Le siècle du « roi Fontenelle ». Séance publique annuelle

Le 29 novembre 2007

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Le siècle du « roi Fontenelle »

 

Mesdames,
Messieurs de l’Académie,

L’Académie française fondée en 1635, qui a accueilli en trois cent soixante-douze ans plus de sept cents membres, n’a jamais pu encore fêter un centenaire ! Un académicien pourtant y est presque parvenu, Fontenelle, le neveu du grand Corneille.

Né le 11 février 1657 et mort le 9 janvier 1757, Bernard Le Bouyer de Fontenelle aura manqué le centenaire de trente-trois jours. À tous égards il fut un académicien d’exception. Par sa longévité d’abord. En un temps où l’espérance de vie ne dépassait guère quarante ans, alors qu’une enfance très maladive semblait le promettre à une mort rapide, il fut académicien pendant soixante-six ans et trente-trois ans doyen d’élection. Il fut aussi membre de trois académies, la nôtre, l’Académie des sciences, dont il a été Secrétaire perpétuel pendant quarante et un ans, et l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Cette série de records justifierait à elle seule que pour ce double anniversaire, le trois cent cinquantième de sa naissance et le deux cent cinquantième de sa mort, notre Compagnie en ce jour de rentrée solennelle saluât sa mémoire.

Mais Fontenelle n’a pas été qu’un merveilleux vieillard. De cette très longue vie à cheval sur deux siècles, une personnalité étonnante et une œuvre considérable déployée sur un temps exceptionnellement long se dégagent. Fontenelle a été tout à la fois poète, librettiste d’opéra, dramaturge, auteur d’essais philosophiques et d’ouvrages scientifiques qui relient l’histoire intellectuelle de la France de Corneille et Descartes à celle de Voltaire et Diderot. Fascinés par cet émule de Pic de la Mirandole, ses contemporains l’avaient nommé le « roi Fontenelle ». Seul La Bruyère fit entendre un son discordant en le peignant ainsi sous les traits de Cydias :

« C’est un bel esprit, c’est sa profession… C’est en un mot un composé de pédant et de précieux fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n’aperçoit rien de grand que l’opinion qu’il a de lui-même. »

Ce méchant propos nous rend-il le vrai Fontenelle ? Certes non. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le livre de cette très longue vie. Quand Fontenelle naît, Louis XIV est en pleine gloire. C’est le temps des salons tenus par des femmes d’esprit. On étudie la Carte du Tendre chez Mademoiselle de Scudéry. Corneille domine avec Molière la scène littéraire. Et Pascal fait circuler ses premières Provinciales.

À vingt ans à peine, Fontenelle entre dans le monde des lettres grâce à son oncle Thomas Corneille. Celui-ci l’associe à l’écriture des livrets de deux opéras de Lully et surtout il lui ouvre les portes du Mercure galant, le plus réputé magazine littéraire du temps. Le jeune poète y publiera ses poésies, épigrammes, madrigaux, lettres galantes, se livrant à ce que Charles Perrault nommait « le doux métier des vers », qu’il pratiquera tout au long de son existence.

Auteur de théâtre, il essuiera en 1681, avec Aspar, une tragédie, les quolibets de Racine, vieil ennemi de la famille Corneille. Ces débuts difficiles ne l’empêcheront pas par la suite de connaître de grands succès avec une œuvre dramatique très variée : comédies, tragédies, opéras, voire pièces expérimentales écrites à son seul usage, que son biographe Alain Niderst nommera « le théâtre dans un fauteuil ».

Mais n’anticipons pas. Aux alentours de 1680, un changement considérable se produit sur la scène intellectuelle française. La publication de La Princesse de Clèves, en 1678, annonce une conception de l’amour qui s’éloigne de la préciosité. Le monde philosophique est bousculé par Pierre Bayle qui, exilé en Hollande, y prépare son Dictionnaire, futur livre de chevet des Lumières. En France, Malebranche reprend l’héritage de Descartes mort peu d’années plus tôt, Cyrano de Bergerac et Saint-Évremond propagent une vision nouvelle de l’homme, marquée par le scepticisme et le culte de l’indépendance de l’esprit. Un nouveau type d’homme de lettres et de savant apparaît alors, le géomètre dont se réclame Fontenelle, qui écrit dans le Mercure galant : « Je sors d’une quatrième lecture de La Princesse de Clèves, et c’est le seul ouvrage de cette nature que j’ai pu lire quatre fois. Il vous serait aisé de juger qu’un géomètre comme moi, l’esprit tout empli de mesures et de proportions, ne quitte pas son Euclide pour lire une nouvelle galante à moins qu’elle n’ait des charmes assez forts pour se faire sentir à des mathématiciens même. »

Le poète, le dramaturge se range ainsi résolument dans le camp des philosophes et des scientifiques. Et le public découvre en 1683 un chef-d’œuvre, les Nouveaux Dialogues des morts, où Fontenelle fait se rencontrer aux Enfers des couples de morts, morts anciens, morts modernes, d’hommes, de femmes, de morts illustres et d’autres qui ne l’étaient point. Quels qu’en soient les héros, Socrate et Montaigne, Homère et Ésope, Charles Quint et Érasme, ces dialogues se caractérisent par un ton de scepticisme ironique et par l’accent mis sur la permanence et l’universalité de la nature humaine. À Montaigne qui lui demande s’il est des siècles mieux dotés en hommes de raison que d’autres, Socrate répond : « L’ordre général de la nature a l’air bien constant. » Les Dialogues des morts connurent un succès public considérable, répété presque aussitôt avec les Entretiens sur la pluralité des mondes, où Fontenelle mêle la pastorale et la vulgarisation philosophique et scientifique. Dialogue encore une fois, opposant un savant et une marquise. Au cours d’entretiens nocturnes dans le parc du château, l’astronome explique à son hôtesse, la marquise, le système des astres et des mondes habités. Prudent, Fontenelle rassure au passage les théologiens que pourrait inquiéter l’idée d’habitants des mondes extra-terrestres. Ce ne sont pas des hommes semblables à ceux qui peuplent notre univers, écrit-il. Au fil de ces entretiens, c’est la philosophie de Descartes et le système de Copernic qu’il met à la portée d’un public avide de connaissances scientifiques. Le succès de ce livre, qui, unissant l’invention poétique et la science, annonce la science-fiction, est immense en France, et à l’étranger où il est partout traduit. Voltaire écrit à Fontenelle :

« Vous savez rendre aimables les choses que beaucoup d’autres philosophes rendent à peine intelligibles, et la nature devait à la France, à l’Europe, un homme comme vous, pour corriger les savants et pour donner aux ignorants le goût des sciences. »

Au même moment Les Nouvelles de la République des Lettres publient un petit ouvrage intitulé Relation curieuse de l’île de Bornéo. Ce texte non signé sera attribué à juste titre à Fontenelle. Et le lecteur déchiffra aisément derrière les noms codés la signification de cette allégorie, dont le sujet apparent était une guerre entre femmes. Mais le vrai sujet était le conflit opposant catholiques et protestants en France. Et l’auteur y prend clairement le parti des seconds. Cette critique à peine dissimulée de la religion romaine, à l’heure de l’abrogation de l’édit de Nantes, fit scandale. Fontenelle aggrave encore son cas en publiant peu après l’Histoire des oracles. De toutes ses œuvres c’est la plus hardie, la plus propre à dresser les dévots contre lui. Fontenelle y soutient que les oracles ont été le fruit des superstitions, des mythes développés par les prêtres, du paganisme mais nullement des démons, comme l’affirmaient les Pères de l’Église. Derrière l’explication des oracles – et des miracles qui sont ici sous-entendus – par l’imposture, Fontenelle touche ici à la question de la Foi. Il montre que le sage doit découvrir Dieu en toute indépendance, en écoutant seulement son cœur. N’est-ce pas le déisme des Lumières qui s’annonce ainsi ? Fontenelle pouvait craindre à bon droit que ses audaces en matière religieuse ne le conduisent à la Bastille. Il y échappa grâce à la protection de ses amis jésuites. Mais un autre combat le requiert aussitôt. La querelle des Anciens et des Modernes engagée par Perrault bat son plein et Fontenelle va apporter au camp des Modernes la caution de sa gloire. Il expose ses vues dans la Digression sur les Anciens et les Modernes. Les Modernes ont à ses yeux le mérite d’avoir découvert le vrai, car l’histoire des hommes est celle d’un progrès continu, d’un perfectionnement constant de l’humanité qui ne peut régresser. « Les hommes ne dégénèreront jamais, écrit-il, les vues saines de tous les bons esprits qui se succèderont s’ajouteront toujours les unes aux autres. » Mais il ne sous-estime pas pour autant les Anciens, qui ont ouvert la voie du progrès aux Modernes par les erreurs commises.

« Nous avons l’obligation aux anciens de nous avoir épuisé la plus grande partie des idées fausses qu’on se pouvait faire. » Par cette conception équilibrée, par son indépendance politique aussi, car, à la différence des autres Modernes, Fontenelle ne s’emploie jamais à servir la gloire du Roi, il a apporté à son camp une autorité incomparable. Les partisans des Anciens, Racine et Boileau, historiographes du Roi, et La Bruyère, précepteur des enfants du prince de Condé, ne le lui pardonneront pas. Fontenelle pourra le constater lorsqu’il se présentera à l’Académie. Car dès ce moment il y songe.

L’Académie représente le prestige, la sécurité et des avantages matériels. Et n’est-elle pas aussi une affaire de famille pour le neveu des frères Corneille, occupants successifs du 14e fauteuil ? Fort des deux prix que l’Académie lui a décernés en 1687, premier prix d’éloquence et deuxième prix de poésie, il s’y présente l’année suivante. Mais son élection ne sera pas facile. L’Académie était alors divisée entre Anciens conduits par Racine et Boileau, qui la dominaient, et Modernes. Ce conflit proprement académique était renforcé par l’opposition plus politique entre Versailles et Paris, c’est-à-dire entre la Cour, dominée par Madame de Maintenon et le parti catholique favorable aux Anciens, et le Palais-Royal, où l’entourage du duc d’Orléans soutenait les Modernes. 18 voix s’étaient portées sur lui au premier tour et Fontenelle aurait dû être élu. Mais c’était compter sans les manœuvres de Monsieur, frère du Roi, qui lui opposa un médiocre concurrent de son invention. Nullement découragé par cet échec, Fontenelle se présenta à nouveau quatre mois plus tard, pour succéder à Furetière, et il fut encore battu par des rivaux liés au clan des Anciens. Dès lors, il décida de se présenter systématiquement à chaque élection et il perdit deux fois encore au profit d’adversaires de piètre envergure, mais toujours candidats des Anciens. Enfin à sa cinquième candidature, en 1691, il l’emporta sur La Bruyère que soutenaient naturellement Racine, Boileau et tous leurs partisans. Son élection était le triomphe des Modernes. Dans son discours de réception, il s’en prit à Racine : « Je tiens par le bonheur de ma naissance à un grand nom qui, dans la plus noble espèce des productions de l’esprit, efface tous les autres noms. »

La querelle, des Anciens et des Modernes, mais aussi celle qui opposait Racine aux proches de Corneille, ne s’arrêta pas là. La Bruyère, élu l’année suivante avec le soutien de Versailles et du clan des Anciens, dénigra si fort dans son discours de réception Corneille que les Modernes s’en plaignirent à la Cour et demandèrent la censure du discours. Quelques mois plus tard, Fontenelle répondit par un libelle opposant encore une fois Corneille et Racine, et attaquant avec violence La Bruyère. Mais le destin le vengea définitivement des mauvaises manières que lui avaient faites La Bruyère. Ce dernier mourut trois ans après son élection alors que Fontenelle eut la satisfaction d’enterrer, durant les deux tiers de siècle de sa vie académique, cent quatorze confrères, dont tous ses ennemis !

Peu d’années plus tard, ce fut au tour de l’Académie des sciences d’élire le géomètre afin qu’il puisse, selon le vœu du Roi, grâce à l’alliance de son savoir scientifique et d’une belle plume, rendre populaires les travaux des académiciens.

Comment l’homme de lettres Fontenelle est-il devenu l’homme clé de l’Académie des sciences ? Il avait à son actif d’avoir publié en 1685, dans les Nouvelles de la République des Lettres, Une digression d’arithmétique sur le nombre 9 ; et dix ans plus tard rédigé une préface pour l’Analyse des infiniment petits du marquis de L’Hôpital. Ce dernier texte, clair et élégant, le désignait comme l’homme capable de mettre à la portée de tous la connaissance scientifique et les travaux des savants. La science devient alors une sorte de religion nouvelle où la foi dans le progrès continu se coule dans les formes et le vocabulaire traditionnels de la religiosité. Et Fontenelle, malgré une solide réputation de libertin due à sa critique dévastatrice des fables, des prophéties, des superstitions, jouera un rôle considérable dans la naissance de la religion des sciences. Nommé Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences le 28 janvier 1699, il aura pour tâche de rédiger l’histoire de l’Académie des sciences et de faire l’éloge des académiciens disparus. Cette histoire et les soixante-neuf éloges de Fontenelle enrichiront le patrimoine du pays de tout ce qui se fait alors dans le domaine scientifique. Ils constitueront une véritable histoire de la pensée scientifique européenne. C’est par là que Fontenelle a inventé l’histoire des sciences. Voltaire écrira que, grâce à ses éloges, Fontenelle a apporté la respectabilité à la science et Flourens, Secrétaire perpétuel au xixe siècle, ajoutera : « Fontenelle a mis, pour la première fois en France, les savants en lumière et les sciences à la mode. »

Historien de son Académie, véritable historien des sciences, mais aussi biographe et portraitiste délicat de ses confrères, Fontenelle rendit le savoir compréhensible à ses compatriotes et modifia leurs mentalités. Écoutons-le :

« Une nation qui aurait pris sur les autres une certaine supériorité dans les sciences s’apercevrait bientôt que cette gloire ne serait pas stérile, et qu’il lui en reviendrait des avantages aussi réels que d’une marchandise nécessaire et précieuse dont elle ferait le seul commerce. »

Sa lourde charge scientifique n’empêcha pas Fontenelle d’être à l’Académie française le membre le plus assidu et le plus actif. Jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il assista à toutes les séances et fut très souvent élu au bureau, Directeur ou Chancelier, contraint par ces fonctions de prononcer d’innombrables discours de réception et de haranguer le roi dans certaines circonstances.

Il fut le chef de file des Modernes à l’Académie et son autorité aida à en faire élire un grand nombre. La querelle des Anciens et des Modernes à l’Académie, le rôle de Fontenelle en faveur des Modernes préfigurent l’autre grand conflit académique, celui qui au xixe siècle opposa classiques et romantiques, et l’élection de Victor Hugo qui ouvrit aux romantiques les portes de l’Académie. Fontenelle en son temps, comme Hugo plus tard, sera à l’Académie le porte-parole de la modernité.

Mais Fontenelle aurait pu être aussi pour l’Académie française ce qu’il fut pour l’Académie des sciences, son historien.

En 1712, alors que l’Académie débattait de ses travaux à venir, l’abbé de Saint-Pierre proposa qu’elle confie à Fontenelle le soin d’être le mémorialiste de l’institution et le biographe de ses membres. Le projet n’eut pas de suite et c’est fort dommage.

Fontenelle fit aussi preuve d’un grand courage à l’Académie, lorsqu’en 1718 elle décida, pour complaire au Régent, d’exclure de ses rangs l’abbé de Saint-Pierre, coupable d’avoir, dans un ouvrage, mis en doute la grandeur du règne du Louis XIV. Une seule voix s’éleva contre l’exclusion, un seul vote y fut hostile, ce furent ceux de Fontenelle. L’abbé de Saint-Pierre fut exclu, mais Fontenelle avait sauvé l’honneur de la Compagnie.

En 1740, à quatre-vingt-trois ans, il abandonnait la fonction de Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. L’année suivante, l’Académie française fêtait avec éclat le demi-siècle de présence de Fontenelle en son sein. Le discours qu’il prononça à cette occasion était certes celui d’un patriarche des lettres, mais il était avant tout celui de l’écrivain passionné par les problèmes de la langue. « L’Académie française, dit-il, ne paraît s’occuper que des mots, mais une langue est bien plus qu’une langue, il y règne au fond une espèce de métaphysique fort subtile, et la tâche de l’Académie est de développer dans notre langue cette métaphysique. » Fontenelle ne précisera jamais ce qu’était cette métaphysique, mais son propos annonce déjà Valéry et Mallarmé.

Revendiquant le titre d’« interprète des savants », il relève par ailleurs que c’est à l’Académie française, par ce qu’elle est, par ce qu’elle porte, c’est-à-dire la langue, qu’il doit d’avoir pu jouer ce rôle, indispensable au progrès général de la société.

« L’esprit d’ordre, de clarté, de précision est celui qui sera la clé des plus hautes sciences pourvu qu’on l’y applique de manière qui convient ; et j’ai pu prendre à l’Académie quelque teinture de cet esprit qui devait m’aider à remplir ma fonction. » Par là, Fontenelle souligne tout à la fois l’unité de son œuvre littéraire et scientifique et l’unité de l’esprit humain dont les structures se reflètent dans la langue.

On a souvent dit que Fontenelle n’était pas un homme de lettres de premier rang, même si Valéry le tenait pour le meilleur prosateur du xviiie siècle. Sans doute son œuvre peut-elle paraître un peu frivole et dispersée, mais son influence est sans rapport avec ce qu’on a retenu de lui. Traité souvent de « bel esprit », il a eu l’immense mérite d’avoir mis en avant la raison, dit son importance à condition qu’elle fût présentée avec esprit. L’abbé Trublet, son ami et son historien le plus chaleureux, l’a décrit comme « un bel esprit sur un fond juste et pensé ». La dette des auteurs du xviiie siècle envers Fontenelle est grande. Ils lui doivent d’abord la transformation de la langue, qui s’effectue vers la fin du xviie siècle. À la langue majestueuse, lente et noble des écrivains de la génération précédente, il a substitué une langue légère, vive, malicieuse et nonchalante, qui sera la langue de Voltaire, de Montesquieu et de Marivaux. Sur le plan des idées aussi, il a été l’homme de la rupture avec le xviie siècle, dont il rejetait les traditions et l’esprit. Avec les Entretiens sur la pluralité des mondes et l’Histoire des oracles, il aura appris à ses lecteurs que l’autorité et le respect de la tradition n’étaient plus de mise. Il les aura invités à l’indépendance de pensée, à l’esprit critique et au libre examen. L’Encyclopédie lui est redevable d’avoir ouvert cette brèche dans les mentalités.

Mais son plus grand titre de gloire est probablement la part décisive qu’il aura prise au développement de l’esprit scientifique. Laissons de côté son œuvre scientifique proprement dite, que l’Académie des sciences est plus habilitée à traiter, pour nous arrêter au reproche qui lui fut fait d’être un vulgarisateur. Il l’a été, cela est vrai, si l’on entend par là qu’il a mis la pensée scientifique à la portée de tous, arraché les savants à leur isolement, attiré l’attention de l’honnête homme sur les découvertes continues de la science, sur sa beauté et son caractère compréhensible et attrayant. Par là, Fontenelle aura été l’artisan d’une véritable révolution intellectuelle en France. Non seulement il a su intéresser ses contemporains aux sciences, mais il leur aura donné l’habitude et le goût, ignorés d’eux jusqu’alors, de la clarté, de la précision, du raisonnement juste, c’est-à-dire qu’il les aura formés à l’esprit scientifique. De la même manière qu’en s’attaquant aux Anciens dans la grande querelle littéraire, il aura préparé ses contemporains à prendre part à la révolution intellectuelle en cours. C’est la raison, la raison de chacun, la capacité de réflexion de chacun qui est la clé du progrès intellectuel, répétait-il. Ce prince de la république des Lettres aura en définitive annexé la science à la littérature, alors que par le passé elles cheminaient séparément. Ce faisant, il a ouvert un horizon intellectuel qui était jusqu’alors quelque peu limité. Poète, et surtout véritable théoricien de la poésie, il lui a ouvert une nouvelle voie en donnant une explication poétique de la science. Et le géomètre qu’il se flattait d’être a assigné à la science sa véritable fonction, l’explication rationnelle du monde, et fixé la loi du progrès en l’établissant sur le seul fondement scientifique. Montesquieu, Voltaire, Diderot, d’Alembert ont été tributaires de sa pensée.

Fontenelle, il est temps d’y venir, aura aussi été le favori des salons, tous dominés par des femmes dont il aura été l’interlocuteur préféré durant trois quarts de siècle. Boileau, célibataire endurci, peu mondain, avait moqué l’empire des femmes sur la littérature et les académies. Dans une pièce intitulée Les Dames vengées, Thomas Corneille et Fontenelle en avaient pris le contre-pied : « La politesse se trouve chez les femmes… l’esprit leur vient avant la raison et quand leurs frères sont encore à l’alphabet, elles régentent les ruelles. » Et ils en concluaient que les académies avaient besoin des femmes. Durant sa très longue vie, Fontenelle ne cessera d’aller d’un salon à l’autre. À vingt-trois ans, il était reçu dans le salon de Madame de La Sablière, hôtesse de La Fontaine. Il y apprit à regarder le monde avec l’ironie et la gaieté sceptique du fabuliste. Il sera accueilli aussi par Ninon de Lenclos, qui « recevait, écrit-il, toute la France à la lueur d’une bougie », car elle n’était pas riche. Il admirait sa sagesse, son irréligion et son esprit libertin. Mais le salon qui le retint le plus durablement fut celui de la marquise de Lambert. Fontenelle le fréquentera jusqu’à la mort de son hôtesse en 1733, y retrouvant Fénelon, Houdar de La Motte, Mairan, Montesquieu, Marivaux. Ce salon, que le président Hénault appelait l’antichambre de l’Académie, était une véritable institution, où on lisait les ouvrages qui allaient paraître, on jugeait les réputations d’esprit et la langue, où surtout se rassemblait ce que Vaugelas appelait « la partie la plus saine de la Cour », arbitre du bon usage du français. Lorsque la marquise disparut, la société qui se réunissait chez elle se transporta chez Madame de Tencin, qui avait fréquenté le « bureau d’esprit » de Madame de Lambert et appris d’elle comment faire vivre un tel cénacle. Au xviiisiècle en effet, les femmes d’esprit se transmettaient les salons. Madame Geoffrin, qui venait chez Madame de Tencin, recueillit sa succession et plus tard Madame Necker en fit autant avec Madame Geoffrin. Tous les salons se disputaient Fontenelle.

En un temps où le mariage était mal vu des philosophes, Fontenelle était, comme la plupart d’entre eux, un célibataire endurci. N’avait-il pas écrit :

« Dans les nœuds de l’hymen

À quoi bon m’engager

Je suis un, cela doit suffire

Si j’étais deux mon état serait pire. »

 

Il n’eut jamais non plus de domicile propre à Paris. Hébergé d’abord dans « un trou infâme », disait-il, par son oncle Thomas Corneille, il se transporta ensuite au Palais-Royal chez le duc d’Orléans, dans ce que le duc lui-même qualifiait de « galetas », puis il trouva un dernier asile rue Saint-Honoré chez un cousin à la mode de Bretagne, toujours grognon, Richer d’Aube. Les salons lui ont tenu lieu de famille et de vrai domicile. Ils ont contribué à rendre heureux un Fontenelle qui l’était déjà par nature, et disait n’avoir dans sa vie connu « que des accidents de bonheur ».

Le grand âge venu, à peu près sourd, souffrant de multiples maux, et condamné à ce qu’il qualifiait « la difficulté d’être », Fontenelle resta cependant, nous dit son ami l’abbé Trublet, « dans l’habitude éternelle de sortir ». On doit à l’abbé le récit des soirées mondaines d’un Fontenelle presque centenaire : « Le dimanche de midi jusqu’au soir il était le héros du salon de Madame du Bocage, femme de lettres et hôtesse accomplie qui conviait une société très choisie autour du vieux roi Fontenelle qui, ingénieusement galant jusque dans sa vieillesse, disait cent jolies choses à Madame du Bocage et faisait des vers pour elle. » Le mardi était le jour de Madame Helvétius dans son beau salon de la rue Sainte-Anne, où l’on répétait à satiété les galanteries du presque centenaire. Un jour il dit en soupirant à la maîtresse de maison, qu’il avait surprise en déshabillé dans son boudoir : « Ah Madame, si je n’avais que quatre-vingts ans ! » Il en avait alors quatre-vingt-dix.

Le mercredi il se rendait chez Madame Geoffrin, où se pressaient toutes les célébrités du siècle. En 1749, à la mort de Madame de Tencin, Fontenelle avait en effet déclaré : « Tant pis, j’irai chez la Geoffrin. » Certes le milieu auquel appartenait Madame Geoffrin n’était plus la grande aristocratie de Madame de Lambert. Les salons devenaient souvent l’apanage d’une bourgeoisie riche mais de modeste origine. Mais Montesquieu, Marivaux, Marmontel, d’Alembert, Grimm, d’Holbach et Helvétius se pressaient à ses mercredis, dont l’attraction première restait Fontenelle. Écoutons un témoin :

« Tout s’arrêtait et se taisait pour l’écouter et pour l’entendre. Fontenelle avait vu le siècle de Louis XIV, il l’avait connu tout entier dans ce qu’il avait de plus beau. Il pouvait parler de deux siècles, celui de Louis XIV et le suivant comme de deux connaissances… » En 1753, il disait : « J’étais chez Madame de La Fayette et je vois entrer Madame de Sévigné. » Tous les autres jours de la semaine, divers salons se le disputaient et il en sera ainsi jusqu’à sa mort.

Mondain, Fontenelle, comme l’en a accusé La Bruyère ? Certainement. Mais, dans les salons, il tenait le même rôle qu’à l’Académie des sciences. Il initiait le beau monde aux lettres et à l’esprit scientifique. Il fut un passeur incomparable entre le monde et le monde de l’esprit, comme il l’était entre la littérature et la science. Avec lui les mondains s’imprégnaient de connaissances, d’esprit philosophique et comprenaient, grâce à son génie de la vulgarisation, les idées les plus ardues et les découvertes les plus complexes. Au-delà de la mondanité, Fontenelle aura eu l’immense mérite d’avoir fait des femmes ses confidentes. Les femmes savantes avaient été brocardées au xviisiècle. En dialoguant avec la marquise sur La Pluralité des mondes, Fontenelle aura mis fin au préjugé bien ancré de l’incapacité des femmes à accéder au savoir, particulièrement au savoir abstrait. Dans sa rêverie sur les mondes habités, où le propos galant vient en contrepoint, il a donné à la marquise, et au-delà à la femme, le statut d’égale du philosophe. En fréquentant avec assiduité les « bureaux d’esprit » de la marquise de Lambert et de ses émules, c’est la place des femmes dans la vie intellectuelle que Fontenelle aura légitimée. Contre Boileau, mais aussi contre tous les détracteurs des femmes qui décriaient les « femmes savantes » et voulaient les confiner dans la pure mondanité, Fontenelle a proclamé que les femmes alliaient à la perfection l’esprit le plus vif et le mieux construit à la mondanité. Il a été l’ami et le confident de toutes les femmes qui tenaient alors bureaux d’esprit, le garant de leur intelligence et de leur pouvoir. Ce célibataire convaincu aura été le plus grand féministe de son temps.

Son succès dans les salons était dû tout à la fois à ce qu’il disait – la science vulgarisée, le pont jeté de Louis XIV aux Lumières, de Voiture à Voltaire et de Pascal à Montesquieu –, mais aussi à son art incomparable de la conversation, qu’il tenait pour un moyen privilégié de diffusion de la raison et de l’esprit scientifique dans la société.

Il y a un demi-siècle, dans un hommage rendu à Fontenelle pour les 300e et 200e anniversaires de sa naissance et de sa mort, Jean Rostand, célébrant l’œuvre de celui qu’il nommait « la conscience intellectuelle de son siècle », « l’éminence grise de la raison française », s’étonnait que cet esprit universel soit tombé, dans les temps mêmes où la science triomphait, dans un relatif oubli. Et il demandait qu’enfin Fontenelle, père de la pensée moderne, retrouve dans notre mémoire collective la place qui lui était due. Avec Jean Rostand, disons bien fort aujourd’hui que Fontenelle est véritablement immortel !