Mérimée et l’histoire

Le 17 janvier 2005

Xavier DARCOS

Mérimée et l'histoire

par M. Xavier Darcos

séance du lundi 17 janvier 2005

 

1. Un rationaliste issu d’un milieu passionné d’art et d’histoire

Mérimée fut d’abord un homme de raison dans un temps de ferveur. Né en 1803, il s'est rapidement fait un nom, sous la Restauration, dans le monde des lettres en pleine mouvance romantique. Mais il n'a jamais été dupe des emphases de cette époque. Il ne fut pas un adepte du renouveau religieux, étant athée. Il se méfia de la grandiloquence narcissique des poètes, préférant le style laconique et impersonnel des conteurs cruels ou ironiques. Il pratiqua surtout la forme brève, la prolixité sentimentale et populiste d'un Hugo lui semblant le sommet du ridicule. Cet attrait pour le véridique, même strict, le destinait à l’historiographie.

Grâce à l'avènement de la Monarchie de juillet, ces idées raisonneuses cessèrent de paraître suspectes. Le 27 mai 1834, Mérimée est nommé Inspecteur général des monuments historiques. Ainsi vont pouvoir s'épanouir sa passion atavique des beaux-arts (son père, Léonor, 2nd grand prix de Rome, fut un professeur de peinture respecté), sa vocation d'archéologue amateur et son goût des voyages. Malgré ses jérémiades sur l'inconfort de ses incessants déplacements ou sur l'épaisse sottise des provinciaux, Mérimée se voue à sa mission avec talent et énergie. Il transforme ses volumineux rapports en méticuleux récits de voyages. Ces impressionnants travaux permirent à Mérimée d'être élu en 1843 à l'Académie des inscriptions et belles lettres, puis en 1844 à l'Académie française, où il succéda à Charles Nodier — après force intrigues pour faire oublier sa réputation de libre penseur.

Assurément, Mérimée était un historien prédestiné. Ses parents, plutôt libres penseurs, aimaient les idées et l’histoire. Son père, professeur de peinture, connaissait tous les grands artistes et historiens d’art de son temps. Prosper fréquentera des hommes comme Victor Cousin, Augustin Thierry, Edgar Quinet, Elie Faure. Au lycée Napoléon, où il entre en 1811, à sept ans, comme externe, il s'impose d’emblée comme un brillant latiniste, dans le prolongement naturel à ce qu'il a reçu de son milieu familial : l'enseignement des humanités classiques, l'apprentissage des langues anciennes, l'histoire antique. Cette dilection historique vient renforcer et illustrer les leçons reçues par le truchement des œuvres de son père, défenseur des thèmes et de l'esthétique classiques. Mérimée se plonge dans la littérature classique française avec avidité, et approche les auteurs antiques "avec une sorte de frénésie". Il se jette éperdument dans les biographies de Cartouche ou de Mandrin, et son imagination s'évade dans les récits historiques de Montluc ou de Brantôme : il adorera à jamais les personnages hauts en couleurs, les intrigues inquiétantes et les attachants bandits.

 

2. Apprentissages, sous l’influence des années 1830

En ce sens, Mérimée était dans le goût du moment. Chateaubriand, en 1831, s’exclame : « tout prend aujourd’hui la forme de l’histoire : polémique, théâtre, poésie, roman… ». Il s’agit parfois d’exalter le moi face au poids du passé et du destin, comme on le voit chez Benjamin Constant ou chez Sénancour. Cet engouement provoque aussi la naissance d’un nouveau genre dramatique, le drame, théâtre total qui remplace de huis-clos de la tradition par la scène du monde, comme l’impraticable Cromwell de Hugo ou le problématique Lorenzaccio de Musset, écrit en 1834 mais joué seulement, très amputé, en 1896. Dans un tel contexte, il est inévitable que le premier manuscrit de Mérimée, écrit à 20 ans, soit aussi un indigeste drame, un Cromwell. La pièce, confuse et bavarde, se révèle injouable. Complexité des enjeux, changements constants de décors, dédales inextricables de l'action, mélange indigeste des genres : le puzzle reste épars et ingrat. Delécluze, courtois et amical, loue "la vivacité d'un dialogue en général naturel". Mais personne n'y croit vraiment. Sur le même sujet, Balzac n'avait pas eu plus de succès, en mai 1820, avec son emphatique Régicide. Mais Mérimée ne s'avoue pas vaincu et, en avril 1824, il achève un autre poème en prose, traité sur le mode humoristique et inspiré de Byron, La Bataille. Il y retrace un temps fort de la deuxième guerre entre les États-Unis et l'Angleterre, en 1812. Mérimée est donc déjà en marge des thèmes marqués par l'actualité ou par la réalité triviale. D’emblée, il cherche ses sujets dans l'histoire. Il choisit cet espace-temps privilégié, qui permet d'observer le monde à la bonne distance et qui favorise un détachement ironique, attitude qu'il affectera de ne quitter jamais.

C'est avec 1572, Chronique du temps de Charles IX que vient la fin des apprentissages. Éditée chez Alexandre Mesnier, place de la Bourse, cette Chronique, qui paraît le 5 mars 1829, reçoit un accueil favorable. Nous voici à nouveau confrontés à l'histoire et aux querelles nées des superstitions. Mérimée s'est plongé dans Brantôme, dans les Chroniques de Montluc, dans les récits de l'Estoile et dans les poèmes vengeurs de d'Aubigné, pour pouvoir décrire avec précision le climat d'une époque marquée par les guerres civiles et religieuses. Chez ces chroniqueurs, catholiques ou réformés, il découvre des portraits et des anecdotes qui émailleront son récit. C'est ainsi qu'il "fabrique" Diane de Turgis à partir d'une note de de l'Estoile et qu'il imite le style des chroniqueurs de l'époque : "La demoiselle de Châteauneuf, l'une des mignonnes du roi avant qu'il n'allât en Pologne, s'étant mariée par amourettes avec Antonetti, Florentin, comite des galères à Marseille, et l'ayant trouvé paillardant, le tua virilement de ses propres mains". Mérimée — on s'en doute — adopte plutôt le point de vue des protestants. À l'égard des crédulités catholiques, il ne se départit guère de son ironie acide et coutumière, par exemple lorsqu'il s'attarde sur une scène — narrée sur un ton voltairien — où deux confesseurs se disputent l'âme d'un mourant dans un hôpital.

Mérimée, en dépit de ces caricatures, confirme et affine sa méthode, fondée sur une approche réaliste et acide. Il fait court, définissant les personnages par leurs traits étonnants ou abjects, sans trop de descriptions. Il veut surtout stupéfier son lecteur, par exemple en le plongeant dans les terribles scènes de la Saint-Barthélémy, narrée avec une complaisance atroce et avec une précision inouïe. Le sadisme des tueurs, le regard des mourants, le sang qui poisse partout, la mort qui frappe sans raison : la vérité mériméenne est cruelle, car l'auteur cherche à faire impression à tout prix. Mais le mélange des genres permet d'éviter le lugubre et l'horreur. Mérimée sait changer de ton, recréer une vie populaire ou sensuelle, grâce à des dialogues truculents et à des situations drolatiques. Il n'adhère d’ailleurs pas à tout ce qu'il écrit. Il juge son œuvre avec une pudeur distante. "Je fais un méchant roman qui m'ennuie" écrivait-il le 16 décembre 1828 à Albert Stapfer, comme pour relativiser son investissement personnel et minimiser son goût pour les histoires bizarres où il semble se complaire. Certains lecteurs, habitués aux solides trames romanesques, restent décontenancés devant ces sortes de promenades guidées - qui répondent pourtant au principe même des Chroniques. Ils reprennent le même reproche qu'on fit à Mérimée pour La Jacquerie : celui d'une succession d'épisodes bizarres sans cohésion.

À partir de 1828, Mérimée approche Victor Hugo et il est accueilli dans le cercle de ses intimes puisqu'il va même jusqu'à remplacer sa cuisinière au pied levé, lors d'une soirée, en concoctant des macaronis à l'italienne. Il met en relation Stendhal et Hugo. L'un a le romantisme sec, l'autre lyrique et débordant. Stendhal a la dent dure, on le sait. Il qualifie Han d'Islande du "plus baroque et plus horrifique produit d'une imagination déréglée qui eût jamais glacé le sang et blêmi le teint des lecteurs de roman", alors que Hugo trouvera que Le Rouge et le Noir est "écrit en patois".

Aux yeux de ses contemporains, Mérimée figure parmi les intellectuels intéressés par le renouveau historiographique. Il est lié aux peintres amateurs d’images historiques, tel Delacroix ou David. Il fréquente aussi l'historien (spécialiste de la Révolution) Auguste Mignet ; Augustin Thierry (historien notamment des Francs et Mérovingiens) ; Edgar Quinet (historien adversaire du cléricalisme) ; Louis-Adolphe Thiers, bien sûr ; mais aussi le philosophe et historien, disciple de Hegel, Victor Cousin (ministre de l'instruction publique en 1840) ; Jean-Jacques Ampère (le fils du physicien, spécialiste d'histoire littéraire et professeur au Collège de France à partir de 1833) ; et bien d’autres.

 

3. Du patrimoine à l’histoire : Mérimée happé par l’élan général

On le voit : Mérimée évolue constamment dans un milieu où l’écriture, la pensée et l’histoire occupent une place centrale, dans une période où la rétrospection est à la mode. Toutefois, la façon de penser le passé, celle qui prédomine alors, vise à donner un sens à l’histoire, voire à en discerner les lois, censées être déterminantes de l’avenir des hommes. L’esprit d’un peuple, le progrès, la conquête de la liberté, à la suite des travaux de Hegel, deviennent le moyen central de réfléchir sur le passé. Augustin Thierry et François Guizot traquent dans l’étude historiographique une légitimation de leur gestion politique, tandis que Michelet impose – et pour longtemps – une vision républicaine de l’histoire de France. Mérimée est plus sceptique, plus pragmatique, plus descriptif. Il préfère collecter des faits et en révéler les incongruités plus que les cohérences. Ainsi a-t-il pu trouver sa propre approche de l’histoire, grâce à ce qui serait désormais la grande affaire de sa vie : la sauvegarde des Monuments historiques, créée en 1830 par François Guizot, alors ministre de l'Intérieur.

Nous l’avons dit : le regain historiographique, dans ces années 1830, est général. Guizot, Ministre de l'Instruction publique, de 1832 à 1837, fut d’abord professeur d'histoire moderne à la Sorbonne. C’est lui qui crée la Société d'histoire de France et le Comité des travaux historiques et scientifiques, tout en améliorant le statut de l'École des chartes. Il demande aux Préfets, en novembre 1833, de faire procéder à la fouille des archives locales pour faire resurgir les "manuscrits qui ont rapport à notre histoire nationale" et il sollicite de la Chambre un budget pour publier les archives de la Bibliothèque royale et du ministère des Affaires étrangères, afin de protéger "notre histoire qui, avant 1789, est en quelque sorte pour nous de l'histoire ancienne". A l'instar de Guizot, c’est toute la France qui cherche à se ressourcer en fouillant dans son passé. Il s'agit aussi de présenter la Révolution comme un bref aléa dans la marche du temps, de restaurer une continuité qui englobe cet accident historique. Dans ses Mémoires, Guizot s'en explique sans détour : "J'avais à cœur, tout en servant la cause actuelle, de ramener parmi nous un sentiment de justice et de sympathie envers nos anciens souvenirs, envers cette ancienne société française qui a laborieusement et glorieusement vécu pendant quinze siècles pour amasser cet héritage de civilisation que nous avons recueilli. C'est un désordre grave et un grand affaiblissement que l'oubli et le dédain de son passé". Ainsi sortent des cartons et de l'oubli une Collection complète des mémoires relatifs à l'histoire de France depuis le règne de Philippe Auguste jusqu'au commencement du XVIIe ainsi qu'une Collection nationale des chroniques nationales françaises écrites en langue vulgaire, du XIIIe au XVIe siècle. Mais ce travail colossal ne remplacera jamais les antiques volumes des précieuses archives, à jamais détruites ou consumées sous la Terreur. Celles du monastère de Clairvaux ont été vendues au poids, et les chefs-d'œuvre des bénédictins de Cluny servent de jeu pour les enfants. La sotte indifférence de la Restauration prolonge les dégâts révolutionnaires : Clairvaux a été transformé en prison et Cluny détruit en 1823.

Le bilan révolutionnaire est lourd, on le sait. Des trois-cents églises qui pointaient leur clocher dans la capitale au XVIe siècle, il n'en reste plus que quatre-vingt-dix-sept en 1800. Couvents et abbayes sont rasés, les tombeaux profanés. Mais les consciences s’éveillent et les voix érudites sont amplifiées par les proclamations des poètes. Déjà résonnent les hauts cris de Victor Hugo, dans sa Guerre aux démolisseurs : "À Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux". Hugo ne se contente pas de dénoncer, il tente de construire et pose des jalons. "Une loi suffirait. Qu'on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d'un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à d'ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles qu'ils ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire, c'est dépasser son droit".

En réalité, Hugo vole au secours de la victoire. Le législateur est déjà à l'œuvre. Guizot a proposé au roi, le 30 novembre 1830, la création d'un poste d'inspecteur des Monuments historiques, poste que Mérimée occupe à partir du 27 mai 1834, remplaçant Vitet. Mérimée, passionné d'antiquités et conscient de l'inépuisable richesse du patrimoine national, prend très au sérieux sa mission de protecteur et de régent des bâtiments de France. Sa bonne connaissance des rouages de l'administration lui permet aussi d'aller chercher les moyens, budgétaires ou humains, là où ils se trouvent, pour agir avec un maximum d'efficacité. Il compense par sa capacité de travail et d'adaptation ses éventuelles faiblesses en archéologie. Lui qui, à l'occasion de son voyage en Espagne, s'était davantage laissé subjuguer par la population locale que par les splendeurs mauresques, se focalise désormais sur l'approche architecturale. Il rattrape le temps perdu en l'espace de deux mois.

D’emblée Mérimée, en amateur d'histoire, s'émerveille : les lieux excitent son imagination. Sa pensée, face aux ruines qu'il contemple, recrée les événements qui ont animé les lieux. Lecteur de Jules Michelet qui publie, entre 1833 et 1844, son Histoire de France, "résurrection de la vie intégrale", il veut que les monuments suggèrent et recréent la vie passée. Mérimée compare, romance, extrapole. Mais ses recherches des secrets recelés par les sites se heurtent souvent à une administration bornée et conservatrice. Ainsi, en Avignon, doit-il se battre pour obtenir le déménagement des quarante chasseurs d'Afrique installés dans l'église du palais des Papes, laquelle leur sert de dortoir. Partout il craint et constate les dégradations, les négligences et la méconnaissance de l'intérêt archéologique des lieux. Face à l'incurie française, il cite en exemple les Italiens, relatant par exemple "l'assaut culturel" entrepris par des Italiens, en 1816-1817 dans une tour avignonnaise abritant une œuvre de Giotto. "Les soldats, en qualité d'Italiens, avaient le goût des belles choses, et savaient les exploiter. Des Français auraient balafré les saints ou leur auraient mis des moustaches. Les Corses les vendirent. Une industrie s'établit. Elle consistait à détacher adroitement la mince couche de mortier sur laquelle la fresque est appliquée, de manière à obtenir de petits lambeaux qu'on vendait aux amateurs". Tout en déplorant ouvertement ces pratiques et ces trafics, il reste fasciné par ce palais papal qui lui évoque davantage « la citadelle d'un tyran asiatique plutôt que la demeure du vicaire d'un Dieu de paix ». Cet incroyant s’extasie devant les églises, s'insurge contre le blasphème des iconoclastes et s'émeut devant la beauté de la peinture religieuse : à Aix, par exemple, il tombe sous le charme d'une représentation de sainte Catherine par Nicolas Froment dans un triptyque du Buisson ardent. "Je ne connais pas de type plus beau de cette pureté majestueuse que notre imagination donne aux saintes".

 

4. Mérimée veut être pris au sérieux : l’exemple de ses études sur César

De même, Gergovie, "qui eut la gloire de résister à Jules César" lui inspire six pages dans ses Notes d'un voyage en Auvergne. Il s'y demande, après examen topographique, "comment des soldats cuirassés, ayant au bras un bouclier de quatre pieds, pouvaient monter en courant une pente si raide", ajoutant ce commentaire lapidaire, étrange dans la bouche d'un libéral : "rien n'était impossible aux soldats conduits par César". C'est au moment de ces découvertes que Mérimée se lance dans un Essai sur la guerre sociale, où il évoque la vie de Jules César. Il s'enthousiasme auprès de Requien, le 25 octobre 1838 : "Je travaille en ce moment, ceci inter nos, à quelque chose de plus sérieux que mes anciennes fredaines. Cela est pourtant bien rococo. Avez-vous entendu parler d'un nommé Jules César, lequel fut mourir à Rome, l'an de grâce moins 44 ? Il avait du mérite, en son genre, bataillait très bien, volait mieux et faisait l'amour sans préjugé avec les deux sexes. J'écris la vie de ce drôle-là... Le plus grand capitaine de tous les siècles, puisqu'il n'a jamais été battu, le plus intrépide paillard, grand orateur, bon historien, si joli garçon que les rois s'y trompaient et le prenaient pour une femme, qui a fait cocus tous les grands hommes de son temps, qui a changé la constitution politique et sociale de son pays, qui, qui, trente mille qui... ". Son intérêt pour l'antiquité tourne même à la manie et au jeu, puisqu'il va jusqu'à dater ses lettres de la fondation de Rome : "Tant de gens qui m'ennuient se sont jetés à corps perdu sur le Moyen Âge qu'ils m'en ont dégoûté. C'est comme manger après les Harpyes qui, comme vous savez, faisaient caca sur la nappe".

Ainsi, son grand sujet historique restera longtemps Jules César. En 1838, il confie à Segrétain : "Je vous écris à la hâte, car je suis accablé de besogne. Je corrige des épreuves d'un mien bouquin, opération fort ennuyeuse et qui me fait prendre beaucoup d'exercice. Je fais au moins trois lieues par jour entre ma table et ma bibliothèque, afin de vérifier des citations et de collationner les textes. Jugez comme cela est amusant. Heureusement, je commence à voir la fin de mes peines". Ces propos manifestent sans doute une coquetterie de vanité d'auteur. En effet, ces travaux seront loin d'être inutiles car Mérimée publiera son Essai sur la guerre sociale en 1841 et La conjuration de Catilina en 1844. En revanche point de Jules César tout entier ou tout court. "Je travaille à un grand ouvrage cuistro-historique", écrit-il à Saulcy, "je lis des bouquins latins, j'en épelle de grecs, j'avale une poussière infernale à secouer des livres que depuis Saumaise on n'avait jamais touchés. Vous serez peut-être curieux de savoir quel grand dessein "me peut venir en tête". Je n'ai rien de caché pour vous [...] Croyez-vous [...] que la vie de feu J. César en un mot soit amusante à écrire ? Je voudrais qu'elle le fût à lire, ce qui est difficile, mais quand cela sera fait, si j'en suis mécontent, avec une allumette je m'en débarrasse". C'est peut-être ce qu'il fit puisque son Jules César ne vit jamais le jour. L'objectivité historique et les intentions personnelles font bon ménage.

L'approche mériméenne de l'époque césarienne passe par une étude sociologique, assez moderne. C'est à travers la guerre sociale que l'auteur entend comprendre la montée au pouvoir de César — d'où le long passage par l'affaire Catilina. Voilà pourquoi c'est l'Essai sur la guerre sociale qui vient d'abord, en mai 1841, tiré à 150 exemplaires. Mérimée y déploie son sens de la méthode, son génie de la composition, sa volonté d'informer en comprenant les événements dans leurs germes et leurs mobiles. Le découpage se présente en quatre chapitres : les prémisses de la discorde civile ; les conflits sociaux entre le peuple et les "patres" ; la guerre entre Marius et Sylla ; ses conséquences.

Mérimée ne se contente pas des documents antiques. Il s'est imprégné des textes grecs et romains anciens, mais aussi des écrits des historiens de son temps. Soucieux d'être reconnu par les sociétés savantes autant que de plaire au grand public, pour servir ses ambitions parallèles de respectabilité et de notoriété, Mérimée parvient à produire un essai original, qui se démarque du style ampoulé de l'historiographie de son époque. S'inspirant des historiens latins qu'il admire, de Tacite surtout, Mérimée adopte une manière faite de rigueur et d'objectivité vaguement ironique. La quête de la vérité suppose un recul. Cette distance est préservée par l'examen des hypothèses diverses et par des jeux allusifs qui entrecroisent situations passées et présentes. Mais cette complicité avec le lecteur n'interdit pas la grandeur, voire la grande éloquence. Sainte-Beuve établit même des comparaisons flatteuses : "Dans la dernière vue sur Sylla abdiquant et mourant, il y a un coin de perspective à travers lord Byron. Quoi qu'il en soit, cette fin éloquente, et majestueuse de ton, aspire dignement à rejoindre le dialogue de Montesquieu". L'abondance en moins, on peut aussi penser à Michelet, car Mérimée excelle à ressusciter la vie, à souligner les drames de l'humanité emportée dans les tourmentes de l'histoire, et à magnifier l'horreur tragique des guerres civiles ou de la décadence. Il sait évoquer la misère, les meurtres, le luxe et la luxure, la ruine ou la barbarie. L'histoire, frémissante d'anecdotes, semble mue par des ressorts psychologiques aléatoires ou triviaux autant que par le déterminisme des grands événements.

 

5. Des pierres à l’écriture, entre l’érudition et l’émotion

Entre temps, le raisonneur Mérimée a été gagné par la passion romantique des sites et des ruines. Et ce sont ces pierres vives qui vont inspirer son écriture cruelle, comme on le voit par exemple dans La Vénus d’Ille. Dans la solitude de ses rencontres avec les éléments où se fondent la légende et l'histoire, la sensibilité affleure ou prend le dessus. On le perçoit bien lorsqu'il établit son premier contact avec Vézelay, et qu'il note les détails de cette vision sublime : "Le soleil se levait. Sur le vallon régnait encore un épais brouillard percé çà et là par les cimes des arbres. Au-dessus apparaissait la ville comme une pyramide resplendissante de lumière. Par intervalles, le vent traçait de longues trouées au milieu des vapeurs et donnait lieu à mille accidents de lumières, tels que les paysagistes anglais en inventent avec tant de bonheur". "Le spectacle était magnifique", souffle-t-il pour conclure. Ainsi Mérimée parvient-il à formuler ses émerveillements avec un peu de liberté et dans un style soutenu. Voyez-le, gagnant, au pas de son cheval, la baie de Paimpol, annoncée par les ruines de l'abbaye de Beauport. "C'est en vérité un lieu admirable et j'avais de la peine à détacher mes regards de cette mer blanchissante d'écume, d'où sortent çà et là les têtes verdâtres d'une multitude de rochers aux formes fantastiques. Ce coin de terre semble exceptionnel. J'y voyais avec surprise prospérer des arbres du midi de la France. Oubliant leur soleil natal, des myrtes, des mûriers, des figuiers gigantesques couvraient la plage, laissant presque tomber leurs fruits dans les flots..." Un peu plus loin dans Le Voyage dans l'ouest, il s'attarde ainsi sur Beauport : "J'ai souvent eu l'occasion d'admirer la situation singulièrement pittoresque de nos vieilles abbayes et bien que variés à l'infini, leurs sites ont entre eux un tel rapport de beauté qu'il est impossible de ne pas croire que leurs premiers habitants ont éprouvé, à leur aspect, les mêmes sensations que nous éprouvons aujourd'hui". Seuls ces sites quasi mythiques ou d'impressionnants spectacles naturels parviennent à lui arracher ces « encornifistibulations », mot de son invention qui lui sert à dénoncer chez les autres tout pathos et tout envol émotionnel. Il se met à écrire comme Hugo dont l’emphase lyrique lui semblait naguère grotesque.

Le 7 octobre 1839, terminant sa fameuse tournée d'inspection en Corse qui nous vaudra aussi, notamment, Colomba et Mateo Falcone, Mérimée embarque à Bastia pour rejoindre Stendhal à Civita-Vecchia. Ensemble, pendant treize jours, ils visitent les splendeurs de Rome. Mais il y a trop à découvrir et trop vite : il "s'extermine à voir quarante mille choses en une matinée [...] ; à chaque coin de rue, on est attiré par quelque chose d'imprévu, et c'est le grand bonheur de se laisser aller à cette sensation". Ils descendent ensuite vers Naples et s'arrêtent à Herculanum et Pompeï.

Ses tournées et ses voyages suscitent chez Mérimée une passion pour l’histoire incarnée. De même que le conteur aime à faire surgir des sites qu’il croise les héros fictifs qui en sont l’émanation ou l’avatar, de même l’historien trouve dans les monuments de quoi exciter son désir de connaître et de ressusciter le passé. Mérimée, conjointement, s’est pris au jeu de la connaissance et de la recherche historiques. Le "savoir savant", comme on dit aujourd'hui, est devenu sa grande passion. Ce goût de l'érudition correspond à son penchant personnel pour la solitude. Des notices architecturales, fruits naturels de ses tournées, il passe aux sommes historiques. Les tendances universitaires de l'époque aidant, c'est Rome qui l'attire et, plus particulièrement, Jules César, nous l’avons vu. Il aborde l'histoire romaine à travers deux essais : Sur la guerre sociale et La Conjuration de Catilina. Il se tourne ensuite vers l'Espagne médiévale avec son Don Pèdre Ier, roi de Castille. C'est toujours en soulignant la cruauté et la violence de ces époques obscures que Mérimée excite l'intérêt du lecteur, plongé dans les pillages, les meurtres et les guerres. Ses recherches satisfont en tout cas ses aspirations académiques : elles lui ouvrent les portes de l'Institut. Il admet lui-même, dans sa correspondance, avec son habituelle distance critique face à son œuvre, les avoir entreprises dans ce seul dessein.

Regardons de plus près ce méconnu Don Pèdre Ier, roi de Castille. Quel est l’intérêt de cette histoire ? Don Pèdre succède à son père sur le trône de Castille alors qu'il a tout juste quinze ans. Ce monarque bigame, caractériel et tyrannique, s'arme d'une effrayante justice pour se faire obéir et mettre l'Espagne à genoux devant lui. Peu à peu abandonné par tous les siens, à commencer par sa mère, trahi, excommunié, ce pauvre roi sanguinaire se réfugie dans la folie, dans la méfiance, dans l'obsession du complot et dans la haine du genre humain. "Pourvu qu'il fût obéi et redouté, il se souciait peu de gagner l'amour d'hommes qu'il méprisait", écrit Mérimée. Enfin, un frère bâtard, Henri de Transtamare, jaloux de son trône, le poignarde dans une embuscade dressée avec la complicité de Duguesclin. Don Pèdre disparaît à trente-cinq ans. L'historien Mérimée, face à ces atrocités, cherche un effet de contraste par un style, objectif et sobre, imitant celui des anciens chroniqueurs. En fait, l'analyse du héros permet une synthèse des mœurs de son siècle. Mérimée trace le portrait d'un homme et de son époque. La fin du livre est ambiguë, justifiant, par un artifice bizarre, l'homme par le déterminisme des temps. Elle montre à quel point le roi a été forgé par son siècle : dur, féroce, et pourtant justicier, devant un petit peuple qu'il fascinait. Mérimée le décrit comme l'assassin insatiable des membres de sa famille, des dames et des prélats, expert dans l'art de la torture. Mais l'époque elle-même était obscène et horrible. Le Moyen Âge espagnol, fiévreux, violent et superstitieux, l'étonne parce qu'il reste simultanément capable de courage et épris de justice.

 

6. L’historiographie de Mérimée, de l’empirisme à la doctrine

Après 1860, Mérimée se pose définitivement en historien : il se pique de théoriser son écriture historique et de jouer au professionnel. Par exemple, n’ayant jamais perdu l'Espagne de vue, il s'en considère comme le spécialiste français. En 1859, il commente le livre de W.H. Prescott, Philippe  I et Don Carlos, dans la Revue des Deux mondes du 1er avril : alors que l'auteur américain voit dans Philippe II "le" type espagnol et l'incarnation de l'âme hispanique, Mérimée réfute cette thèse, au motif que le monarque, "personnage le plus haïssable" du monde, ne peut représenter "un peuple aussi bon que celui d'Espagne". Ses arguments, on le voit, peuvent paraître un peu courts. Mais son article fait l'apologie d'une méthode historique scrupuleuse, soucieuse de reconstitution et de vérification. "Aujourd'hui, bien que nous n'ayons pas entièrement perdu l'habitude d'exploiter à notre profit les labeurs de nos devanciers, nous accordons difficilement une estime durable à l'écrivain qui se borne à dire en langage moderne ce que ses prédécesseurs avaient dit dans le style de leur temps. Au contraire, celui qui a le courage de remonter aux sources originales, qui s'applique patiemment à vérifier ce que personne ne s'est mis en peine d'examiner, quand même il n'arriverait qu'à prouver la certitude d'une opinion reçue de confiance, cet écrivain, dis-je, s'il ne s'attire pas les applaudissements du vulgaire, obtiendra toujours l'estime et la reconnaissance des personnes studieuses. Perfectionnement dans les méthodes de recherche, perfectionnement dans l'art de la critique, voilà les progrès que les études historiques ont faits depuis le commencement du siècle, et c'est, je pense, un des titres de gloire qui recommandera à la postérité la littérature de notre époque".

Dans un tout autre territoire, observons l'Épisode de l'Histoire de Russie, le Faux Démétrius, paru en décembre 1852 chez Michel Lévy, Mérimée ayant eu le loisir de procéder à la relecture pendant sa courte détention à la Conciergerie, due à son aveugle amitié pour Libri, escroc condamné pour avoir dérobé des livres de prix dans des bibliothèques publiques. Le 7 février, Sainte-Beuve en fait une critique élogieuse — à la demande, il est vrai, de Mérimée — : "Arrivé aujourd'hui à la pleine maturité de la vie, maître en bien des points, sachant à fond et de près les langues, les monuments, l'esprit des races, la société à tous ses degrés et l'homme, il n'a plus, ce me semble, qu'un progrès à faire pour être tout entier lui-même et pour faire jouir le public des derniers fruits consommés de son talent. [...] Mon seul vœu, c'est qu'en avançant, et sûr désormais de lui et de tous, comme il l'est et le doit être, il se méfie, qu'il s'abandonne parfois à l'essor, et qu'il ose tout ce qu'il sent". D'autres articles sont moins louangeurs. Un certain Zernin, dans Le Cabinet de lecture, trouve le livre assommant. Avec une plus grande pénétration, Gustave Planche, dans La Revue des Deux mondes, lui reproche sa méticulosité redondante et ses précisions trop détaillées : à ses yeux, l'arbre cache la forêt, le lecteur ne percevant plus l'intérêt ou la morale de cette histoire héroïque et sanglante. Adolphe de Circourt, au contraire, dans L'Athenaeum français, rend hommage à une étude savante qui se lit pourtant comme un roman. En tout cas, le livre se vend bien. C'est un succès que Mérimée lui-même n'attendait pas.

Cet exemple montre que Mérimée a fini par acquérir, aux yeux de ses lecteurs contemporains, l’image d’un historien professionnel de grande dimension, au même titre qu’un Michelet. Lui-même en doutait peut-être, nous l’avons dit, quoiqu’il ne le laissât pas trop paraître. Observons qu’il préféra investir d'autres territoires, craignant de rivaliser avec les savants qu'il admirait : Augustin Thierry, Guizot, Tocqueville, Michelet ou encore Mignet. Il est vrai aussi que l'imagination de Mérimée a besoin de s'ébattre. Les fastidieuses investigations historiques viennent parfois à bout de son courage : "Je viens d'écrire 150 pages d'histoire et j'ai passé six mois à me fendre le cul sur des livres russes et, sur le point de transvaser en prose les élucubrations d'un tas de moines, je suis saisi du démon des romans et j'ai envie d'envoyer l'histoire à tous les diables, j'entends celle de Démétrius", avoue-t-il à Francisque-Michel le 3 février 1851.

 

7. Mérimée, un historien ou un romancier ?

Oui : Mérimée a beau geindre, il tire quelque vanité de se sentir historien reconnu. Ce dandy s’est toujours méfié des chimères de l’imagination, affectant de voir dans son écriture romanesque ou dans ses écrits littéraires des formes dégradées ou superficielles de son talent. Cette distance se manifeste de deux manières. D’un côté, Mérimée souligne de poids et la densité de son œuvre historique : voilà pourquoi il compile et s’astreint à produire de lourds documents, chargés de notes et de références, comme s'il espérait dire le tout de son sujet et aussi rendre manifeste la solidité de son travail savant. D’un autre côté, à l’inverse, il tourne à la dérision le romanesque (y compris dans des textes à ambition historique) : il s’emploie à surprendre ou à décevoir le lecteur ; il souligne ironiquement, par des intrusions d’auteur, les supercheries ou les invraisemblances ; il accumule les paradoxes et les traits d’humour, noir le plus souvent ; il parodie le style des fictions.

Ce double jeu est particulièrement perceptible dans la Chronique du règne de Charles IX, texte qui s’apparente plus au roman qu’à la chronique. On a observé que les épigraphes des chapitres renvoient à Walter Scott, à Rabelais, à des chansons populaires ou à Molière, comme si Mérimée voulait se départir du genre sérieux au profit de références à la raillerie, à la gouaille ou à la bouffonnerie. De même, Mérimée se substitue au narrateur pour s’adresser directement au lecteur, au milieu du chapitre VIII, pour commenter les imprévus du destin et pour ironiser sur les convictions humaines, comme ferait Diderot dans Jacques le Fataliste. Enfin, la conclusion est indéterminée et appelle le lecteur à poursuivre lui-même la fiction : « Mergy se consola-t-il ? Diane prit-elle un autre amant ? Je le laisse à décider au lecteur qui, de la sorte, terminera toujours le roman à son gré ».

Les personnages principaux eux-mêmes semblent dessinés pour échapper aux stéréotypes historiques. Charles IX et sa mère, Catherine de Médicis, paraissent irresponsables, inaptes au moindre complot ou incapables d’un quelconque fanatisme : lui est « indifférent en matière de religion » ; elle « baille à tout moment » et « ne parle d’autre chose que temps ». La Saint-Barthélémy, enfin, nous l’avons dit plus haut (p. 4), s’apparente à une « insurrection populaire improvisée », sanguinolente et maladroite, que ni le roi ni les Guise ne semblent avoir vraiment préparée. On pense à L’enlèvement de la redoute, un de ses contes, qui illustre de même façon, avec une froide ironie, sur un ton alerte et soldatesque, une insane « boucherie héroïque». Sans doute, Mérimée veut-il se démarquer des sources habituelles et ne prend pas pour vérité ce qui a été dit avant lui : nous sommes là au cœur du tempérament mériméen, sceptique, insoumis, critique. Mais surtout, bien éloigné du déterminisme hégélien, Mérimée voit l’histoire comme le résultat bizarre et aléatoire de jeux individuels, de trajectoires et d’énergies privées qui se croisent et s’entrechoquent. Les caractères humains, qualités et défauts, font l’histoire, motivés par des intérêts et des passions, par un vouloir-vivre déstabilisant. S’inscrivant dans la tradition de Salluste ou des moralistes, aux yeux de qui la virtus des acteurs est la clé des événements, Mérimée relativise l’idée d’un « sens de l’histoire ». Voilà pourquoi il aime les époques et les situations où les forces vitales s’exprimaient sans retenue et brutalement. Cette impulsion violente, Mérimée la retrouve chez César, chez Catilina, chez Don Pèdre « le cruel », dans les guerres de religion, dans les mœurs de la cour des tsars, etc. Par parallélisme, le conteur réinvente cette brutalité absurde dans des textes comme L’enlèvement de la redoute. Il peint ces ardeurs destructrices avec Carmen ou Colomba ou avec le père du petit Mateo Falcone, et avec presque chez tous ses héros, assez sombres et tourmentés, annonçant ceux de Maupassant. Dans une lettre à Requien du 30 septembre 1839, Mérimée avoue qu’il voit dans la férocité « la pure nature de l’homme ». Le dernier conte, Lokis, histoire d’un homme-ours, l’illustre jusqu’à l’absurde et au vertigineux.

 

8. L’amour du lointain par haine du proche ?

Ainsi l’histoire chez Mérimée est-elle un moyen d’épouser une énergie ou d’atteindre à des transgressions que sa propre vie lui refusait. Car il aimait le vertige du temps, ses sensations et ses sensualités. Sa personne, engoncée et revêche parfois, fut mal aimée. On critiqua sa raideur et sa « platitude » («le paysage était plat comme Mérimée » persifle V. Hugo) au point qu’il douta de son propre talent. À l'écart des écrivains de son temps, qui le jugent sec, conservateur, inféodé à l'Empire, presque mis à l'index, il lui faut chercher ailleurs des affinités littéraires et intellectuelles. En marge de la création de son temps (qu'il ne prise guère), Mérimée se réfugie dans des lectures qui lui rendent l'espace et le temps. Il reste friand d'ouvrages historiques, comme l'immense Histoire du Consulat et de l'Empire que Thiers a rédigée en quinze années studieuses. Mérimée lui écrit : "Vous dites quelque part que la vérité est ce qu'il y a de plus beau. Cela est bien vrai. En vous attachant à être un historien fidèle, vous avez été poète et peintre. La bataille de la Moskova et la retraite, surtout le passage de la Berezina, sont des tableaux qui transportent. Pour moi, j'en suis malade : personne n'avait compris jusqu'alors les mouvements de Napoléon et ceux des Russes, la bataille de Smolensk et celle de la Moskova". Mérimée le félicite aussi d'avoir eu recours aux documents du prince de Metternich, relatifs à l'armistice, après la bataille des Nations. Il revit Waterloo : "Je lis le dix-septième volume de M. Thiers, qui me fait mal à l'estomac", raconte-t-il à Madame de la Rochejacquelein, "il est poétique à force d'être simple et vrai. Êtes-vous de ces cœurs français qui souffrent de la perte de la bataille de Poitiers ? Moi j'en suis ; et cela m'empêche d'avoir, en lisant Froissart, une bonne partie de la satisfaction littéraire qu'un académicien doit éprouver. Est-ce faiblesse ou bon sentiment ? Je connais des gens très estimables absolument dépourvus de patriotisme ou comme on dit maintenant, de chauvinisme [...]. Ce que je sais c'est que jamais le poète ne fait oublier à l'historien ses devoirs, même lorsqu'il est le plus brillant".

A contrario, les dilections de Mérimée paraissent bizarres ou incongrues. Sa passion pour l’histoire garde parfois un caractère enfantin, comme s’il se méfiait des fortes têtes de son temps. Il est rare qu'il ait perçu, parmi ses contemporains, le vrai génie. Il manifeste un vif intérêt à Émile Augier, auteur dramatique de comédies sociales exaltant la morale bourgeoise. Leur correspondance reflète de l'admiration et de l'amitié. Mérimée voit dans chacune des œuvres théâtrales d'Augier "non seulement une bonne pièce", mais aussi "un acte de courage". Il défend avec vigueur Le Fils du Giboyer, et prodigue ses conseils : "Il faut être vrai avant tout !", lui écrit-il le 5 février 1861. Mérimée loue aussi le romancier Edmond About et considère avec faveur le moralisme sentimental de George Sand. Il compare Ponsard à Corneille. Malgré la complicité intellectuelle qui le lie à Sainte-Beuve, attentif à ses conseils et à ses idées, Mérimée ne témoigne jamais de l'éclectisme ou de la perspicacité propres à l'auteur des Causeries du lundi.

De son propre aveu, il aurait voulu fréquenter Duclos, Chamfort, Rivarol, toute l'élite intellectuelle du XVIIIème siècle. Au lieu de cela, il doit composer avec les salons bourgeois. Aux faiseurs et aux cuistres, Mérimée préfère les chants traditionnels et originels. Il s'en explique avec des accents virgiliens : "Heureux les poètes d'autrefois, ignorants des règles et des conventions inventées par les rhéteurs ! Plus heureux encore les poètes pour qui le champ de la nature s'étalait dans son immensité, vierge encore de toute moisson ! [...] Nous autres, venus tard, nous nous baissons pour découvrir quelques épis oubliés par ces hommes des premiers âges qui fauchaient sans peine les gerbes épaisses". Ce passéisme a son revers : Mérimée renie Jean-Jacques Rousseau et Montesquieu au nom du style, assurant à Lee Childe que "depuis Rabelais, le français n'a fait que déchoir", tout comme la langue anglaise ne cesse de "tomber" depuis Shakespeare. À l'aune des Anciens, tout lui paraît dérisoire, même les grands courants de son siècle : romantisme et réalisme, dans des styles bien différents, ne sont que "des déformations sans mesure". L'un déborde de sentimentalisme, l'autre couronne la laideur, "maladie de notre temps". Même ses anciennes passions finissent par être dénoncées. À Madame de la Rochejacquelein, qui s'enthousiasme pour Walter Scott, Mérimée réplique : "Je l'ai beaucoup aimé ; maintenant je ne puis le relire. Il a des rabâchages qui m'excèdent, et c'est un petit esprit et une nature basse". C'est à peine si Cervantès lui apporte encore du plaisir : "Je relis Don Quichotte", écrit-il à Tourgueniev le 11 septembre 1869, "il y a beaucoup trop de coups de bâton. Les épisodes sont trop longs et trop brusquement intercalés".

Il faut relativiser ces partis pris, qui sont ceux des vieux bourgeois de l'époque. Par exemple, Mérimée est tout à fait dans l'air du temps, si l'on ose dire, quand il voit comme un signe de décadence les "dissonances" des partitions de Wagner. "Un dernier ennui, mais colossal, a été Tannhäuser", écrit-il à Jenny Dacquin à propos de l'œuvre donnée le 13 mars 1861 à l'Opéra, "les uns disent que la représentation de Paris a été une des conventions secrètes du traité de Villafranca ; d'autres, qu'on nous a envoyé Wagner pour nous forcer d'admirer Berlioz. Le fait est que c'était prodigieux. Il me semble que je pourrais écrire demain quelque chose de semblable en m'inspirant de mon chat sur le clavier du piano". Son ancien anti-germanisme l’anime : "Avez-vous vu Tannhaüser ? Il n'y a que les Allemands pour l'audace dans la bêtise. Je hais cet affreux peuple qui a plus de vanité que les Gascons et qui ment avec plus d'aplomb". Et il se permet ce jeu de mot : "on s'y tanne aux airs". Bref, l'âge et le conformisme ont effacé l'espièglerie et les outrances de l'époque où le jeune Mérimée, masqué, bousculait la mode littéraire.

L’amour de l’étranger lointain, aigrement mêlé de détestations rétrogrades, décèle finalement chez Mérimée vieillissant une misanthropie de proximité. L’historiophilie de Mérimée fut une de ses manières de refuser la bêtise de son temps. Il aurait dû pactiser avec Flaubert, s’il avait su le comprendre.