L’Œil et le Regard

Le 21 octobre 1997

Pierre ROSENBERG

L’œil et le regard

 Séance publique annuelle des cinq Académies

le 21 octobre 1997

 

     Paris fête Georges de La Tour. Quel lien avec la mémoire, mon devoir de vacances, se demandera-t-on ? La Tour doit sa résurrection à l’œil des historiens d’art, à leur mémoire visuelle. Il est le peintre des jeux de regards.

     L’affiche de l’exposition du Grand Palais nous montre une séduisante créature qui détrousse un élégant jeune homme. À l’aide de solides pinces, elle le dépouille d’une médaille suspendue à une fine chaînette d’or. Figée sur son méfait, l’œil en alerte, impassible, elle le guette. Crédule, le jeune benêt fixe son attention sur la vieille bohémienne qui lui dit l’aventure.

     Jeu de mains, jeu de vilains, jeu des regards...

     De La Tour, on préfère tantôt les tableaux à éclairage artificiel, tantôt ceux peints à la lumière du jour. Tous accordent une grande importance au regard, regard rusé, regard absent, regard affolé, regard effrayé, regard aveugle, regard narquois, regard amusé, regard éploré, regard voilé, regard rêveur, regard détaché, concentré ou lointain. La Tour raconte grâce aux regards.

     Il raconte l’existence du saint incrédule qui voulut toucher la plaie du Christ. Ne peint-il pas plutôt le portrait d’un paysan lorrain, tenace et obstiné, au visage hautain et rogue, au regard âpre et rude ?

     Il raconte la honte et l’affolement de Celui qui a trahi. Dans le silence de la nuit, brisé par le chant du coq, Pierre joint les mains. Le saint, les yeux écarquillés, supplie du regard.

     Parfois encore, La Tour s’empare des regards pour établir le dialogue entre l’Enfant confiant et saint Joseph, entre Job et sa femme, regard tendre ou poignant, regard attentif ou pensif... L’émotion au service du regard.

     Il étudie avec prédilection les méditations des " Madeleines pénitentes ". Toutes détournent le regard, le portent sur la flamme de la chandelle, la discipline, ou le miroir qui reflète le crâne. Art grave, art d’évasion pour décrire le renoncement au monde et l’abandon à Dieu.

     Je m’étais promis de ne pas mentionner le nom de Marcel Proust, le maître des résurgences de la mémoire, tant les citations tirées de son œuvre abondent. Les Madeleine de Georges de La Tour m’ont fait mentir, si vous me pardonnez cette plaisanterie de potache !

     Georges de La Tour est mort célèbre. Les grands collectionneurs parisiens de son temps n’ignoraient pas ses tableaux. Richelieu lui-même — notre vénéré fondateur — possédait un Saint Jérôme, sans doute celui aujourd’hui au musée de Stockholm. Vite, le nom de La Tour glissa dans l’oubli. On n’en gardait mémoire que par une anecdote rapportée au XVIIIe siècle, encore parut-elle longtemps suspecte. Louis XIII aurait ôté tous les tableaux de sa chambre pour n’y laisser qu’un Saint Sébastien dans une nuit, offert par l’artiste. Un chercheur du XIXe siècle de bonne race — la France en comptait alors un grand nombre —, Alexandre Joly, réunit en six pages les premiers éléments biographiques indispensables à une première réhabilitation : actes de baptême de plusieurs enfants du peintre, contrat d’apprentissage d’un élève, liste des œuvres de La Tour offertes par la ville de Lunéville au maréchal de La Ferté, gouverneur de Lorraine et grand amateur de peinture. Mais de tableaux de La Tour, point. Il prophétisait : " Un jour ou l’autre, on découvrira peut-être, sur les parois de quelque église de campagne, une toile délabrée de cet artiste, qui suffira, je l’espère, pour combler cette lacune ".

     En 1912, un jeune érudit allemand — il n’avait pas trente ans — parcourait nos provinces. À ce jour, il s’était intéressé aux peintres de l’école du Danube, au baroque italien alors guère à la mode. À Rennes, il admira le Nouveau-né que l’on attribuait tantôt à Schalcken, à l’école hollandaise, tantôt aux frères Le Nain. Maurice Denis, qui le pensait des Le Nain, en avait peint la copie. Hippolyte Taine lui avait consacré une page admirable que je ne résiste pas au plaisir de vous lire : " Ce qui est absolument sublime [à Rennes] c’est un tableau hollandais, le Nouveau-né, attribué à Le Nain : deux femmes regardant un petit enfant de huit jours, endormi. Tout ce que la physiologie peut dire sur les commencements de l’homme est là ! Rien ne peut mieux exprimer ce profond sommeil absorbant, comme celui dont il dormait, le pauvret, huit jours auparavant dans le ventre de sa mère ; le front sans cheveux, les yeux sans cils, la lèvre inférieure rabaissée, le nez et la bouche ouverts, simples trous pour respirer l’air, la peau unie, luisante, que l’air a touchée encore à peine, tout engourdissement primitif dans la vie végétative. La lèvre supérieure est retroussée ; il est tout entier à respirer. Le petit corps est collé et serré dans ses langes blancs raides comme dans une gaine de momie. Impossible de rendre mieux la profonde torpeur primitive, l’âme encore ensevelie. Le tout est relevé par l’air borné de la mère, par la simplicité et la rudesse du rouge intense de son vêtement qui jette un chaud reflet sur ce petit bloc de chair ronde."

     Quelques jours après sa visite au musée de Rennes, le jeune érudit — il s’appelait Hermann Voss — se rendait à Nantes. Et là, au musée, il vit deux tableaux, deux nocturnes, un Reniement de saint Pierre et un Ange apparaissant à saint Joseph, qui suscitèrent son admiration. Tous deux étaient signés G. de La Tour. L’on avait cru un temps qu’il s’agissait du pastelliste Maurice Quentin de La Tour (!) puis d’un certain Antoine Leblond de La Tour, dont seuls les poussinistes, ou plutôt les poussinologues, connaissent le nom. Le catalogue du musée de Nantes les attribuait, je cite, à un « peintre du XVIIe siècle sur lequel nous n’avons pas de renseignement ».

     Hermann Voss possédait une bonne mémoire : il se souvint de l’article d’Alexandre Joly. Il avait, comme on dit — mais l’expression n’a pas été accueillie par le dictionnaire de l’Académie —, de l’œil. Il rapprocha avec pertinence l’article érudit, les deux tableaux de Nantes et celui de Rennes... Un premier pas était franchi... La Tour renaissait.

     Voss voulut faire partager sa découverte : son article, une page accompagnée de trois illustrations, parut en 1915 dans une revue allemande spécialisée Archiv für Kunstgeschichte. Les circonstances ne se prêtaient guère à une large diffusion. Il fallut attendre 1922 pour qu’on en prit connaissance en France.

     La seconde étape n’aurait pu être menée à bien sans la finesse du regard, la fidélité de la mémoire, l’intelligence de l’œil d’historiens d’art, français et allemands, italiens et anglais... En 1931 semble-t-il, un excellent joueur de tennis, Pierre Landry, découvrait dans la boutique d’un brocanteur de l’île Saint-Louis un grand tableau orné d’une splendide signature latine Georgius de La Tour. Aux dires de certains, il en fit l’acquisition au prix de 2 500 francs. L’œuvre surprenait par la sûreté de son exécution, la clarté et l’audace de ses couleurs, par son éclairage, par le réalisme de son sujet surtout, un tricheur, ses comparses et sa victime, qui n’avait rien en commun avec la " spiritualité " du Nouveau-né. Hermann Voss à nouveau, mais cette fois-ci dans une revue française, Formes, rapprocha du Tricheur un troisième tableau de Nantes, un Joueur de vielle. Le catalogue du musée l’attribuait à Zurbaran. L’œuvre, admirée de longue date, passait pour espagnole. Stendhal, qui l’imaginait de Murillo, en avait vanté, ce sont ses propres mots, « l’ignoble et effroyable vérité » (Stendhal, on le découvrit plus tard, avait en fait recopié Mérimée). On dut se rendre à l’évidence, le Vielleur n’était pas espagnol. Et l’on mit longtemps à l’admettre : le Tricheur et le Nouveau-né revenaient au même artiste. La Tour savait peindre le jour et la nuit, la vérité et la poésie.

     Dorénavant les choses iraient vite. La mémorable exposition des Peintres de la réalité de 1934, la thèse de François-Georges Pariset soutenue en 1947 — je le rappelais ici même, il y a quelques mois, mon prédécesseur Henri Gouhier faisait partie du jury —, l’exposition de 1972 de l’Orangerie des Tuileries rendaient à Georges de La Tour sa place dans l’histoire de la peinture française.

     Qu’il me soit permis de faire une remarque. J’aurais dû dire sa place dans l’histoire de la peinture lorraine. Politiquement comme du point de vue artistique, la Lorraine de la première moitié du XVIIe siècle demeure indépendante. Ravagée par les invasions, les pillages, la famine, la misère, les épidémies (La Tour mourra d’une « pleurésie », très vraisemblablement de la peste), elle lutte pour le maintien de son indépendance.

     Certes, La Tour a adopté le parti français. Certes, l’artiste se montre ouvert aux influences les plus variées — le Caravage (mais s’est-il rendu à Rome ?), les peintres caravagesques d’Utrecht, l’Allemagne voisine... À bien y regarder, ce sont cependant les artistes lorrains — un Bellange, un Jean Leclerc, un Jacques Callot — d’autres dont la mémoire s’est perdue, qui l’ont marqué. Pendant longtemps, on n’imaginait pas qu’ait existé une école française de peinture. Aucun peintre de notre XVIIe siècle, pensait-on, ne pouvait rivaliser avec Racine, avec La Fontaine. Certes, on distinguait bien Poussin et Claude Lorrain. C’était pour rappeler qu’ils avaient choisi l’Italie qui les avait adoptés. Ce sera l’honneur de notre siècle d’avoir reconnu les frères Le Nain et Vouet, Champaigne et Vignon, Baugin et Louise Moillon...

     Par un amusant retournement, alors qu’une école française s’imposait et que les musées d’Europe et d’Amérique se disputaient les tableaux de Bourdon et de La Hyre, elle perdait sa plus glorieuse conquête ! Tout bien considéré, le Nouveau-né comme le Tricheur ne sont ni hollandais ni espagnols. Et ils ne sont pas non plus français.

     L’exceptionnelle mémoire visuelle d’Hermann Voss tira Georges de La Tour de l’oubli. D’autres historiens d’art dont je tairai les noms, proposèrent, avec ce qui subsistait d’une production qui fut considérable et dont il ne nous reste que des débris, une chronologie au demeurant fort débattue. Ils reconstituèrent et reconstruisirent l’œuvre de l’artiste.

     C’est l’œil de l’historien d’art — je me refuse à dire de l’historien de l’art en quoi il se distingue de l’historien de la musique ou de l’historien de la littérature — c’est l’œil de l’historien d’art qui ressuscita Georges de La Tour. Résurrection exemplaire et prestigieuse, qui justifie une discipline méconnue dans notre pays et dont on ne mesure pas toujours les responsabilités...

     " Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père ". Comment ne pas se souvenir du 290e vers de Phèdre ? Comment fonctionne notre mémoire visuelle (qu’on ne confondra pas avec l’italienne memoria visiva) ?

     Mes confrères, ici même, ont magnifiquement évoqué le rôle du cerveau. Un livre récent, L’œil et le cerveau du professeur Philippe Meyer, qui, à plusieurs reprises, s’appuie sur les publications de notre confrère récemment disparu, René Huyghe, traite avec pertinence de la perception visuelle.

     Je me contenterai de quelques observations.

     L’historien d’art reconnaît instantanément ce qu’il a déjà vu. Il se pique de reconnaître ce qui ressemble à ce qu’il a déjà vu. Quand il reconnaît ce qu’il n’a jamais vu, il fait preuve de génie (ne soyons pas complaisant, disons d’intuition). Et lorsqu’il se trompe, il commet ce qu’on appelle une erreur d’attribution — elles sont légions ! Le bon historien d’art a une mémoire d’éléphant. Il voit juste.

     L’amateur de peinture se plaît à reconnaître ce qu’il a déjà vu. Le plaisir de l’historien d’art, sa jouissance et son triomphe, est de reconnaître ce qu’il ne connaît pas...

     De Georges de La Tour, on a, à ce jour, identifié des tableaux à sujets religieux (tirés surtout du Nouveau Testament) et des scènes de genre. N’a-t-il jamais peint d’allégories ou de fables, ou encore des compositions mythologiques ? A-t-il l’homme pour seul héros ? N’existe-t-il aucun portrait, aucun paysage, aucune nature morte qui soient de sa main ? Sous quels noms se cachent les dessins de La Tour ? Cherchons dans nos greniers, retournons aux réserves de nos musées de province. Regardons, exerçons notre œil, faisons appel à notre mémoire. Le dernier mot n’est pas dit.

     L’œil de l’historien d’art opère vite. Écoute-t-il ? Entend-il les voix du silence ? Avoir une bonne vue, de bons yeux ne suffit pas pour avoir de l’œil. L’historien d’art reconnaît sans réfléchir, un déclic... On a parlé de science du regard, d’érudition de l’œil. Certes. Préférons le mot de don, un don qu’il convient — comme tous les dons — d’entretenir, d’entraîner et de cultiver.

     Y a-t-il une méthode de l’attribution ? Il serait fastidieux de vous livrer les recettes qui, depuis Morelli, ont été proposées. Comme toutes les recettes, elles supposent un bon chef... De Georges de La Tour, connaîtrons-nous un jour les traits ? Était-il brutal et cruel, cupide et arrogant, orgueilleux et indifférent ? Que sait-on de sa foi ? Pourquoi le fils du boulanger de Vic se voulut-il peintre ? Pourquoi cette persistante ambition ?

     Les efforts des archivistes et l’œil des historiens d’art n’y suffiront pas. Trop de jalons font défaut. Il est trop tard. Les guerres et les destructions, le temps et l’ignorance ont fait leur œuvre.

     De Georges de La Tour, nous avons perdu la mémoire. Mais l’œuvre est là. D’abord, elle veut éblouir. La Tour fait la démonstration de sa virtuosité. Il insiste avec ostentation, avec extravagance. L’ironie est grinçante. Peu à peu, les prestiges du pinceau s’effacent. Les couleurs flamboyantes, rougeoyantes palissent. L’univers étroit est réduit à l’essentiel. Seule demeure la peinture, pure, pessimiste et sans complaisance. Elle fascine, retenons notre souffle...

     Sans mémoire, rêverions-nous ? Sans mémoire, reverrions-nous ?