Les droits des animaux

Le 23 octobre 1984

Étienne WOLFF

Les droits des animaux

PAR

M. Étienne WOLFF
délégué de l’Académie française

Séance publique annuelle des cinq Académies

 

J’ai demandé à l’Académie française de la représenter aujourd’hui, parce que j’ai un message à délivrer au plus grand nombre possible d’auditeurs. Les Cinq Académies m’en donnent l’occasion. Je parlerai en faveur des animaux : non pas seulement des chats comme certains l’ont pensé — ils sont inclus dans mon dessein —, mais de tous les animaux. La vie sous toutes ses formes a quelque chose de digne, de sacré, de merveilleux. Comment n’essaierait-on pas de la protéger, de venir au secours des martyrs innombrables de l’homme ? On m’objectera qu’il y a des millions d’êtres humains, enfants, adultes, vieillards, malades et handicapés, qui meurent chaque jour et mourront de faim demain. Ils vivent en attendant dans une misère affreuse à la limite de la survie. N’est-ce pas d’eux qu’il faut s’occuper d’abord ? Pourquoi eux d’abord ? S’occuper des humains n’empêche pas de secourir en même temps les animaux. Peut-être même, s’élève-t-on d’une classe dans l’échelle des mérites, en leur portant quelque intérêt et quelque souci. Ils ont tant à subir et nous tant à apprendre d’eux.

Vous aurez quinze minutes, m’a dit mon Secrétaire Perpétuel. C’est la dose de temps concédée à chacun des orateurs du jour. Comment pourrai-je en quinze minutes défendre la cause des animaux, de tous les animaux du monde ?

J’ai d’abord un devoir à accomplir. Je succède à notre éminent confrère Alfred Kastler à la Présidence de la Ligue française des Droits de l’Animal, et dans le Comité de l’Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir. Alfred Kastler n’était pas seulement l’immense savant que nous connaissons tous, il était en plus un sage et un juste. Il a lutté de toutes ses forces — et jusqu’au bout —  contre toute injustice, toute entrave aux libertés, toute torture, toute exploitation barbare des êtres vivants. Sa générosité s’étendait de l’homme aux animaux, elle était spontanée, sincère, exigeante.

Il existe plusieurs associations qui se sont donné pour tâche la protection des animaux. L’une des plus actives est la Ligue des Droits de l’Animal. Elle a rédigé en 1978 une déclaration universelle des droits de l’animal. Qui connaît cette déclaration ? Elle débute par un préambule dont je cite quelques lignes :

« Considérant que tout animal possède des droits,

« Considérant que la méconnaissance et le mépris de ces droits ont conduit... l’homme à commettre des crimes envers la nature et envers les animaux,

« Considérant que la reconnaissance par l’espèce humaine du droit à l’existence des autres espèces animales constitue le fondement de la coexistence des espèces dans le monde, ... etc. »

Et je vous lis quelques articles de la déclaration : Article premier :

Tous les animaux naissent égaux devant la vie et ont les mêmes droits à l’existence.

Article 2 :

  1. Tout animal a droit au respect.
  2. L’homme, en tant qu’espèce animale, ne peut exterminer les autres animaux ou les exploiter en violant ce droit...
  3. Tout animal a droit à l’attention, aux soins et à la protection de l’homme.

Article 3 :

  1. Nul animal ne sera soumis ni à des mauvais traitements ni à des actes cruels.
  2. Si la mise à mort d’un animal est nécessaire, elle doit être instantanée, indolore et non génératrice d’angoisse.

Suivent onze autres articles de la déclaration... etc.

Certains d’entre eux ou certaines formules pourront faire sourire, parce qu’ils reprennent presque exactement les dispositions de la Déclaration des Droits de l’Homme et parce qu’on n’est pas habitué à tant d’égards envers les animaux. Ne sourions pas. Ce sont des recommandations très graves, et qui devraient être suivies de tous.

Les animaux ont par rapport à l’homme un grand désavantage : ils ne peuvent réclamer ni individuellement, ni collectivement. Ils ne peuvent exprimer des revendications, des protestations. Ils sont toujours isolés, abandonnés à eux-mêmes. Ils sont toujours des victimes. Ils ne savent pas encore se syndiquer. Il faut bien que l’Homme, quelques hommes compréhensifs soient leurs interprètes, élaborent en leur nom des revendications, des déclarations de droits.

Si des animaux redoutables comme les taureaux, les loups, les lions, les tigres, ou même les inoffensifs moutons unissaient leurs efforts, se révoltaient contre la tyrannie humaine, qu’adviendrait-il ? On peut s’en faire une petite idée en évoquant le conte imaginé par Hitchcock : Les Oiseaux. Mais c’est pure fiction. De toute tentative de révolte, on ne pourrait attendre qu’une répression sanguinaire.

L’Homme est maître du monde. On ne peut rien contre lui.

Et d’abord en faveur de quels animaux devons-nous donc nous mobiliser ? Il n’est pas question, pour l’instant, de nous attacher à tous les êtres vivants, y compris les bactéries et les virus. Les Végétaux ont leurs défenseurs. Nous y songeons aussi, dans l’ordre d’une saine écologie.

Alors, quels animaux doit-on défendre ? Tous, si possible. Il n’y a pas d’animaux privilégiés. Il n’y a pas d’une part les animaux utiles, d’autre part les animaux nuisibles. Ils le sont plus ou moins. C’est une question d’équilibre entre espèces. Bien sûr il y a des animaux très utiles à l’homme. D’autres le sont moins et peuvent être classés parmi les nuisibles. Mais tel qui a été considéré comme nuisible peut être réhabilité. Donnons un exemple caricatural : si l’on extermine les moustiques, on supprime l’aliment principal des grenouilles ; si l’on supprime les grenouilles, on enlève l’aliment privilégié des cigognes. Telle est une des raisons du dépeuplement de l’Alsace en cigognes. Veut-on la suppression définitive des cigognes ? Qui remplacera cet oiseau familier comme porteur de bébés aux yeux des enfants crédules ? Là n’est pas le plus grave, croyons-le bien.

Soyons sérieux. Vouloir tout faire, c’est ne rien faire. Alors qui protéger ? Les Vertébrés ? Non pas les seuls Vertébrés. Les Invertébrés ont aussi leurs titres de noblesse.

Voyez ces malheureux homards, qui sont plongés vivants dans l’eau bouillante pour être mangés à l’armoricaine. Quel martyre on leur fait subir pour le plaisir de nos goûts dépravés. Songez à ces animaux magnifiques et compliqués. Ils n’ont pas moins de 21 paires d’appendices différents les uns des autres. Quelle machinerie complexe et coordonnée, commandée par un cerveau supérieurement organisé, assisté d’un système endocrine aussi développé que celui du plus élevé des Vertébrés.

Voyez ces pauvres Limules, que les Américains appellent Horse-shoe crab. Ce ne sont pas des crabes, mais les seuls représentants d’une espèce très ancienne, voisine des Trilobites et des Scorpions. Ces énormes bêtes, parfaitement inoffensives, sont accusées par les pêcheurs de la côte orientale des États-Unis de détruire certains mollusques (lamellibranches) très appréciés en soupes et en beignets. Rien n’est plus injuste. Et pourtant des milliers de ces animaux sont massacrés chaque jour à coups d’épieux. Pitié pour les homards, pitié pour les limules !

J’en viens maintenant à des animaux qui nous touchent de plus près : les Vertébrés, contre lesquels s’exercent les crimes les plus nombreux et les plus méthodiques. Peut-être aurai-je plus de chance de remuer l’opinion. Nous devons probablement à un de nos grands philosophes l’insensibilité des hommes modernes dits civilisés, aux souffrances des animaux. Descartes a beaucoup péché contre eux en soutenant des idées scandaleuses sur les animaux automates. On s’étonne qu’un défenseur de la raison ait pu à ce point déraisonner. J’ai montré ailleurs l’absurdité de ses conceptions dans les sciences de la nature. Il porte en tout cas une responsabilité incontestable.

Les mauvais traitements infligés aux animaux peuvent être groupés en deux catégories : la mise à mort, les procédés d’élevage. Songeons aux mises à mort, spectaculaires, les plus odieuses, parce qu’inutiles, si je peux dire. Deux exemples méritent notre attention : la chasse à courre, les courses de taureaux. Sur la chasse à courre, je ne peux mieux faire que citer notre confrère de l’Académie des Sciences, Théodore Monod, dont il faut lire tout l’article paru récemment (Évangile et Liberté livraison d’avril 1984).

« La chasse à courre, à laquelle un sondage de 1981 révélait l’opposition de 80 % des personnes interrogées, mérite une mention spéciale. Si les veneurs tiennent vraiment à leurs anachroniques mascarades, à leurs trompes, à l’ésotérisme de leur vocabulaire, que ne vont-ils caracoler paisiblement à travers les bois sans s’acharner martyriser un bel animal plus noble et plus innocent que ses persécuteurs ? Qu’attend-on pour en finir une bonne fois avec une sauvagerie élégante ? » Je m’associe entièrement à l’indignation de Th. Monod, en vous demandant d’imaginer le calvaire de la pauvre bête, contre laquelle, à son point de vue, l’univers entier s’est ligué, sous la forme de chiens, sous le déguisement de piqueurs, de chasseurs, de sonneurs de trompes, qui achèvent d’affoler et de désespérer l’innocente victime condamnée sans rémission. Songeons au sens littéral des larmes de la biche aux abois.

Et voilà maintenant que les courses de taureaux reprennent l’offensive. Elles n’ont jamais cessé d’avoir une audience dans certaines de nos provinces. Après quelques velléités de l’autorité pour mettre fin à des pratiques barbares, voilà que l’on crée des écoles de tauromachie, à Nîmes en particulier, à l’initiative de la mairie, avec la bénédiction de l’Église, sous les applaudissements des autorités universitaires, qui vont jusqu’à recommander de tels spectacles aux jeunes écoliers. Nos protestations ne sont pas entendues.

Ici encore la sinistre grandeur du spectacle, le prestige insolent des costumes, du décor, cachent l’horreur de l’action. Certains disent : mais le taureau aime ce combat ! Comment peut-on proférer de telles sottises ? La pauvre bête, poussée dans ses derniers retranchements, excitée par les attaques, meurtrie par les banderilles, souffrant mille morts, essaie de se défendre - le plus souvent sans espoir. Le torero est un professionnel, elle ne l’est pas. Et si, par hasard, le torero est blessé, ce n’est pas une injustice. Le taureau ne fait que se défendre. Certes le toréador fait preuve de bravoure et encourt des accidents. Mais il sait ce qu’il risque. Il a choisi d’être un bourreau. Le taureau, lui, n’a pas choisi. C’est lui la victime innocente de jeux impardonnables.

Vient maintenant le plus grave peut-être : car c’est le quotidien, l’ordinaire, la routine, et nous sommes tous concernés. Nous avons réduit en esclavage tous les animaux qui ont pour nous un intérêt alimentaire. Et quel esclavage ! Juste l’espace nécessaire pour qu’ils survivent, insuffisant pour qu’ils puissent même bouger. Tous sont soumis à la même loi du profit immédiat et sordide. Tel est le sort de tous les animaux « de batterie ». Forcer leur croissance par tous les procédés possibles, dont l’immobilité, l’obscurité. Beaucoup ne voient jamais le jour, aucun ne connaît la liberté même de se mouvoir. Tels sont les veaux..., les ruminants de toutes espèces et de tous âges, les porcs dont j’ai de la peine à évoquer le supplice, et les volailles d’élevages intensifs, qui ne connaissent plus les joies de la basse-cour. Je me rappelle avoir visité un élevage de poulets de grain, de poussins dits de la Wantzenau. Une pièce peu éclairée, des « parquets » c’est-à-dire des tables de quatre mètres carrés sur lesquels s’entassent des centaines de poulets — qui se pressent et s’écrasent pour picorer quelques grains à travers un grillage. C’est la foire d’empoigne, la victoire des plus forts. Un rayon de soleil vient-il à atteindre l’élevage ? Les poulets deviennent furieux. Ils se jettent les uns sur les autres, se becquètent à mort, achèvent les blessés. La vue du sang les rend fous.

Veut-on un palmarès complet et lamentable des animaux martyrs ? Lisez le livre courageux et triste d’Alfred Kastler, Jean-Claude Nouët et Michel Damien : Le grand massacre, qui dénonce, à l’aide de centaines d’exemples, « ce qui restera — je cite — l’un des aspects les plus hideux de l’industrialisation et de la mécanisation, l’élevage concentrationnaire des animaux de consommation, élevage qui soumet des êtres vivants, ayant la même organisation biologique que nous-mêmes, à vivre une existence de torturés, de la naissance à la mise à mort. »