Dire, ne pas dire

Les anglicismes furtifs

Le 2 avril 2015

Bloc-notes

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On sait qu’il pleut beaucoup en Angleterre, et qu’en France il pleut beaucoup d’anglicismes. On les refuse, ou on les utilise par paresse ou snobisme, ou faute de mieux, mais au moins on les reconnaît. Il existe aussi des anglicismes furtifs, bien plus dangereux puisqu’ils échappent aux radars.

Exemple : « Il parle français avec un accent définitivement italien. » L’auteur ne voulait pas dire que ce malheureux étranger ne se déferait jamais de son accent, l’ayant dans la bouche « d’une manière définitive », pour toujours, mais que son accent était sans aucun doute, très nettement, italien. Il donnait au mot définitivement (en anglais : definitively), le sens du mot anglais definitely, qui avait dû pénétrer dans sa mémoire.

Autre exemple, entendu à la radio : « Ce projet est clairement insensé. » Un anglophone perçoit aussitôt l’anglicisme qui s’y est glissé : « This project is clearly insane. » L’adverbe clairement signifie « d’une manière claire, distincte » et « d’une manière intelligible ; sans équivoque », alors que clearly a aussi pour sens « évidemment, manifestement ». Il aurait fallu un de ces deux mots-là.

Une langue ne vit qu’en évoluant. Les mots acquièrent progressivement des sens supplémentaires. À urbaniser, qui signifiait au xviiie siècle « donner des manières urbaines, courtoises », le xixe ajouta : « transformer un espace géographique en zone urbaine ». (C’est étonnant, on voit toute une civilisation qui bascule !) Il se peut que des sens d’origine anglaise enrichissent actuellement certains mots français, mais veillons à ce qu’il en soit toujours ainsi, en adoptant, en connaissance de cause, de nouveaux sens utiles.

Autres présences furtives : les formes syntaxiques anglaises, parfois plus relâchées – ou plus souples, tout dépend du point de vue – qu’en français. On entend des phrases comme : « Peut-être il voulait me voir », qui serait inconsciemment calquée sur : « Perhaps he wanted to see me. » La simplification est particulièrement regrettable quand on considère l’élégance de la forme correcte : « Peut-être voulait-il me voir », un des délices de la langue française pour l’étranger qui en fait l’apprentissage. Le remplacement, dans le langage parlé, du verbe au futur par aller plus l’infinitif : « Nous allons partir demain », « Il va chanter », viendrait-il lui aussi de l’exposition prolongée à l’anglais ? En anglais, le futur, qui manque en tant que forme indépendante, se construit avec les auxiliaires shall et will (« We shall leave tomorrow ») ou même avec la forme progressive du verbe to go (« He is going to sing »), et peut faire oublier aux Français la concision de « Nous partirons », « Il chantera », voire l’existence même de ce temps du verbe.

La déviation des sens et l’appauvrissement de la syntaxe s’accompagnent d’une déformation des sons. Le s dans héroïsme, humanisme – anglicisme –, est souvent sonorisé (devient z à l’oreille) comme dans les mots anglais correspondants, entendus dans tous les médias. Le plus fâcheux, c’est le déplacement de l’accent d’intensité sur la première syllabe des mots, en imitation machinale de l’anglais, où beaucoup de mots commencent ainsi. On rencontre sans cesse des phrases comme : « Le gouvernement va former le système pénal », « Il est partisan de l’Europe des nations. » L’accentuation uniforme du français, où l’accent tombe sur la dernière syllabe à voyelle prononcée du mot et, dans la phrase, à la fin de chaque groupe de mots, permet, en déplaçant volontairement l’accent, de donner au mot choisi un relief particulier : « La mise en scène était parfaite », « Faire ce que vous me demandez est impossible. » Surtout, la régularité simple crée le rythme du français ; l’ébranler a des conséquences graves. Pour s’en rendre compte, il suffit de changer l’accentuation en poésie. Baudelaire devient insupportablement prosaïque : « Traversant de Paris le fourmillant tableau », et l’Hermione d’Andromaque une mégère : « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? » Il suffit également de remettre les accents à leur place pour saisir et apprécier la cadence propre à la langue française.

Toutes ces formes d’anglicismes sont furtives selon l’étymologie du mot, qui renvoie au latin furtivus, « dérobé, volé, secret », à furtum, « vol », à fur, « voleur ». Ils volent subrepticement aux Français la sensibilité à leur propre langue, avec d’autant moins de difficulté que ceux-ci en perdent de toute façon la maîtrise, en percevant mal le sens des mots, la syntaxe, et même les sons (on ne distingue plus « je parlai » de « je parlais » ; dans « un vin », les deux voyelles nasales ne sont plus différenciées). Voilà le vrai problème, plus inquiétant encore que l’infiltration des anglicismes. Il faut, dès l’école, apprendre une langue que l’on croit connaître du fait de la parler, mais qui ne révèle ses lois, ses libertés, son chant, sa manière de nommer le réel et de sonder le moi, qu’à l’étude.

 

Sir Michael Edwards
de l’Académie française