot à ſon tranſport, à ſa douleur. Elle ne vous dira point que ſes enfans ſçavent donner l’immortalité aux actions héroïques ; que ſes enfans, ſoit qu’ils parlent le langage ou des hommes ou des Dieux, ſe font entendre dans tous les climats de l’Univers : en l’état où ſon malheur qu’elle voit ſi proche l’a réduite, tout ce qui peut la flâter l’offenſe. Vôtre Majeſté ſe ſouviendra pourtant, s’il luy plaît, qu’une Compagnie qui doit ſa naiſſance à un triomphant Monarque ; qui fut élevée, qui fut nourrie comme dans le ſein d’un illuſtre Cardinal, dont la mémoire durera autant que les Siecles ; qu’une Compagnie ſi chere autrefois à ces grandes ames, n’eſt indigne ni des penſées, ni peut-être de l’amour de l’incomparable Chriſtine. Cependant, MADAME, vôtre Tableau nous conſolera, ſi rien nous peut conſoler dans nôtre infortune. Vôtre image en vôtre abſence ſera le plus cher objet de nos yeux ; nous luy rendrons nos hommages, nos reſpects ; nous luy ſerons nos ſacrifices. Elle regnera à jamais dans nos Aſſemblées ; & ſi les Muſes Françoiſes peuvent ſe promettre quelque choſe de l’équitable poſtérité, la gloire de ce Portrait paſſera dans tout l’avenir, & le fameux Palladium, deviendra jaloux de vôtre auguste Peinture.