Réponse au discours de réception de Maurice Garçon

Le 16 janvier 1947

André SIEGFRIED

Réception de Maurice Garçon

 

Monsieur,

L’Académie, en vous accueillant parmi ses membres, a obéi à l’une de ses meilleures traditions, celle de posséder un membre éminent du barreau. Comme le disait Waldeck-Rousseau, dans un langage de fort relief qui évoque le style consulaire : « Nous sommes un pays de légalité, nous sommes des Latins, nous sommes de cette race à laquelle la loi écrite a paru plus nécessaire, qui n’y voit pas seulement des synthèses abstraites, mais la mesure et la sauvegarde de ses droits ». En qualité de grand avocat vous êtes donc ici à votre place. Mais, en France, et c’est, je crois, une originalité de notre pays, nous estimons que le spécialiste, le, technicien comme on dit aujourd’hui, ne doit pas s’enfermer dans sa-spécialité et que son efficacité s’accroît de l’étendue même de sa culture. La société française, qui s’exprime si parfaitement dans son goût et son génie de la conversation, fonde le charme si particulier qui est le sien sur ce don que nous avons d’éclairer les spécialités par les généralités, sur la préférence que nous éprouvons pour ceux qui, tout en étant des hommes de, métier, nous apparaissent en même temps comme des êtres humains. Vous-êtes, Monsieur, un juriste rompu à toutes les subtilités de la technique légale, mais peut-être êtes-vous davantage encore un humaniste de la plus authentique espèce, séduit par les formes multiples de la vie, curieux de, tout, préoccupé de omni re scribili et quibusdam aliis. Vous êtes, nous le savons, le plus assidu des hôtes du Palais, le plus consciencieux, le plus pénétré des devoirs et de la grandeur de .cette chose magnifique, la Défense. Mais, à vous voir déambuler, l’œil éveillé, l’observation toujours alertée, dans ce VIe arrondissement qui est devenu votre petite patrie, on devine aisément que, votre curiosité toujours jeune, perpétuellement amusée, s’émerveille au spectacle émouvant de ce vieux quartier, le plus chargé d’âmes ; le plus français, le plus parisien de Paris. Vous suivez ainsi l’exemple de prédécesseurs illustres qui aimèrent ces lieux et dont la sagesse savait que, si le travail est nécessaire, c’est souvent dans l’atmosphère désintéressée du loisir que l’on crée.

La réputation que vous vous êtes acquise, et qui peut-être ne fait pas suffisamment justice à toutes vos qualités, reflète assurément cet aspect, si original et si séduisant, de votre personnalité. Car nous n’ignorons pas que, si vous savez vous consacrer aux causes les’ plus techniques, vous êtes également attiré vers celles qui permettent à l’avocat d’approfondir certains des aspects les plus cachés, les plus mystérieux, les plus étonnants de la nature humaine : la sorcellerie, les diableries, nous y reviendrons tout à l’heure, constituent l’une de vos spécialités, et l’on né peut plus parler de Satan qui, plus que Dieu sans doute, demeure un sujet d’actualité, sans se référer aux savants ouvrages que vous lui avez consacrés. Mais n’ai-je, pas tort de chercher à vous définir ? Ce, serait vous limiter, alors que votre charme est justement’ de, ne fixer aucune limite à votre fantaisie. A l’abri de vos bonnes méthodes et de votre belle conscience professionnelle, vous entendez bien, on le voit, que rien d’humain ne vous reste étranger.

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Vous continuez, Monsieur, une noble tradition juridique. Votre père était un grand professeur de droit. Quand j’étudiais rue Soufflot, dans les dernières années du XIXe siècle, nos maîtres s’appelaient Garçon, Garçonnet, Louis Renault, Barthélemy, Cuq... noms fameux et respectés d’éducateurs dévoués à leur enseignement, serviteurs convaincus de la science juridique, persuadés, comme je le suis moi-même, que nul métier n’est plus beau que celui de former la jeunesse. Garçon fut, on s’en souvient, l’un de nos meilleurs criminalistes. Mon beau-père, Hippolyte Laroche, sous-préfet à Douai avant d’être plus tard notre premier résident général à Madagascar, l’avait connu, vers 1887, dans cette vieille cité judiciaire et universitaire, quand elle possédait encore sa Cour d’appel et sa Faculté de Droit. Votre père y était professeur, et c’est à cette circonstance que vous devez d’être né, en 1889, dans cette France du Nord où l’initiative se double de tradition et le travail de culture. Mais bien vite, votre père ayant été nommé à Paris, vous deveniez Parisien et c’est bien à Paris que s’est formée votre jeunesse.

Vous ne fûtes pas, vous l’admettez vous-même, ce qu’on appelle un bon élève : non pas inférieur ni paresseux, en aucune façon, mais le palmarès ne vous désignait pas pour devenir le major de quelque promotion, à Normale ou à Polytechnique. C’est que vous aviez trop de fantaisie pour vous absorber dans vos tâches quotidiennes : les devoirs vous intéressaient moins que les lectures. Par un trait de caractère qui vous est resté, vous étiez toujours tenté de pousser plus loin vos explorations. Vous projetiez ainsi dans tous les sens des fusées de curiosité, au détriment sans doute de votre travail scolaire, mais au grand bénéfice de votre culture, qui s’enrichissait ainsi d’un volume de lectures formidable, dans lesquelles vous puisez encore aujourd’hui un appareil quasi inépuisable d’arguments, d’expressions, de comparaisons et d’idées.

Mais pareille attitude — car je ne puis parler ici de méthode — ne servait pas, la préparation d’une carrière. Vous vous attardiez avec complaisance dans ce royaume enchanté de la lecture, sans trop vous demander ce que vous feriez plus tard de ce riche bagage, insuffisamment classé et que, jeune voyageur de la vie, vous ne vous préoccupiez d’enregistrer vers aucune destination. Votre mémoire était merveilleuse, vous lisiez avec passion les poètes, apprenant les vers sans effort, pour le plaisir : aujourd’hui encore, vous pourriez, de mémoire, nous réciter des pages entières de Musset ou d’Hugo. Chose, plus grave, vous faisiez vous-même, des vers... Un jour, vous en aviez fait la confidence, disons plutôt l’aveu, à votre père, lui suggérant ingénument que la poésie serait peut-être votre véritable vocation. On raconte que, quand Raymond Poincaré fut pour la première fois ministre, à l’âge de trente-trois ans, sa mère, que des amis félicitaient, répondit avec quelque dédain : « Etre ministre, ce n’est pas : un métier ». Le professeur Garçon pensait de même, non sans quelque raison, de la poésie. Un peu après votre vingtième année, alors que vous acheviez votre licence en droit, il vous pressait de choisir une profession : il eût aimé pour vous le Conseil d’État, l’agrégation de droit, les grands concours qui ouvrent des carrières régulières, encadrées, et garanties, mais vous hésitiez et, manifestement, il vous déplaisait de vous fixer. Vous commenciez, un peu-pour faire plaisir à vos parents, le doctorat que, du reste, vous n’achevâtes jamais... Un beau jour, vous ‘dites à votre père que vous alliez vous inscrire au barreau, que vous ‘seriez avocat. Il eût préféré une carrière d’armature plus rigide, car il savait que, si le Palais est un magnifique champ d’action pour celui qui réussit, la profession, quand on ne s’y distingue pas, risque de rester plate et commerciale, sans attrait. Vous n’aviez du reste jamais parlé en public, vous ne saviez même pas si vous étiez doué pour la parole. C’était un saut dans l’inconnu, vous le fîtes....

C’est ici que le destin vous prit en mains et t que les circonstances vous témoignèrent une heureuse partialité. Vous vous étiez inscrit à la Conférence du stage, sous la direction du bâtonnier d’alors, le grand Labori. Me trompè-je en pensant que vous n’étiez pas dévoré d’ambition ? Vous n’étiez pas de ces héros romantiques qui montrent le poing au Palais, à la Coupole, leur criant dramatiquement : « Je t’aurai. » C’est justement cette liberté d’esprit qui allait vous servir.

Un jour, il se trouve que vous fûtes désigné, à la Conférence, pour traiter je ne sais quel sujet, un sujet si quelconque que vous l’avez vous-même oublié. Quelle émotion, quel trac pour un débutant ! Mais vous vous présentâtes, jeune inconscient, avec un parfait naturel, presque en amateur, parlant avec une simplicité qui pouvait passer, soit pour de la suffisance, soit pour quelque sans-gêne à l’égard du bâtonnier, votre principal auditeur. Il y a des gens qui considèrent que c’est manquer de respect à certains auditoires que de n’être pas ennuyeux. Vous ne fûtes pas ennuyeux, et peut-être pareille originalité méritait-elle quelque reproche ? En effet, le lendemain Labori vous fit appeler et vous administra une verte semonce : « Qui te crois-tu, mon petit — déjà il le tutoyait, ce qui n’était pas mauvais signe — pour te permettre de parler avec cette aisance de vieux routier, quand tu n’es qu’un blanc bec ? Te moquais-tu de nous ? » Mais ensuite, le bourru bienfaisant qu’était le bâtonnier concluait : « Ceci dit, c’était très bien. Tu es doué, continue et, du reste, pour te donner un coup de, main, je vais te faire passer quelques affaires. »

De fait, le jeune avocat qui, jusqu’alors, n’avait plaidé que des causes d’office, reçut bientôt une première affaire devant les assises. Le jour de l’audience venu, le débutant, fort ému, car cette fois il s’agissait vraiment d’un début, était à sa place, attendant soit de parole, cependant que l’avocat général prononçait son réquisitoire. Quelqu’un tout à coup, vint s’asseoir à côté de lui, c’était Labori : « Je suis venu voir comment tu t’en tires ». C’était fort intimidant, car il ne s’agissait plus de rire, mais cette présence prouvait aussi que le bâtonnier s’intéressait à ce poulain qu’il avait découvert : « Donne-moi tes notes que je les regarde », ajouta le grand avocat. Ces notes avaient été préparées très complètement, très consciencieusement, constituant un aide-mémoire détaillé, ménageant au jeune orateur l’assurance que, même en cas de défaillance, il se retrouverait dans l’édifice de son argumentation, Labori prit les feuillets, les parcourut, brouillant, à la grande angoisse de l’intéressé, les pages entre elles : il devenait impossible de s’y retrouver. Mais ce devait être sans conséquence grave, bien au contraire, car, ayant fini sa lecture, le patron dit simplement à son voisin effaré : « C’est parfait, excellente préparation, excellente présentation ! » Puis il déchira les feuillets et les jeta par terre, au moment môme où, l’avocat général ayant terminé, la parole était donnée à la défense. Il fallait bien se jeter à l’eau : vous connaissiez bien votre dossier, vous parlâtes sans notes fort bien, et gagnâtes votre cause.

Toute votre carrière d’orateur devait se ressentir de ce-début, car, à la faveur de cet incident, vous aviez reçu une leçon, de méthode, fondamentale pour ceux qui parlent en public, à savoir que, pour bien parler, il faut sans doute connaître à fond son sujet, avoir préparé dans les moindres détails la structure et la forme de ce qu’on va dire, mais ensuite, jeté dans le tumulte du Forum, laisser là ses notes et s’exprimer librement, comme si l’on improvisait, alors justement que l’on n’improvise pas. Sans cette rue leçon du maître nageur, qui précipite à l’eau son élève pour qu’il se débrouille par ses propres moyens, le talent oratoire de Me Maurice Garçon n’aurait peut-être pas atteint cette simplicité si attachante qui, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas un point de départ mais bien au contraire un difficile point d’arrivée et un sommet.

Les causes, désormais, se présentaient nombreuses, mais le succès initial qui se confirmait, ne tournait pas la tête du jeune avocat. Il décidait, lui, si fantaisiste, si bien doué pour les jeux de l’amateur, d’être le plus consciencieux des hôtes du Palais ; il décidait en même temps de ne pas se spécialiser, estimant que la science Juridique est une, que la pratique du droit ne comporte pas de compartiments, que celui qui a la responsabilité de la défense doit être à même de parler aussi bien devant les jurés, dans le climat de l’émotion, que devant les juges civils, dans le climat de la froide compétence. Pourtant, une conception particulière de son attachante profession lui permettait aussi de maintenir ouvertes, sur le monde et sur la vie, ces fenêtres qui laissent entrer l’air du large. Il refusait de ne voir, dans les affaires, que le point de droit de laisser le papier lui cacher l’homme.

Il y a des gens auxquels la médecine cache le malade, que l’enseignement empêche de voir l’élève ! Vous, Monsieur, derrière la cause, vous vous préoccupez toujours de trouver l’être vivant, qui sent, parle, agit, trompe, vole, tue même, en être vivant et non pas comme le primus ou le secundus de nos manuels. Certaines carrières fournissent, plus que d’autres, l’occasion de connaître la nature humaine : l’Église, la médecine, la politique, mais surtout le barreau. Encore qu’il ne se livre jamais tout entier, de même, que le malade, le client est bien obligé de faire à son défenseur de singulièrement intimes confidences : des jours inattendus s’ouvrent ainsi, pour l’avocat, sur des provinces mystérieuses et mal explorées ; il lui suffit de regarder, mais c’est chose qu’en somme très peu de gens se soucient de faire. On reste étonné de constater à quel point les hommes sont peu curieux, alors que le spectacle soi-disant ennuyeux de l’éternel péché offre un pittoresque, et une variété qui devraient séduire tout esprit quelque peu éveillé.

C’est ainsi que vous avez été amené à vous charger de toute une, série d’affaires, très spéciales encore qu’elles ne soient nullement pour vous une spécialité, qui sont si étroitement associées à votre réputation que je ne puis vraiment, parlant de vous, omettre de les mentionner. Un jour, m’avez-vous raconté, un ami vous avait proposé de prendre en main, devant une des Cours du Sud-Ouest, une troublante affaire de mœurs, impliquant des pratiques de sorcellerie. Vous aviez accepté, séduit moins par l’aspect juridique de, la cause que par son côté psychologique singulier, et c’est ainsi que vous êtes entré, en tout bien tout honneur, je me hâte de le dire, en relations avec le Diable. Vous fûtes pris par l’intérêt passionnant du sujet, par la tentation de pénétrer, comme observateur, dans ce royaume étrange qui, chose étonnante, et pourtant vraie, survit à l’ancien régime, demeurant d’actualité pour toute une catégorie de nos contemporains. Soucieux, à la suite de ce premier contact, d’approfondir votre information, vous vouliez connaître toute la littérature diabolique : un libraire de la rive gauche, expert lui-même en ces matières, vous fournissait une immense bibliographie et, l’ayant étudiée, vous mettiez à votre tour sur le papier le résultat de vos explorations. C’est avec une curiosité amusée, sans cesse renouvelée ; consciencieuse, méticuleuse même, que vous vous êtes penché sur ces problèmes mes singuliers et suspects. Aucun détail ne vous a rebuté, aucune recherche relative à des techniques maléfiques ne vous a décourage. On pourrait dire de vous, transposant une formule classique, que rien de ce qui est diabolique ne vous est étranger. Les livres que vous avez publiés, les plaidoiries que vous avez prononcées sur ces questions renseignent nos curiosités les plus indiscrètes et font autorité. Nous savons, par exemple, grâce à vous, l’effectif exact des armées infernales : « Jean Wier, écrivez-vous, avait fait l’inventaire des démons connus et il arriva à cette conclusion, non démentie par les démonologues, que la monarchie diabolique comprenait 772, princes et 7.405.926 diables, divisés en 1.111 légions de chacune 6.666 suppôts, sauf l’erreur de calcul :.. »

Mais je ne saurais, faute de compétence, vous suivre dans vos savantes recherches, qui portent le plus souvent sur les façons diverses dont le Diable se manifeste : « La commune opinion, nous dites-vous, Semble d’assez bonne heure admettre qu’il pouvait se montrer sous toutes les formes, tantôt s’incarnant dans un corps appartenant à la nature, tantôt, fantastiquement, en troublant et corrompant l’imagination, c’est-à-dire, comme on expliquerait aujourd’hui, par des hallucinations ». Ainsi s’ouvre le mystérieux domaine de la sorcellerie, des pactes avec l’esprit du mal, comportant un rituel qui fait pendant à celui de l’Église. Les nombreux livres que vous avez publiés à ce sujet : Le Diable, étude historique, critique et médicale Magdeleine de la Croix, abbesse diabolique ; La vie exécrable de Gillemette Babin, sorcière ; Trois histoires diaboliques ; Thomas Martin de Gallardon ; La magie noire de nos jours sont d’une lecture attachante, pittoresque, quelque peu inquiétante aussi, puisque, si la grande époque du Diable reste sans doute du XVe au XVIIe siècle, notre temps n’a nullement éliminé l’intérêt, parfois passionné, toujours empoisonné, que-de nombreux sectateurs continuent à lui porter.

Mais vous avouerai-je que votre Diable n’a guère de prise sur moi ? Je n’ai pas grand peine à. me défendre de ses maléfices et de ses tentations. Et pourtant, je ne suis pas totalement immunisé, car les prestiges de Marcion, de Mani ont souvent séduit mon imagination. Le monde me semblerait plus explicable si c’était le Diable, et non pas Dieu, qui l’avait créé ; si l’esprit de vie, c’est-à-dire l’instinct profond, irrésistible qui nous attache à l’être, provenait, non du Prince du bien, mais du Prince du mal, Dieu s’attachant alors, comme la religion, du reste, nous y invite à nous détourner d’un monde quine se maintient que par la concurrence, la lutte, la haine, cependant que la survivance du plus apte élimine les moins bien équipés pour cette affreuse et perpétuelle bataille. Dieu nous apparaîtrait alors, non plus comme le créateur responsable d’un Univers que notre conscience réprouve, mais comme le chef de l’opposition dans une création estimée mauvaise. Renan pensait, si je ne me trompe, que ce chef de l’opposition prendrait un jour le pouvoir, qu’il fallait l’y aider... Mais nous voici loin mais votre Diable, sentant le soufre, plus rusé, mais moins prestigieux, dans le rôle sordide qui est le sien.

En marge des diableries et de la magie, toute une série de causes amusantes vous ont attiré. J’ai pris un plaisir particulier à vous suivre chez les guérisseurs, dont vous parlez avec une objectivité qui n’exclut pas, me semble-t-il, quelque sympathie. La Faculté n’a pas encore remporté sur eux de victoire décisive. Seriez-vous prêt à parier, Monsieur, qu’ici même, l’un d’entre nous n’a pas, dans sa poche, trois marrons d’Inde pour se défendre contre les rhumatismes ? Le prestige de ces recettes, héritées du plus lointain passé, n’est en effet pas périmé. Vous avez défendu un guérisseur dont la renommée était immense dans sa région. Poursuivi pour exercice illégal de la médecine, il dut avouer qu’il était docteur, mais supplia la justice de ne’ pas dévoiler cette qualité. Une indiscrétion se produisit et il perdit sa clientèle. Voilà, n’est-ce pas, de quoi rendre bien modestes les titulaires de doctes diplômes.

Je ne puis me défendre d’envier la vie professionnelle si intéressante que vous avez su vous faire. Je sais que vous plaidez volontairement beaucoup d’affaires dépourvues de pittoresque et, cependant, lorsque l’on parcourt la liste des causes dont vous vous êtes chargé, on admire l’instinct avec lequel vous savez choisir celles qui suscitent l’intérêt, élargissent l’esprit, portent à réfléchir et poser des problèmes de portée générale. Sans parler de nombreuses interventions devant la Cour d’Assises dans des affaires criminelles, vous avez pris part aux plus intéressants procès littéraires : Propriété des œuvres posthumes de Baudelaire ; Contestation sur le droit de publier les inédits de Mallarmé ; Défense des journaux satiriques contre des poursuites pour outrage aux bonnes mœurs ; Droit de publication des mémoires de Marie Baskirtcheff ; Fixation du droit d’auteur sur les photographies Procès de Glozel ; Procès pour Francis Carco contre le peintre Camoin qui avait lacéré des tableaux dont il était mécontent et ,qui, retrouvés dans unie poubelle, avaient été reconstitués... Vous avez, de même, été attiré par quelques procès politiques, dont la, portée apparaît d’autant plus grande qu’ils touchent aux problèmes qui ont le plus troublé la conscience nationale pendant les années terribles que la France vient de traverser. Votre défense de cinq étudiants de Poitiers qui avaient assassiné un « collaborateur » avait, pendant l’occupation, fait demander votre arrestation par une certaine presse et votre courageuse plaidoirie n’avait pu être publiée que clandestinement. Vous remplissiez ainsi un devoir envers des jeunes que la conviction seule avait inspirée.

Je me suis attardé à mentionner nombre d’interventions qui parent votre caractère d’une renommée brillante, mais, si l’on voulait définir votre activité journalière, il faudrait surtout évoquer l’avocat consciencieux, épris de son métier, pénétré de la grandeur de ses obligations professionnelles. Vous êtes, en effet, non seulement un grand travailleur, mais un travailleur régulier ; aucun Diable, aucun sorcier n’a réussi à vous débaucher, à vous ravir à vos clients, qui sont dés hommes et que vous aimez pour cela, de pauvres hommes, pitoyables, devant être défendus, soutenus par vos conseils dans leurs difficultés et leurs épreuves. Vous êtes toujours levé tôt et, dès neuf heures, après avoir déjà lu bien des choses, vous êtes à votre bureau, dans cette vieille demeure si française, si raffinée qui est la vôtre. Les clients viennent, vous les recevez et discutez avec eux jusqu’à midi. Vous déjeunez à peine et vous voici au Palais, où vous passez l’après-midi, plaidant journellement, réglant des affaires, tandis que si, d’aventure, un quart d’heure de loisir s’offre à vous, vous tirez de votre poche un livre commencé, à moins que, comme Napoléon, vous ne déclenchiez consciemment un bref sommeil dirigé et réparateur. Rentré chez vous vers cinq heures, vous recevez encore, niais plus longuement, tels de vos clients que vous avez besoin d’interroger plus en détail ; et le soir, sans vous interdire le contact-du monde, qui, intelligent comme il peut l’être à Paris, renouvelle et aère les préoccupations du spécialiste, vous vous remettez à. votre table de travail, préparant dans le silence et la solitude les plaidoiries que vous prononcerez dans l’excitation créatrice ne l’audience ; ou bien, dans le calme de la nuit, vous vous livrez à ces immenses lectures par lesquelles vous continuez l’édification d’une culture commencée dès votre toute première jeunesse. L’Anglais de légende imagine le Parisien se couchant à l’aube, se levant à midi, mangeant des grenouilles, passant sa journée au café parmi d’interminables et vains palabres... J’ai beaucoup voyagé, donc beaucoup comparé : l’expérience m’a appris que Paris est la capitale du travail, que son atmosphère encourage à l’étude, au labeur sérieux et que les distractions elles-mêmes y collaborent encore à l’éducation de l’esprit. Vous êtes, Monsieur, si ce portrait est exact, un authentique Parisien. Vous avez même choisi, pour y fixer votre demeure, ce VIe arrondissement, qui contient peut-être ce que Paris a de plus précieux, de plus admirablement patiné par les ans, de plus significatif pour l’âme. « Dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es ! » Vous habitez rue de l’Éperon, dans le quartier de la Monnaie, non loin d’ici où vous êtes venu en voisin. Mais une autre formule me paraît également devoir être retenue : Dis-moi quel est ton numéro de téléphone, et déjà je saurai sur toi, sur ton milieu, tes habitudes de vie, ta personnalité mondaine, bien des choses, éventuellement indiscrètes ! Quand on vous appelle par fil, ce sont les trois premières lettres du bureau de l’Odéon qu’il faut former (soyez tranquille, je ne révèlerai pas le numéro !) Peut-on être plus authentiquement Parisien, plus proche, géographiquement de la famille académique ?

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Votre profession, Monsieur, est de parler en public. Vous le faites journellement. Dans un livre que j’ai lu plusieurs fois, votre Essai sur l’éloquence judiciaire, vous avez exposé, dans tous leurs détails, les conditions de la parole : c’est votre De oratore que Cicéron eût aimé. Vous l’avez complété par un recueil de morceaux choisis des grandes plaidoiries, intitulé Tableau de l’éloquence judiciaire, précieuse anthologie, qui vous a permis de nous brosser le portrait de quelques-uns de, nos plus grands avocats français. Bien souvent, quand je ne savais pas que j’aurais un jour le privilège de vous adresser ce discours, j’ai discuté avec vous la formation, l’éthique de l’orateur. Je n’aurais garde de, prétendre appartenir à la même discipline que vous, je n’ai jamais plaidé. Pourtant, comme professeur, je suis amené à m’adresser à de nombreux auditoires et, comme candidat — malheureux du reste —, j’ai pris la parole dans des réunions publiques, contradictoires et tumultueuses. Surtout, toujours curieux de notre vie politiqué, j’ai suivi, depuis l’adolescence, les plus grandes séances de la Chambre et du Sénat de, la IIIe République. Tout récemment encore, j’essayais, en vain, hélas ! de retrouver, soit à l’Assemblée consultative, soit à nos-deux Constituantes, l’écho des grands débats d’autrefois. J’ai eu ainsi l’occasion d’entendre les principaux orateurs politiques d’un régime qui, dans l’histoire de l’éloquence parlementaire, peut se classer au premier rang. M’autorisant de cette expérience, qui est plus cette de l’auditeur que de l’acteur, je voudrais profiter de l’occasion pour discuter avec vous quelques-unes des règles auxquelles vous aboutissez. Vous avouerai-je que, j’ai toujours rêvé, quant à moi, de faire une rhétorique à la façon des Anciens, mais adaptée aux conditions particulières de notre temps ?

Vous vous êtes surtout préoccupé de la moralité dans l’éloquence, et c’est en effet un troublant problème que de savoir si l’orateur est en mesure de servir la vérité, j’entends l’expression dans son sens le plus strict et de façon à satisfaire les consciences les plus exigeantes. Socrate, dites-vous, estime que l’éloquence n’est qu’un moyen pour le, philosophe d’enseigner la vérité, tandis que Gorgias, rhéteur habile, use de cette même éloquence comme d’un art subtil et puissant, pour émouvoir, convaincre un auditoire et l’amener à adopter certaine conclusion qui paraît présentement opportune. L’un est un moraliste, l’autre ne se sert que d’un art, non pas immoral, mais indépendant de la moralité et dont le service de la vérité n’est pas le but. Peut-on, si l’on veut réussir, parler comme Socrate ? Peut-on, si l’on reste esclave de la vérité, parler comme Gorgias ? Tout dépend, me semble-t-il, du but que l’on poursuit, de l’auditoire auquel on s’adresse. L’éloquence de l’homme politique, celle de l’avocat, du professeur, du prédicateur, ne peuvent avoir ni les mêmes procédés, ni, plus profondément, la même éthique.

On parle pour émouvoir, pour persuader, ou bien pour exposer, pour enseigner. Plus simplement, il s’agit soit de convaincre, soit d’enseigner : on convainc en essayant soit de persuader, soit d’émouvoir ; et l’on est alors dans le domaine de l’action, car le discours aura une conclusion, vote ou verdict ; mais, quand on enseigne, l’esprit est différent et je crois bien qu’alors on relève au fond de, la contemplation. Le débat judiciaire, dites-vous, est instauré pour aboutir à une décision qui précisera le juste, selon l’appréciation du magistrat : il serait donc intermédiaire, destiné à servir la vérité, mais par des procédés contradictoires qui appartiennent à l’action. Ne croyez pas que je me plaise ici à des subtilités excessives ! Bien souvent ma conscience s’est sentie troublée quand il s’agissait de soutenir, contradictoirement, une thèse ou un intérêt.

Quand on parle pour persuader, le but est de modifier l’avis, la conviction des auditeurs et, si ce sont en particulier des électeurs ou des parlementaires, leur vote. Disraëli disait qu’un discours avait quelquefois changé son opinion, mais jamais son vote. Le génial cynique exagérait : j’ai assisté à des débats parlementaires dans lesquels une intervention éloquente a manifestement retourné la majorité ; la conviction des juges, le vote des jurés sont modifiés par les plaidoiries qu’ils écoutent ; en ce qui me concerne, une argumentation probante, dans plusieurs circonstances où j’étais électeur, a changé le sens de mon bulletin. Il vaut donc la peine de persuader l’auditeur du bien fondé de la thèse que l’on soutient. Si l’on avait toujours raison, et surtout entièrement raison, les besoins de la discussion et le respect intégral de la vérité se recouvriraient exactement. Malheureusement c’est rarement le cas. Selon l’auteur des Maximes, « les querelles ne dureraient pas longtemps si les torts n’étaient que d’un côté ». Or, il est bien exceptionnel que, dans une thèse que l’on défend, le bon droit soit tout entier de notre bord, et dès lors l’argumentation n’est plus tout à fait libre de ses moyens. Toulet, de, façon irrévérencieuse, se référait cependant à une méthode bien juste en suggérant qu’il faut parler comme les hommes quand on a raison et comme les femmes quand on a tort.

Si donc la cause est juste, intégralement juste, il suffira d’en exposer les éléments tels quels, sans aucun subterfuge, mais s’il n’en est pas tout à fait ainsi, ne faudra-t-il pas accommoder la vérité ? Dans la parole en public, hélas, c’est neuf fois sur dix le cas. Le déplacement de l’attention est un procédé fort en faveur chez les hommes politiques. Mon père, parlementaire expérimenté, me donnait, lorsque je quittais la maison pour aller passer quelque examen, le conseil de détourner habilement l’attention de l’examinateur, si je ne connaissais pas la question posée, sur une question voisine mieux connue de moi. La tactique est celle des grands capitaines, n’acceptant pas la bataille sur une position où ils sont faibles, mais attirant l’ennemi sur un point où ils sont forts et pourront l’écraser. Encore faut-il que l’adversaire s’y prête ? Je ne crois pas — je le sais par expérience, ayant été moi-même des deux côtés de la barrière — que la méthode soit efficace avec les professeurs, car ils sont susceptibles et se méfient. Elle l’est davantage avec les parlementaires, .non qu’ils soient naïfs, grands Dieux non, mais, selon la formule devenue célèbre de l’un d’entre eux, ils sont dévoyés par le, « régime de l’inexactitude de la position de là question ».

Pourtant, même s’il ne déplace pas la question, l’orateur soucieux de convaincre ne peut laisser aux choses, aux événements leurs exactes proportions, puisqu’il s’agit justement, de les montrer sous un certain jour. Barrès, parlant de Delrio, le héros de son Amateur d’âmes, écrivait dans sa langue magnifique : « Le secret de son impuissance était qu’il ne sentait les choses que du point de vue de l’éternité ; il ne les considérait qu’en leur développement, et il lui était impossible d’exagérer les choses présentes, comme il le faut pour agir sur les présents ». Dans l’action de l’éloquence, et justement pour agir sur les présents, n’est-on pas obligé d’insister sur les arguments qui vous sont favorables, cependant qu’on passe sous silence ou réduit au minimum ceux qui ne pèsent pas dans votre sens ? Valéry disait ironiquement, et non sans quelque cruauté, que la vérité est toujours de l’opposition. Et même si l’on n’exagère pas, même si l’on ne déforme en rien la réalité des choses, ou la déforme encore cependant, dans son équilibre, par le fait même qu’on laisse consciemment de côté certains da ses aspects.

Vous distinguez, dans une plaidoirie, la narration des faits et la discussion qu’elle implique, si l’on veut conduire l’auditeur à une conclusion. La narration doit être objective, faute de quoi elle manquerait d’autorité, mais ne faut-il pas qu’elle prépare une certaine conclusion. Les deux préoccupations ne sont pas nécessairement incompatibles, et cependant ce n’est pas de l’histoire qu’on écrit. La vérité n’est pas ici le but, mais une certaine vérité, que chacun des deux adversaires voit et présente de son point de vue, c’est-à-dire à sa façon. L’argumentation, est souvent faite d’une narration, éventuellement exacte, mais conçue dans cet esprit : la conclusion s’en dégage implicitement, mais à quel moment la narration est-elle devenue argumentation ? La transition est subtile, insaisissable même au point que l’on a, dans quelques-unes de nos plaidoiries les plus classiques, l’impression ‘d’une sorte de prestidigitation. L’exposé, tout d’abord, est celui d’un historien, la partie adverse elle-même n’y trouve rien à redire, puis, à un certain moment qu’il est très difficile de distinguer sinon par une lecture très attentive, la perspective n’est plus tout à fait la même : insensiblement on est sorti de l’objectivité pour entrer dans une discussion dont la suprême habileté est de ne pas se reconnaître telle. C’est comme dans ces panoramas qui représentaient, au temps de mon enfance, les batailles de 1870 : il y avait d’abord, tout près du spectateur, des soldats, sinon .en chair et en os du moins en cire, portant de, véritables fusils, servant de véritables canons, mais ensuite, quand le regard s’étendait plus loin, les soldats, les canons n’étaient plus que des peintures sur une toile de fond, toute l’astuce consistant à dissimuler le passage. Napoléon admettait qu’un communiqué n’est pas de l’histoire et, après deux guerres, nous le savons par expérience aussi bien que lui. Mais si nous relisons telle plaidoirie fameuse, tel discours politique marqué dès maintenant pour la postérité, nous y trouvons sans doute les éléments de l’histoire elle-même.

En ferai-je le reproche à leurs auteurs Nullement, car notre organisation sociale reconnaît comme légitime qu’il en soit ainsi. Dans les discussions contradictoires de, la justice, réglées par les traditions et l’expérience d’une civilisation bien des fois séculaire, chaque avocat, exposant le point de vue de son client, présente respectivement les faits de façon qu’ils militent en faveur de sa cause : le juge décide, la vérité résultant ainsi, comme dans une balance, de l’équilibre entre des forces qui se contredisent. La société admet que chacun des deux défenseurs exagère ce qui le sert et réduise, ce qui pourrait le gêner, elle sait qu’ils agiront ainsi et ne leur demande même pas d’agir autrement. Ce ne sont pas des historiographes chargés de déterminer la vérité, mais c’est de leurs présentations opposées que la vérité naîtra. La moralité sociale existera donc là où les conditions du scrupule intellectuel ne seront pas, n’ont pas à être intégralement réalisées. Que de sagesse dans cette procédure, qui permet aux défenseurs, tout en se soumettant aux exigences inéluctables de l’action, de, servir quand même la vérité !

Si l’on parle pour renseigner ou pour enseigner — c’est tout un —, les conditions de la parole changent, car la préoccupation de conclure, du moins d’aboutir à un vote ou à un verdict, n’existe plus. On entre de plain-pied dans le domaine de la contemplation, c’est-à-dire que, délivré de la servitude du but, on est aussi libéré des servitudes (le l’action Goethe va jusqu’à dire qu’il n’y a d’honnêteté que chez le contemplatif ! Celui-ci peut, en effet, et lui seul, se préoccuper de la vérité pure et simple, sans autre souci que de la découvrir et de l’exposer, sans avoir à se demander ce que les autres en feront. Préoccupation d’artiste, reconnaissons-le, car, sur le terrain de l’action, il arrive qu’on cherche à connaître la vérité, mais il reste exceptionnel qu’on ait intérêt à la dire. Les gouvernements, ‘qui organisent l’enseignement’ ou la recherche, surveillent ceux qui enseignent ou recherchent et n’aiment pas trop qu’ils diffusent librement le résultat de leurs études. Une des conséquences les plus angoissantes de nos guerres mondiales, c’est que la science a été mise au service, des Etats, qu’elle n’est plus considérée par eux comme une recherche désintéressée de la vérité mais comme un instrument de puissance. Mais les gouvernements qui subissent, eux aussi, la Loi des êtres vivants, peuvent-ils être désintéressés ? Dans nombre de cas, éducation et propagande sont des termes dangereusement synonymes, et qui prétendra que les ministères de l’information sont faits pour informer ? Dans les démocraties vraiment dignes de ce nom, l’université est libre, le professeur n’est pas censé y servir une vérité dirigée. Comment parlera-t-il ?

La parole qui a l’enseignement pour but ne procède que d’un seul moyen, la limpidité. On peut comparer la parole du grand professeur — et je classerai avec lui l’orateur d’affaires exposant une question — à l’opération du filtre, qui transforme en eau claire un liquide chargé de limon et d’impuretés, peut-être aussi de dynamiques alcools. Mais alors, s’agit-il encore d’éloquence P Cette clarté que l’on dispense, elle est exempte de passion, elle relève d’Apollon plus que de Dyonisios. C’est un autre philtre, celui des magiciens et qui s’orthographie différemment, qu’il faut attribuer à l’orateur proprement dit, et !sans doute celui-ci tient-il, en effet, du magicien ?

Vous classerai-je, Monsieur Ce serait difficile. Vous êtes de ceux qui convainquent et vous êtes je ceux qui renseignent, mais la magie de la parole ne vous est pas inconnue, ni même certains de ses sortilèges : ce n’est pas par hasard que le syndicat des prestidigitateurs, pour lequel vous aviez eu l’occasion de plaider, vous a décerné, lorsque vous avez été élu à cette Académie, un bâton symbolique de, prestidigitateur. Puis, sans être le contemplatif cent pour cent de, Gœthe, vous êtes cependant honnête professionnellement comme vous êtes honnête tout court et j’espère avoir prouvé, paradoxalement, que c’est tout de même, possible. La moralité de l’avocat est un sujet qui vous a toujours préoccupé et vous l’avez traité longuement dans votre Essai sur l’éloquence di judiciaire. Vous avez conclu, ce à quoi l’on s’attendait, que l’avocat consciencieux n’accepte pas de défendre n’importe quelle cause, qu’il ne plaide bien et même ne peut plaider que si sa conviction le soutient. Vous avez montré du reste — et la discussion dépasse le cadre strictement judiciaire —que le défenseur ne se fait écouter du juge et n’exerce d’influence sur lui que s’il est honnête dans ses procédés de discussion et connu de lui comme tel.

Vous abordez ainsi le problème passionnant du crédit et celui, obéissant aux mêmes règles mais plus subtil, de l’autorité. Nous savons par expérience que certains orateurs, pleins de talent et de qualités brillantes, demeurent toujours sans influence sur les assemblées auxquelles ils appartiennent : on les écoute avec plaisir, avec admiration même, on les applaudit mais on ne, les suit pas, et il arrive même qu’à la longue ils ne se fassent plus écouter. Le silence’ se fait au contraire quand monte à la tribune ou se lève à la barre un homme dont on sait qu’il a quelque chose à dire et dont le talent se double de caractère : sa simple présence porte déjà en elle-même une force de conviction. Sans doute n’est-ce le cas que si l’on s’adresse plusieurs fois aux mêmes auditoires, et le crédit en affaires relève aussi des mêmes conditions. Baedeker, ce philosophe, conseille, dans son guide fameux, de donner de bons pourboires « si l’on doit revenir ». Cette règle, triviale, cesse de l’être dans le commerce régulier des hommes destinés à vivre ensemble, à travailler de concert au bien public. Telle est votre conclusion. Le résultat, du reste, n’est pas de ceux qui s’obtiennent sans peine, sans mérite, ajoutons encore : sans quelque délai, et il est bon, il est moral qu’il en soit ainsi. Barrès, avec cette grande expérience qu’il avait de la Chambre, commente ainsi, les débuts d’un jeune, député, le Suret-Lefort de son Roman de l’Énergie nationale « Il possédait de réelles facultés oratoires. Il les fit constater, puis il s’aperçut que l’autorité se conquiert lentement ». Mot profond, qui va ici droit à l’essentiel.

Dans la pratique journalière de la vie, le talent seul ne, suffit donc pas, il faut encore du caractère. Ce, talent doit se discipliner par un contrôle de l’orateur sur lui-même, car, comme l’a fait observer le moraliste : « il ne suffit pas d’avoir de grandes qualités, il faut en avoir l’économie ». Si cette règle manque, si les dons, même brillants, de la nature ne sont pas au service d’un jugement ferme, d’une personnalité forte, conséquente avec elle-même, sur laquelle on puisse en quelque sorte régler sa position, comme les marins d’autrefois d’après les astres ou les phares, l’autorité ne, naît pas, l’orateur reste incomplet. Nous avons particulièrement besoin, nous, Français, de, toujours nous rappeler cette leçon. Quand nous avons dit de quelqu’un qu’il est intelligent, nous pensons avoir tout dit. Mais d’autres peuples, moins bien partagés que nous à cet égard, ont éventuellement mieux réussi. Le monde, une fois encore, se tourne vers nous au lendemain de cette guerre, pour nous demander de rester fidèles à notre tradition de supériorité intellectuelle, de dévouement à tout ce qui est humain. Ne croyons pas que nous pourrons répondre à cet appel par les simples dons de l’intelligence. Je vous remercie de, nous avoir montré avec tant de force, au sommet d’une vie professionnelle si bien remplie, que l’autorité de l’orateur ne réside pas moins dans son caractère que dans son talent.