La Maison

Le 25 octobre 1875

Xavier MARMIER

LA MAISON

PAR

M. XAVIER MARMIER

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies

le lundi 25 octobre 1875.

 

Quand Dex eslut nonante et dix roïaume
Tot le meilleur tonna en dulce France.

(Li coronements Looys.)

 

 

La maison ! À ce mot que d’idées s’éveillent à la fois dans l’esprit et dans le cœur ! La maison, le cercle de la vie, la joie du foyer dans la joie de l’âme, le refuge dans la douleur, le trésor des vraies affections.

La Bible célèbre la femme forte qui dirige le travail de la maison ; la légende romaine proclame la vertu de la matrone qui garde la maison ; les rois et les héros se glorifient d’accroître la gloire de leur maison. Le sage se félicite d’avoir en sa petite maison assez de place pour recevoir ses amis. Les Latins disaient : Domi suae quilibet rex, et la fière Angleterre exprime son sentiment de liberté individuelle par cet axiome : La maison de chaque Anglais est sa forteresse.

Parmi les indigènes de la Nouvelle-Zélande, la maison est une propriété sacrée. Quand un homme meurt soit de mort naturelle, soit dans un combat, personne n’oserait prendre possession de la hutte qu’il occupait. On la laisse tomber en ruines, sans oser même détacher une parcelle de ses débris.

Dans les diverses contrées du globe, sous le ciel ardent des tropiques, sous le ciel glacial des régions polaires, chaque famille humaine doit avoir son foyer domestique, son abri pour les mauvais jours, son asile pour la nuit. Mais au sud et au nord, à l’est et à l’ouest, en ce temps d’universel progrès, combien de millions et de millions d’êtres en sont encore dans la disposition de leur demeure à un état incroyable d’indolence et de sauvagerie !

Dans la structure de leur gîte, ces malheureux n’ont pas l’habileté de la fourmi, ni celle de l’abeille ou de l’hirondelle. Je ne parle point du castor, ce savant constructeur.

De tous les moyens de comparaison dont on peut se servir pour apprécier la condition des diverses légions humaines, l’architecture est l’un des plus positifs. Des palais de nos grandes villes aux wigwams des forêts de l’Amérique du Nord, quelle distance ! quel abîme ! Et l’agencement des diverses parties du wigwam exige encore une certaine industrie.

Plus simple est le travail des naturels de la terre de Van Diemen. Ils mettent le feu à un arbre de large dimension et, par ce moyen, y font une excavation de cinq à six pieds de hauteur et de plusieurs pieds de profondeur. Une famille s’installe là comme dans une guérite. Au pied de cette guérite elle étend une couche de terre glaise sur laquelle elle peut allumer un brasier pour faire cuire ses aliments. L’autre côté de l’arbre reste intact. La séve y circule sans obstacles, et ses rameaux se couvrent de fleurs et de fruits.

Au dernier degré de l’échelle humaine sont le Boschman de la race des Hottentots, l’Indien de la race des Yamparicos et l’insulaire de la Terre de feu.

Les Hottentots, les primitifs habitants de l’Afrique australe, ont été dépossédés de leurs domaines par les Cafres comme les Peaux-Rouges par les Américains, et les Lapons par les Suédois. Ils ont été graduellement refoulés jusqu’au bord de la mer et se sont divisés en plusieurs tribus : Balalas, Basoutos, Boschmen.

Les Hottentots, avec leur visage aplati, leurs pommettes saillantes, leur nez fendu comme celui du bouledogue, leurs membres grêles, leur corps sans cesse enduit d’un mélange de graisse, de suie et de cendre, sont horriblement laids. Plus laids encore, plus sales, plus dégradés sont leurs cousins germains, les Boschmen.

Les Hottentots se construisent des huttes en forme de ruches, affreuses images des ruches d’abeilles. Mais, dans ces étroites enceintes hermétiquement fermées, ils sont à l’abri des mauvais temps. Ils se délectent à manger des viandes à moitié crues, assaisonnées, à défaut de sel, avec des cendres de bois vert, et ils dorment, sur des peaux de bœuf.

Le Boschman n’a point un tel luxe. S’il trouve dans les rochers une excavation qui le préserve de la pluie, il en fait sa demeure, il s’y blottit comme un renard ; sinon, il pénètre au milieu d’un amas de buissons, creuse un trou en terre, le garnit d’herbes sèches, réunit à leur sommet les branches des arbustes, et voilà son toit, voilà son repaire.

Il ne laboure aucun champ, il n’a ni pâturages ni troupeaux, pas même un animal domestique, si ce n’est un pauvre chien d’une race chétive. Il n’a pour tout bien que ses flèches dont la pointe est imprégnée d’un poison mortel. Avec ses flèches, il s’en va à la chasse des animaux sauvages, et ce qui l’attire bien plus que la chasse, c’est le pillage quand il peut sans trop de périls s’y livrer. Il se glisse la nuit près de la ferme dont il a secrètement observé les abords, et parfois réussit à faire sortir de leur palissade les bestiaux qu’il pousse rapidement dans les ravins. S’il se voit poursuivi, il disparaîtra dans quelque caverne. Mais il n’abandonnera les bœufs et les moutons enlevés au copal qu’après les avoir égorgés ou mutilés. Si, malgré toutes ses ruses, il est pris, il n’a nulle grâce à espérer. Le Hollandais, le Cafre, le Hottentot même le tuera sans merci, comme une bête fauve.

En 1520, lorsque Magellan achevait de découvrir entre l’Atlantique et le Pacifique le détroit qui porte son nom, un soir, il côtoyait une île sur laquelle brillaient des feux épars, vraisemblablement des feux produits par des éruptions volcaniques. Il appelle cette île : Terre de feu.

Elle est si froide et si marécageuse, cette Terre de feu, qu’elle semble complétement inhabitable. Elle est habitée pourtant, mais par une race rabougrie, informe et sale comme celle des Boschmen et non moins misérable.

Les indigènes de cet archipel américain, dont un des pics est le cap Horn, ne peuvent pas même former une communauté. On ne leur connaît ni gouvernement, ni lois sociales, ni lois religieuses. Ils sont dispersés au bord de la mer le long des criques d’où ils tirent leurs aliments. Le sol ne leur donne que quelques petites baies acides et une espèce de champignon. Les eaux de la mer leur donnent du poisson, des moules et d’autres coquillages ; c’est leur constante nourriture. Au moyen d’une pyrite de fer qu’ils trouvent dans leurs montagnes et d’un silex, ils peinent aisément allumer du feu, et ils mangent du poisson cru. Si une baleine morte -vient à échouer sur leurs côtes, ils la dépècent avec ardeur et la mangent gaiement dans toute sa crudité. Ils souffrent constamment du froid, et ils n’ont ni chaussures, ni coiffures, pas d’autres éléments qu’une bande de peau de phoque qui ne leur couvre qu’une petite partie du corps. Autour d’eux s’élèvent de grandes forêts. Ils y prennent seulement quelques rameaux pour construire leurs demeures. Ces rameaux sont plantés en cercle dans le sol à quelque distance l’un de l’autre et leurs pointes liées ensemble à cinq ou six pieds de hauteur. Le mobilier se compose d’une grossière corbeille où l’on recueille les baies, d’un sac de peau de phoque où l’on amasse les coquillages, d’une vessie pleine d’eau suspendue à un crochet : c’est la fontaine.

Plus misérables encore sont les habitants d’une autre région de l’Amérique, les Yamparicos campés dans un des replis du vaste désert qui s’étend entre les montagnes rocheuses du Nouveau-Mexique et la Sierra Nevada de Californie. Ceux-là ne peuvent non plus constituer une communauté. Le sol qu’ils occupent ne leur offre nulle part un espace assez fructueux pour alimenter un village, voire même un hameau. Ils s’en vont de côté et d’autre par petits groupes et s’arrêtent dans des ravins où ils espèrent trouver au moins une partie de leur subsistance. Près d’eux nul animal domestique, pas même le chien, ce fidèle compagnon de l’homme dans les régions les plus désolées ; près d’eux nulle terre labourable, nulle rivière féconde, nulle forêt giboyeuse, une séquestration absolue sur le terrain le plus inculte, pas une relation commerciale, pas un travail industriel. Comment donc vivent ces malheureux ? Hélas ! quelquefois ils ont l’épave d’un accident, et si faibles, si craintifs qu’ils soient, ils ne manquent pas une occasion de pillage. Des caravanes traversent le silencieux district où ils ont fait leur terrier. Si une mule tombe à l’écart épuisée de fatigue, ils se précipitent sur elle comme des chacals. Si un voyageur tombe aussi sans défense, ils ne le tueront peut-être pas, mais ils ne se feront nul scrupule de le dévaliser. De telles aubaines leur donnent de prodigieuses jouissances. Mais elles sont rares et bientôt épuisées. Le plus souvent les parias de ce désert américain n’ont pour vivre que les racines d’une plante bulbeuse qui croît au bord des ruisseaux, les graines de divers arbustes dont ils composent une épaisse bouillie, les grillons, les sauterelles qu’ils amassent dans les prairies, et qu’ils font rôtir entre des pierres brûlantes.

Ah ! l’horrible misère physique et morale ! Que c’est triste d’y songer quand on ne peut y apporter aucun allégement ! Il me tarde de reposer mes regards sur d’autres tableaux. Une transition de quelques lignes m’amène à une idylle.

Il y a une vingtaine d’années, une découverte archéologique mettait en grand émoi le monde des savants et le monde des curieux. Dans le lac de Zurich, dans le lac de Neufchâtel et d’autres lacs de Suisse, on trouvait des constructions sur pilotis, des vestiges considérables d’habitations, des instruments de travail, des ornements et des armes de diverses époques, depuis les ustensiles en silex de l’âge le plus lointain jusqu’à ceux de l’âge de fer, qu’on pourrait bien appeler l’âge d’or des sociétés primitives si l’on songe à tout ce qu’elles devaient souffrir quand elles n’avaient pour accomplir leurs travaux que la hache en pierre, puis la hache bordée d’une légère bande de bronze, et à la joie qu’elles ont dû éprouver quand elles en sont venues à l’emploi du fer.

À en juger par les lames de silex enfouies dans la vase, par les couches de tourbes qui recouvrent les pilotis, on peut croire qu’une partie au moins de ces constructions helvétiques remonte à deux mille ans avant l’ère chrétienne.

Dans les temps anciens, les Suisses érigent ces huttes aquatiques pour s’éloigner des bêtes fauves dont les forêts étaient alors remplies, ou échapper à l’attaque subite d’une tribu hostile. Au Ve siècle, des familles d’Aquilée et de Padoue, fuyant épouvantées à l’approche d’Attila, se rassemblent dans un archipel de l’Adriatique et fondent Venise. Plus tard, en Russie, une bande de Cosaques se retire sur une île du Don et bâtit la ville de Tcherkast. Maintenant encore, dans l’une des plus fructueuses régions de l’Amérique du Sud, dans la république de Venezuela, une tribu d’Indiens construit ses cabanes au sein du lac de Maracaïbo. Pourquoi ? Est-ce pour échapper aux tigres et aux serpents, ou à l’invasion d’une tribu ennemie ? Non. C’est tout simplement pour se soustraire à des légions de moustiques bien plus féroces et plus venimeuses que celles de nos climats tempérés. Comme les nôtres, elles se plaisent dans le voisinage de l’eau. Mais elles ne s’éloignent guère du sol humide où elles sont écloses, et les Indiens savent qu’à une certaine distance du rivage, ils n’ont plus à redouter ces abominables bêtes.

Près d’eux ils ont tout ce qu’il leur faut pour édifier leurs maisonnettes : le palo di hierro pour leurs pilotis, un bois plus léger pour leurs planches et leurs cloisons, des plantes grimpantes dont ils font des cordes pour lier les diverses parties de leur édifice, et les feuilles de palmier pour leurs toitures. Car ils ne connaissent ni les neiges, ni les vents froids. Pas n’est besoin qu’ils élèvent de massives murailles pour se préserver seulement de la pluie. Grâce aux richesses particulières de leur pays, pas n’est besoin non plus qu’ils se donnent grande peine pour vivre.

Ils n’ont qu’à jeter leur ligne ou leurs filets dans le lac qui les entoure, pour y pêcher tant qu’ils veulent d’excellents poissons. Sur ce même lac, à certaines époques, ils voient s’abattre des milliers et des milliers de canards, et ils en prennent à des piéges ingénieux une quantité. Sur le rivage grandissent les hevea dont ils tirent le suc laiteux qui forme le caoutchouc.

Chaque année, des marchands viennent acheter cette denrée, et les duvets de canards recueillis par cette industrieuse peuplade, et les cargaisons de poissons qu’elle a salés et fumés.

Ainsi vivent, dans leur paisible demeure, les Indiens du Maracaïbo. On ne les compte point au nombre des populations civilisées. Ils n’ont point de journaux et point de chemins de fer. Ils ne connaissent pas les douces agitations des jeux de la bourse, ni les charmes des discussions parlementaires. Mais des missionnaires espagnols les ont convertis au catholicisme. Au milieu de leurs villages s’élève une chapelle construite aussi sur pilotis. La croix qui la surmonte se reflète dans le miroir des eaux. Sa cloche sonne l’Angelus, dans cette solitude du nouveau monde : à l’heure des offices, les canots de famille se rangent au pied de son portail, et les fidèles indiens s’agenouillent pieusement dans son enceinte.

Lorsque les Espagnols arrivèrent dans ces parages, l’aspect des habitations aquatiques du Maracaïbo les fit songer à Venise, et ils donnèrent au pays où ils les découvraient le nom de Venezuela.

L’opulente Venise a perdu ses richesses. La cité des Doges a perdu son anneau d’or. La reine de l’Adriatique a perdu sa couronne. La merveilleuse Venise ! Jadis tant de gloires de toute sorte, et successivement tant de désastres !

La petite peuplade indienne de Venezuela n’a point connu   ces éclatantes prospérités et ne connaîtra point ces terribles déchéances. Satisfaite de son humble place en ce monde, elle ne songe ni à s’enrichir par de hardies spéculations, ni à s’agrandir par d’aventureuses conquêtes. Sa grande mer est un lac, sa légère barque son Bucentaure, sa chapelle en bois est sa basilique de Saint-Marc, et son bonheur est dans les modestes habitudes de sa vie journalière.

Dans la même zone américaine, sur l’Orénoque, qui dans son cours de cinq cents lieues traverse l’État de Venezuela, on peut voir encore d’autres curieuses habitations. L’Orénoque a de périodiques débordements bien plus larges et plus élevés que ceux du Nil. Une petite tribu d’Indiens, attachée aux rives de ce grand fleuve, ne veut en aucun temps s’en éloigner. Comment faire pour y rester lorsqu’elles sont totalement submergées ? Ces Indiens organisent un domicile d’un genre tout particulier. Ils ne creusent point la terre, comme nos maçons, pour y établir de solides fondements, ils n’enfoncent point de pilotis dans le sable comme les gens du Maracaïbo. Ils choisissent quatre palmiers rangés carrément. Voilà leurs piliers. À ces quatre vigoureuses tiges ils attachent, pour faire leurs planchers, des poutrelles transversales à une hauteur que l’Orénoque n’atteindra pas clans sa plus grande force sur ces planchers une couche de terre glaise qui bientôt durcira au soleil, de telle sorte qu’on pourra sans inconvénient , allumer le feu de la cuisine ; un toit de feuillage, un hamac suspendu à deux rameaux, puis enfin une échelle primitive, une poutre entaillée de haut en bas, appuyée d’un côté sur le seuil de la maisonnette, implantée de l’autre dans le lit du fleuve, et l’œuvre est achevée. L’installation est complète. Vienne le déluge, les Guaranos sont dans leur demeure aérienne comme dans une arche permanente, et ils ne sont point obligés d’amasser des provisions dans cette arche pour toute la durée de l’inondation. Ils ne s’inquiètent pas non plus de voir disparaître, dans l’abîme du fleuve débordé, les poissons et les tortues qu’ils pêchent, aisément en d’autres saisons.

À côté d’eux est le Mauritia, le palmier providentiel qui suffit à tous leurs besoins. Avec les pétioles de cet arbre gigantesque, ils façonnent leurs arcs et leurs flèches ; avec les nervures de ses feuilles, ils font leurs cordes, leurs nattes et leurs légers vêtements ; avec ses feuilles plus grandes, la toiture de leurs cabanes ; avec sa tige, leurs planchers, leurs cloisons et la plupart de leurs ustensiles domestiques ; de ses rameaux ils détachent des fruits qui, étant mis dans l’eau, lui donnent une agréable saveur ; de son tronc ils extraient un suc rafraîchissant, qui par la fermentation se convertit en une boisson enivrante ; enfin sa moelle râpée ou broyée produit une sorte de sagou, une farine nutritive dont on fait des galettes.

Ainsi le Mauritia fournit aux Guaranos le pain et le vin, le vêtement et tout ce qui constitue leurs habitations.

Très-primitives sont ces habitations suspendues aux palmiers ; plus primitive encore est la tente. C’était la demeure des patriarches ; la Bible la mentionne fréquemment depuis ses premiers jusqu’à ses derniers chapitres.

Noé dormait dans sa tente lorsque Sem et Japhet le couvrirent pieusement d’un manteau.

Abraham reçoit à l’entrée de sa tente les envoyés célestes

Les Israélites, dans leur voyage à travers le désert, placent le tabernacle dans une tente.

Isaïe, le grand prophète, a poétisé la tente par diverses images.

Il dit, en parlant de Babylone : « Cette ville sera détruite jusqu’à la fin des siècles ; les générations ne la verront pas rétablie ; l’Arabe n’osera y planter sa tente. » Il dit avec un accent mélancolique : « Mon pèlerinage est fini. Il a été emporté bien loin de moi, comme la tente du pasteur. »

La Sulamite du Cantique des cantiques s’écrie dans sa juvénile ardeur : « Je suis noire, mais je suis belle comme les tentes de Cédar. »

La tente, ce frêle asile de la frêle vie de l’homme, est, maintenant partout. C’est la demeure obligée des voyageurs en de vastes contrées, et des soldats en campagne, la demeure accidentelle des trappeurs du Far west et des chercheurs d’or de l’Australie, d’un grand nombre de tribus nomades, des peuples pasteurs et des peuples guerriers.

Voici, au nord de notre Europe, la race laponne. Un savant professeur de Lund, M. Nilsson, a démontré par ses patientes recherches que jadis elle occupait les provinces méridionales de la Suède. Elle a été subjuguée par une race plus vigoureuse, plus intelligente, et refoulée dans la morne et froide région qui du golfe de Bothnie s’étend jusqu’aux rives de la mer Glaciale, bien au-delà de la station où notre poète Regnard annonçait, dans une inscription latine, qu’il était au bout du monde.

Pour la famille laponne, le renne est le don providentiel comme le palmier à éventail, le Mauritia, pour les Guaranos, l’arbre à pain pour plusieurs peuplades de l’Océanie, le buffle pour l’Indien des prairies de l’Ouest et le phoque pour les Groënlendais. Du renne, elle tire sa nourriture journalière, le lait qu’elle assaisonne avec de petites baies sauvages, et dont elle fait du beurre, la chair, dont elle ne consomme qu’une partie, dont elle livre le surplus à des marchands, en échange de divers objets ; du renne elle tire la peau dont elle fabrique ses vêtements, les muscles et les nerfs dont elle fait du fil, les cornes dont elle fait différents ustensiles. En été, le renne porte les piquets de la tente ; en hiver, on l’attelle au traîneau.

Une particularité philologique indique l’importance que les Lapons attachent à ce précieux quadrupède. On chercherait vainement dans leur langue un terme scientifique, une locution abstraite, une expression de luxe ou de volupté. Mais il n’y a si petite parcelle du renne qui n’ait son nom distinct, et sans cesse le Lapon est occupé de ses troupeaux nomades qui bientôt épuisent à la surface de la terre la légère couche de lichen, leur unique aliment. Il les conduit de pâturage en pâturage, et souvent voyage la nuit pour les laisser paître dans le jour. Ah ! les tristes pérégrinations ! Le sol si aride ! Le ciel si sombre ! En hiver, un froid de trente à quarante degrés ; en été, le fléau des moustiques ! Et pas un autre asile que la tente composée de quelques pieux dont on enfonce la pointe dans le sol, et que l’on recouvre de lambeaux d’étoffe grossière ou de peaux de renne.

Au milieu de cette étroite enceinte est le foyer où l’on allume des faisceaux de broussailles humides qui produisent une fumée épaisse, nauséabonde, suffocante. Là, tandis que la femme prépare le repas du jour, ou prend soin des enfants, le Lapon est accroupi sur le sol, inerte, silencieux, les mains plongées dans les larges manches de sa mimique, le visage impassible.

Ces pauvres Lapons ! Je les ai vus avec une mélancolique et sympathique émotion, dans la rigueur de leur travail, dans la joie que leur donnent quelques gouttes d’eau-de-vie ou quelques brins de tabac, dans leur morne indolence et leur placide résignation. Je les ai vus. Un jour on n’en verra plus aucun. Leur nombre est déjà très-restreint, et graduellement il diminue. On peut prévoir le temps où rien ne restera de cette race jadis considérable.

Plus fortes et plus heureuses sont les races nomades des régions orientales, plus doux aussi est leur climat, plus favorables leurs conditions d’existence.

Entre le Don, le Volga, la mer Caspienne et le lac chinois de Dsaisang, s’étendent ces immenses plaines qu’on appelle les steppes. Leur aspect, comme celui de l’Océan, éveille dans l’âme le sentiment de l’infini. Leur végétation est plus variée que celle des Llanos de Caracas et des Pampas de Buenos-Ayres. Quelques-unes sont parsemées d’odorants arbrisseaux ; d’autres, dans toute leur étendue, sont couvertes de graminées ; d’autres, revêtues de plantes articulées, charnues, toujours vertes ; souvent aussi, on voit briller au loin des efflorescences salines, semblables à des lichens, et réparties inégalement sur le sol glaiseux comme de la neige nouvellement tombée.

Là sont disséminées plusieurs peuplades qui, de siècle en siècle, ont conservé, au moins en grande partie, leurs habitudes primitives. Là sont les Kirghises, les Cosaques, les Kalmoucks.

La kibik, c’est-à-dire la tente des Kalmoucks, est la même que dans les anciens temps ; un simple treillage en bois, arrondi à sa base, rétréci à sa sommité. En été, elle suffit pour les garantir de la chaleur ; en hiver, on la couvre d’un feutre épais. À l’intérieur, cette habitation n’est point dénudée comme celle des Lapons. On y voit des coffres, des couchettes, des vases en cuir, fabriqués par un ingénieux procédé qui leur donne l’éclat et la légèreté du verre sans sa fragilité.

Il faut que l’attirail du ménage ne soit pas trop lourd, ni trop difficile à transporter ; car, sans cesse, en été, le Kalmouck conduit son bétail en plusieurs pâturages. Ces émigrations se font très-gaiement. On part le matin, et l’on peut dire adieu sans regret au lieu que l’on quitte, sachant que prochainement on y reviendra. La femme et les jeunes filles marchent d’un pied léger, chantant tout le long du chemin. À l’endroit marqué d’avance par le guide, la caravane s’arrête, et bientôt toutes les tentes sont rangées symétriquement. Au milieu est celle du chef, plus élevée, plus spacieuse que les autres, et, en hiver, reconnaissable particulièrement à sa couleur. Lui seul a le droit de la couvrir en feutre blanc. Autour des habitations paissent les troupeaux, de nombreux troupeaux. Il y a des Kalmoucks qui ne possèdent pas moins de quatre mille chevaux et des moutons en quantité. Le mouton parmi eux représente l’unité monétaire, comme autrefois, en Islande, l’aune de vadmel. Ils comptent par moutons, comme nous par francs.

Lorsque le campement est achevé, le Kalmouck, assis en paix, savoure le rustique souper préparé par sa femme, et volontiers s’accorde une tasse de koumys, l’onctueux lait de jument transformé par la fabrication en une liqueur enivrante ; mais il s’abandonne difficilement à quelque excès. Le nom de Kalmouck résonne assez mal à notre oreille et n’éveille généralement dans notre esprit qu’une idée fâcheuse. Ceux qui ont vu dans son pays, dans sa vraie vie pastorale, ce pacifique descendant des hordes mongoles, s’accordent à louer ses vertus. Il est honnête et, hospitalier, fidèle à son prince et religieux. Dans un coffret placé près de son lit sont enfermées ses images adorées. À certains jours de fête il les range dans sa tente, sur un petit autel, et les illumine avec des lampes et des cierges odoriférants. Il est très-fervent sectateur du lamisme, une douce et compatissante doctrine. Son grand Lama, son maître suprême, réside sur une montagne du Tibet couverte de monastères. Le Kalmouck est bien convaincu que ce religieux souverain n’est point un être mortel, mais un Dieu incarné passant sur cette terre d’un corps humain dans un autre.

Sur les frontières de la Perse, du côté de Tarsis, les voyageurs s’arrêtent avec une curiosité particulière dans les habitations d’une autre peuplade de pasteurs : les Yézides. Leur origine, malgré les recherches de plusieurs savants, est encore très-incertaine. Leur religion est un singulier mélange d’idolâtrie et de vagues notions chrétiennes. Ils adorent un Dieu qui a été crucifié pour soutenir sa doctrine, et qui est remonté au ciel comme un rayon de lumière. En même temps ils adorent le diable, c’est-à-dire l’ange déchu, jadis le plus beau des esprits célestes et le plus puissant. Il fut dépouillé de sa splendeur et condamné à vivre dans un état abject pour avoir trompé Adam. Mais, par son repentir, il obtiendra sa grâce, et alors il se souviendra de ceux qui l’ont honoré cependant qu’il était proscrit.

En Perse aussi sont les Illyantes dont les mœurs semblent être les mentes qu’au temps où leur pays était envahi par Alexandre. Au commencement, de mars, ils descendent des montagnes dans les vallons printaniers, et de tout côté cheminent avec leurs troupeaux de pâturage en pâturage. Au mois de novembre, ils retournent sur les hauteurs escarpées et passent l’hiver dans des grottes naturelles ou des buttes grossièrement construites.

Très-pacifiques sont ces diverses tribus. Mais il en est qui n’ont pas le même heureux tempérament, qui ne peuvent s’asservir aux régulières habitudes de la vie champêtre, ni vivre simplement du produit de leurs bestiaux. Le cri de guerre résonnant tout à coup dans leurs pâturages les exalte, et un espoir de pillage les transporte. Telle est, notamment, la race des hourdes, celle des Kirghises et des Baschkirs.

Les hourdes prétendent descendre en ligne directe des esprits aériens, des Djins. En réalité ils descendent des Carduchi, ces fougueux guerriers qui s’opposèrent si vigoureusement à la retraite des Dix mille. Tout en eux atteste cette antique origine. Xénophon a fait leur portrait en faisant celui de leurs ancêtres. Quelquefois ils semblent fort occupés de leurs troupeaux et assez satisfaits de leur régime économique : le lait de chèvre, la graisse de mouton et le pain noir. Mais les aventures de combats sont si émouvantes ! La petite ville à laquelle ils peuvent arriver dans deux ou trois journées de marche a un si beau bazar ; la caravane qui passe près de leur campement emporte tant de choses précieuses ! Comment faire pour résister à la tentation ? On les mettrait en colère pourtant si on les appelait voleurs : On ne leur déplaît point si on leur donne le nom de pillards, ce nom impliquant une idée de lutte et d’honneur par le courage.

Où l’honneur va-t-il se nicher !

Les Kourdes occupent une sorte de terrain neutre sur les confins de la Turquie, de la Perse et de la Russie. La Turquie et la Perse essayent en vain de les dompter. La puissante Russie seule les effraye. De plus en plus elle s’avance sur leurs domaines et les punit de leurs larcins.

Au-delà de l’Oural, la Russie répand des idées de civilisation, parmi les rudes Baschkirs. Dans les steppes du Don et du Volga, elle subjugue le caractère turbulent des Kirghises.

Les Baschirs en sont venus à construire dans leurs pâturages des huttes en bois.

Les Kourdes et les Kirghises n’ont pas encore d’autre habitation que la tente.

La plus ancienne des tentes est celle du Bédouin. Luxe et misère, scènes pastorales et coutumes cruelles, générosité chevaleresque et convoitises honteuses, tous les contrastes sont réunis dans cette demeure mobile que les Arabes appellent beith (maison).

Elle est assez spacieuse, couverte en peaux de chèvre et divisée par un rideau de laine blanche en deux compartiments ; l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Dans le premier, le sol est ordinairement revêtu d’un bon tapis de Perse ou de Bagdad ; dans le second, nulle élégance pareille, mais les ustensiles de cuisine, les sacs où l’on met le beurre, les outres que l’on remplit d’eau, les flocons de laine. La femme est là qui sans cesse travaille, raccommode les vêtements, broie le blé, recueille le lait de chère et de chamelle, et prépare les repas dont son époux, son maître souverain, lui abandonne les restes.

Ces repas sont ordinairement d’une simplicité toute primitive ; le pain sans levain, le lait bouilli, la galette de farine et de dattes. À certains jours de fête et à l’arrivée d’un étranger, on égorge un agneau ou un chevreau, et l’on fait une ample consommation de café. Alors arrive le conteur qui sait, par la tradition, les plus belles aventures de Sindbad le marin, du calife de Bagdad, d’Aladdin avec sa lampe magique, aussi celles de Bounaberdi (Bonaparte), le grand sultan de la terre franque. Alors arrive le chanteur, qui célèbre en vers emphatiques le courage des guerriers, les exploits d’Antar, le Roland, le héros de la nation arabe, ou les charmes de la beauté et les enchantements de l’amour. C’est l’idéal de la poésie dans une dure réalité. La femme, en écoutant derrière son rideau ces strophes galantes accompagnées par les sons aigus de la rhébaba, pense qu’elle a encore les dents blanches et les noires prunelles décrites par le poëte. Mais la pauvre femme d’Orient ! le bienfait de la loi évangélique n’est pas encore arrivé jusqu’à elle ; le christianisme ne l’a point affranchie et point anoblie. Elle est l’esclave de celui qu’elle appelle son époux. Il l’asservit à tous ses caprices : il la dégrade par sa jalousie ; il l’outrage par sa passion encore plus peut-être que par son indifférence, et, s’il lui plaît de s’en séparer, rien ne l’en empêche. Ent talek, tu es répudiée, dit-il, et, sans autre formalité, il la renvoie dans sa famille.

Le Bédouin, en écoutant les chants de combat, pense qu’il doit aussi combattre. Et pourquoi ? Pour venger une injure ou pour piller. C’est l’une de ses constantes occupations, et l’on peut dire une nécessité de sa vie.

« Les Arabes, dit Burckardt, sont obligés de voler et de piller. La plupart des familles de la tribu des Anezé ne sont pas en état de subvenir à leurs dépenses annuelles avec le profit qu’elles tirent de leur bétail, et peu d’Arabes consentiraient à vendre un chameau pour acheter des vivres, ils savent par expérience que, s’ils restent longtemps en paix, leur richesse diminue. La guerre et le pillage leur sont indispensables. »

De ces actes de violence, le Bédouin ne se fait nul scrupule. Descendant d’Ismaël, fils aîné d’Abraham, n’a-t-il pas été dépossédé de ses prérogatives par un autre fils ? Il ne peut s’emparer des riches domaines qui devaient, dit-il, lui appartenir. Mais il est le roi du désert. Là, les pachas turcs ne peuvent arrêter ses dépradations ; là, sur son vigoureux cheval, avec sa grande lance, il s’en va de côté et d’autre, dévalisant les voyageurs, pillant ou rançonnant les caravanes, imposant un tribut aux villages craintifs, rapinant enfin tant qu’il peut par la ruse ou par la force avec une douce satisfaction, comme si à chaque rapine il ne faisait que reprendre une parcelle de son héritage ; puis il rentre sous sa tente, et alors apparaît un tout autre homme. L’ardent cavalier s’assoit sur son tapis et y passe de longues journées, indolent, inerte, dormant ou fumant. L’impitoyable voleur s’apitoie au récit d’une infortune, tend la main à l’infirme, fait l’aumône au pauvre et se glorifie de recevoir chez lui le passant qui lui demande l’hospitalité.

Son habitation est assez solidement implantée dans le sol pour résister à la violence du simoun, assez commode pour que le maître y repose tranquillement dans ses jours de mollesse, assez spacieuse pour qu’il puisse y donner une place à ses hôtes.

C’est la tente de l’Orient avec les misères matérielles et les passions d’une race inculte, mais les rayons de soleil et le ciel lumineux !

Dans les régions polaires où le ciel est si sombre et le soleil si pâle, les hommes, pour se défendre contre les rigueurs du climat, se font d’étranges demeures.

Les Esquimaux de l’Amérique du Nord se font des huttes de neige ; ni bois, ni brique, ni limon, pas autre chose que la neige amoncelée sur le sol, durcie par le froid, et ce travail architectural n’est pas difficile. Un couple d’ouvriers suffit pour construire en quelques heures une rotonde de 15 mètres de circonférence à sa base et de 5 mètres de hauteur, qui sera le nid de plusieurs familles. L’un de ces ouvriers taille les blocs de neige ; l’autre les range méthodiquement ; au sommet de son édifice il enchâsse, dans la neige compacte, une plaque de glace transparente. C’est l’œil-de-boeuf de ce palais d’hiver, c’est le vitrail par lequel doit entrer la lumière extérieure ; nulle autre fenêtre et nulle porte ; seulement une étroite ouverture à laquelle aboutit une sorte de tunnel creusé aussi dans la neige ; c’est par ce difficile passage qu’on pénètre dans le logis. Là, sur un socle de neige, est un large vase rempli d’huile de poisson où sans cesse brûle une mèche faite avec de la mousse ; c’est l’une des plus curieuses inventions de l’Esquimau, et son meuble le plus précieux en sa cruelle saison d’hiver. C’est la lampe qui l’éclaire, le foyer où il fait cuire ses aliments, le calorifère qui répand sous son dôme de neige une telle chaleur que parfois il est obligé de se dépouiller d’une partie de ses vêtements.

L’étranger ne peut supporter cette lourde température, encore moins l’épaisse fumée de la lampe dans l’étroite enceinte où nul souffle d’air ne pénètre, les émanations d’une huile rance en combustion, d’une cuisine infecte, d’un amas de saletés.

Bien tristes aussi sont les yourtes, les habitations souterraines de plusieurs peuplades disséminées au nord et au nord-est de L’Asie, particulièrement des indigènes de l’archipel Aléoutien, ce curieux archipel qui, d’un côté, s’étend vers les rives du Kamtschatka, en Asie, de l’autre vers la plage d’Alska, en Amérique. À voir l’alignement de ses divers groupes, on dirait les piles d’un pont destiné à rejoindre les deux continents. Là, s’élèvent des collines arides et des montagnes volcaniques, sur des vallées que nulle culture ne peut féconder. La mer est à peu près l’unique ressource des Aléoutiens, mais ils ne savent pas ménager ce qu’elle leur donne. Le poisson qu’ils en tirent en des heures propices, ils le dévorent gloutonnement, sans même le faire cuire, ou le gaspillent sans songer au lendemain ; lorsque la pêche est infructueuse ou impossible, ils en sont réduits à manger les racines des plantes sauvages et les varechs. Leur climat est terriblement froid, et il n’y a autour d’eux ni charbon de terre, ni tourbe, ni forêts, pas d’autre combustible que de chétives broussailles ou des herbes sèches. Dans cette affreuse pénurie, ils vont chercher au sein de la terre la chaleur qu’ils ne peuvent avoir sa surface. À dix ou douze pieds de profondeur, ils creusent une tranchée qu’ils allongent et élargissent à volonté. Les bois étrangers que la mer charrie et jette sur le rivage leur servent à étayer les parois de cette excavation et à fabriquer le treillage qui la recouvre. Sur ce treillage, ils étendent une couche de gazon. Çà et là est une ouverture au bord de laquelle on place une poutre échancrée du haut en bas ou une planche percée de plusieurs trous. C’est le complément de l’édifice, c’est l’escalier par lequel on descend dans la demeure souterraine. Là, s’installent à la fois vingt, trente familles destinées à subir le même régime sous le même toit, séparées l’une de l’autre, non point par des cloisons, mais par quelques piquets. Chaque ménage a son foyer, c’est-à-dire la lampe en pierre où l’on allume, dans une huile fétide, une mèche d’herbes desséchées. Les femmes et les enfants restent la plus grande partie de la journée indolemment accroupis par terre. Les hommes se réjouissent s’ils ont pu se procurer un peu de tabac ; ils le mêlent avec de la cendre pour le faire durer plus longtemps et lui donner plus d’âcreté. Personne n’a pu voir, sans une douloureuse émotion, cette population sauvage dans ces fosses ténébreuses.

On retrouve les mêmes sinistres habitations parmi les Kamtschadales, les Samoyèdes, les Ostiaks. M. de Lesseps, qui du Kamtschatka rapporta en France les dépêches de la Pérouse, a vu dans le pays des Koriaques une de ces yourtes, qui n’avait pas moins de quarante pieds de profondeur.

Après avoir parcouru les régions les plus désolées du nord de l’Asie et stationné dans les huttes les plus affreuses, avec quelle joie le courageux voyageur arrive à l’isba russe ! Ce n’est pourtant qu’une très-rustique construction ; nul architecte n’en a dessiné le plan, et nul maçon n’y a mis un bloc de pierre. Comme le loghouse du settler américain, elle est faite tout entière avec des troncs de sapins, taillés par la hachette du moujik et posés carrément l’un sur l’autre ; mais cela ressemble à une maison, et l’on trouve là un poêle, un lit, une table, premiers indices de la vie civilisée, et, à la place des fétiches de l’idolâtrie, on trouve là aussi le symbole du christianisme. Au fond de la chambre occupée par la famille du paysan, en face de la porte d’entrée, est une petite lampe devant une figure du Christ, de la Vierge et de quelque apôtre ou patriarche. C’est ce qu’on appelle les obras, les saintes images. En franchissant le seuil de cette salle, on doit avant tout saluer les images vénérées.

Ce sentiment religieux me rappelle celui qui m’a frappé à une autre extrémité du globe, dans la cabane solitaire du gaucho, au milieu des Pampas. L’étranger entre là en prononçant les pieuses paroles qui, dans une grande partie de l’Amérique espagnole, remplacent, encore nos banales formules de civilité européenne : Ave Maria purissima, dit-il en inclinant la tête. À ces mots évangéliques, à ce signe de confraternité chrétienne, le gaucho répond : Sin peccado concebida ; puis il se lève et tend la main à son hôte.

De cette excursion à travers tant de malheureuses contrées et tant d’habitations sauvages, je reviens à notre pays de France. Ah ! le noble et doux pays ! Quelles que soient parfois ses erreurs et ses emportements, comme on doit l’aimer ! Comme ils doivent être reconnaissants envers la Providence, ceux à qui elle a donné aux champs ou à la ville, sur ce sol si fécond, dans cette zone si charmante, l’honnête berceau, l’atelier du bon travail, le sanctuaire de la famille et la maison — petite ou grande !

Mieux vaut peut-être la petite.

Parsa domus, magna quies.

Petite maison, grand repos.