La langue française et l'influence de la France dans le monde

Le 12 décembre 2019

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

La langue française et l'influence de la France dans le monde

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel

le jeudi 12 décembre 2019

_______

 

Que cette année le discours de rentrée de l’Académie française soit consacré à la langue française pourrait laisser penser qu’il va donner lieu à un cri d’alarme ou à une déploration. Certes, le sort fait à notre langue en France fournit maints sujets d’étonnement. Ainsi, que traitant de la mode, spécialité éminemment française, les magazines ne sachent plus parler que fashion, design, prints and colors, que la moindre réunion dans le monde de l’entreprise devienne un think-tank destiné à pratiquer le brainstorming et à débriefer, et que les villes françaises ne disposent plus d’aéroports mais seulement d’airports est fort irritant. À défaut de bien connaître la langue anglaise, tout un chacun tend désormais à privilégier le « globish », truffant son discours de mots qui défigurent la langue française sans honorer pour autant celle de Shakespeare.

Sans doute ce manque de respect à l’égard de la langue française et cette ignorance de son riche patrimoine lexical sont-ils regrettables. Mais notre intention n’est pas de nous joindre au chœur des Cassandre, qui à juste titre constatent ces travers et s’en alarment. Si nous partageons naturellement leur indignation, c’est à définir la place et le rôle de la langue française dans le monde que sera consacré aujourd’hui notre propos.

S’il est légitime de s’indigner des mauvais coups portés à notre langue, d’alerter l’opinion pour l’inciter à y réagir, nous devons avant tout avoir à l’esprit qu’elle est, comme l’a dit notre fondateur, le cardinal de Richelieu, immortelle. Elle l’est par la place qu’elle tient en France depuis plus d’un millénaire, une place singulière dont on ne trouve d’équivalent dans aucun autre pays. Le statut de notre langue est une spécificité de la France qui lui assure hors de ses frontières, une autorité et une influence qui dépassent largement ses moyens réels. Plus que les armes, plus que l’économie, plus que la richesse, la langue française est l’outil privilégié de la puissance et du rayonnement de la France. La raison en est avant tout qu’en France, à la différence de la plupart des pays, la langue a eu, et a toujours, une fonction politique. La Constitution de la Ve République établit d’ailleurs ce lien, son article 2 précisant que « la langue de la République est le français ». Mais cet article a été introduit dans la Constitution en 1992. Or c’est depuis le milieu du ixe siècle que la langue a dans notre pays une fonction politique.

Tout a commencé en 842 à Strasbourg, lorsque deux petits-fils de Charlemagne, Charles le Chauve et Louis le Germanique, réglant la succession de leur père Louis le Pieux, s’allient contre leur frère Lothaire et se promettent une aide mutuelle. Ils se prêtent serment devant leurs armées, chacun dans la langue du territoire de l’autre, Louis le Germanique en roman, l’ancêtre du français, et Charles en tudesque, l’ancêtre de l’allemand. C’est un évènement considérable, car ces serments croisés fondent les États sur les langues qui les représentent. Le partage de Verdun qui, l’année suivante, délimite les territoires de chacun des frères carolingiens, confirme la portée de leurs serments, puisque la base de ce partage est celle de la langue utilisée sur le territoire qui leur est attribué. Charles le Chauve recevra les terres où l’on s’exprime en roman, en français donc, et Louis, celles où l’on parle le tudesque. Ce qui est significatif, c’est que le serment prêté en français par un roi germanique est aussi le premier texte français connu. Et il a une double fonction. Tout d’abord, il entérine la création d’États sur un critère linguistique. La langue devient ainsi un marqueur d’État, en même temps qu’elle a une fonction identitaire dès lors qu’elle assimile les peuples de ces États à ces langues, et enfin elle joue un rôle intégrateur dans l’édification et le maintien de l’unité politique. La devise du Saint-Empire germanique : une langue, un État.

Mais aussi les langues des serments ont consacré une alliance entre deux peuples, témoignant ainsi du rôle décisif de la langue comme moyen de régler les rapports entre peuples différents de manière pacifique. C’est pourquoi dès le xiie siècle de grands esprits ont souhaité créer une langue commune pour favoriser les échanges entre les peuples. La grande mystique sainte Hildegarde de Bingen avait inventé à cette fin la Lingua ignota, et trois siècles plus tard, Francis Bacon, chancelier du roi Jacques Ier d’Angleterre, concevait une langue qu’il espérait universelle. Ces deux essais n’eurent pas de suite, probablement parce qu’ils proposaient des langues trop sommaires. Descartes, qui avait, lui aussi, réfléchi à cette question, écrivait au père Mersenne en 1629 : « Il faut que l’humanité crée une langue universelle dont la grammaire soit si simple qu’on peut l’apprendre en quelques heures. » Et le Tchèque Comenius ajoutait : « Une langue commune, plus facile à apprendre que toutes celles qui existent. » Cette simplicité voulue explique probablement l’insuccès des diverses tentatives de créer une langue universelle dont la plus récente aura été l’esperanto, pourtant soutenu par Tolstoï et Gandhi.

Si le rêve de création d’une langue universelle n’a jamais été réalisé, le français a, pour sa part, très vite pénétré de nouveaux espaces. D’abord en France, en se substituant au latin. La religion aura contribué à ce progrès grâce à Luther et Calvin qui, pour élargir son influence, ont décidé de diffuser les textes sacrés dans les langues vernaculaires. Et surtout deux rois se sont employés à imposer la langue française. L’un, Louis XII, dont le secrétaire Claude de Seyssel, un des esprits les plus remarquables de son temps, insistant sur le rôle du français comme langue de l’unité du royaume – unité encore loin d’être achevée –, proposa d’ajouter au principe « un roi, une religion » : « un roi, une langue ». L’autre, François Ier, reprit en 1539 le projet de son prédécesseur et imposa par l’édit de Villers-Cotterêts que « le langage maternel françois » devienne la langue du droit sur tout l’espace français, confirmant ainsi le rôle intégrateur de la langue. L’Imprimerie nationale, fondée en 1543, confirmait que le français était non seulement la langue du droit, mais aussi celle du savoir et de sa transmission. Puis Jean Bodin, avec les Six Livres de la République, publiés en 1576, développa les idées de Claude de Seyssel et proposa que le vernaculaire royal reprenne à son compte le rôle du latin dans l’Empire romain, pour devenir la langue de tous les sujets du roi.

À cette époque déjà, de grands écrivains ont choisi de s’exprimer en français, tels Clément Marot, Ronsard ou Montaigne, mais aussi un homme de science, Ambroise Paré, qui, rédigeant son Traité des monstres dans la langue du roi, démontra que le français pouvait porter la science. Et Descartes, après avoir commencé la rédaction du Discours de la méthode en latin, la poursuivit en français. Tout était mûr pour que le pouvoir politique se passionne pour la langue et s’en empare pour la diffuser. À Louis XIII qui lui aurait demandé « Que nous reste-t-il à faire pour la gloire et l’embellissement de la France ? ». Richelieu aurait répondu qu’« une des plus grandes marques de la félicité d’un État est que les Sciences et les Arts y fleurissent et que les Lettres y fussent en honneur aussi bien que les armes puisqu’elles sont un des principaux ornements de la vertu ». C’est la définition même de la mission que le Cardinal assigne à l’Académie française qu’il crée en 1635. La langue est ainsi captée par l’État qui l’ordonne, l’encadre, la met de manière définitive à son service et à celui de la nation. Elle va assurer la gloire de l’État, son prestige, sa réputation et devenir un moyen d’action extérieure. La volonté royale va faire du français une langue de conquêtes, d’autant plus importante que la France est à cette époque en rivalité avec le Saint-Empire romain germanique qui continue, lui, à recourir au latin pour contrebalancer l’usage persistant des langues locales. La compétition avec le Saint-Empire, la volonté royale d’imposer à la France une seule langue, celle du roi, et une progression spontanée du français dont témoignent les œuvres des auteurs cités expliquent probablement que notre langue va dès le xviie siècle apparaître comme la langue véhiculaire de l’élite européenne, puis comme une langue à vocation universelle. Langue des élites européennes d’abord, car déjà à l’aube du xive siècle Marco Polo a recouru au français pour relater son extraordinaire épopée dans Le Livre des merveilles. Deux siècles plus tard Charles Quint, qui s’adressait à Dieu en espagnol, traitait en français des affaires d’État avec son fils Philippe II. Au xviiie siècle, d’illustres souverains, Frédéric II, Catherine II, Gustave III, imposent à leur cour et à la société mondaine de leur pays la langue française. Écoutons Diderot qui en témoigne : « J’avoue que je serais transporté de joie de voir ma nation unie avec la Russie. Beaucoup de Russes à Paris, beaucoup de Français à Pétersbourg. Aucune nation en Europe qui se francise plus rapidement que la russe et pour la langue et pour les usages. »

Plus encore, Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV, érige la langue française en langue universelle : « Elle est devenue, écrit-il, la langue de l’Europe. Tout y a contribué, et d’abord les grands auteurs du siècle de Louis XIV… La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens, et par là elle contribue dans toute l’Europe à un des plus grands agréments de la vie. »

Rivarol, qui fut lauréat de l’Académie de Berlin en affirmant l’universalité de la langue française, confirme l’éloge de Voltaire en concluant : « Le temps semble être venu de dire le monde français comme autrefois on disait le monde latin. » Notre confrère Marc Fumaroli en fera le titre d’un ouvrage Quand l’Europe parlait français.

Mais ce n’est pas seulement le français, langue de l’élite européenne, que l’abbé de Saint-Pierre, autre académicien, saluait, c’était sa capacité à assumer une fonction universelle. Il écrit en 1712 : « Il faut perfectionner le français parce que la situation de la France fait que les Espagnols, les Allemands, les Anglais, les Italiens, en un mot presque toutes les nations de l’Europe ont besoin de passer par le français pour avoir un commerce plus facile entre elles. » Le français, langue de l’Europe, ce n’était pas une utopie au xviiie siècle. Langue internationale ? Elle le fut aussi et largement parce que les rois de France ont œuvré à lui ouvrir certaines régions éloignées de l’Europe. Ainsi François Ier, dans le traité qu’il signa en 1535 avec Soliman le Magnifique pour assurer la défense des chrétiens de l’Empire ottoman, favorisa-t-il par là la pénétration linguistique et culturelle de la France. Autre moyen de cette pénétration, le soutien de l’État royal à l’action des missions religieuses, dont les établissements d’enseignement portaient le français. Déjà sous Louis XIII le Liban est un foyer intellectuel francophone. Mais c’est avec Louis XIV que l’expansion du français devient remarquable. En dépit des guerres, le prestige de la politique du Grand Roi, l’éclat de Versailles contribuent à développer dans les élites européennes la curiosité, voire une « passion », du français. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 va donner à ce goût du français une dimension nouvelle en Europe. En renonçant à la politique de tolérance religieuse d’Henri IV, le Grand Roi a poussé les protestants à s’exiler en masse vers les Provinces-Unies, l’Allemagne et l’Angleterre. Ils y ont porté leur savoir-faire mais surtout leur langue, le français. Et cet exode a renforcé une « mode » française qui existait déjà en Angleterre, car il était de bon ton de parler français à la cour de Charles Ier et de Charles II, tous deux parfaitement francophones. En Hollande, où la liberté de publier attirait avant même la révocation, les auteurs français en difficulté dans leur pays, l’arrivée des huguenots renforça l’usage du français. Il en alla de même à Berlin où fut fondé en 1689 le premier lycée français situé hors de France. Enfin les salons si remarquables, lieux de vie intellectuelle au siècle des Lumières participent aussi à l’expansion du français en Europe. Les prestigieuses hôtesses qu’ont été madame de Lambert, madame Geoffrin et combien d’autres reçoivent les ambassadeurs en poste à Paris et les étrangers de passage. Elles organisent pour eux des contacts avec toute la société des Lumières et contribuent ainsi au succès de la conversation française et à la propagation des idées françaises en Europe. L’Europe dès lors parle et pense en français.

Au xixe siècle, le français étend son influence bien au-delà de l’Europe et de ses élites de cour. La colonisation exporte la langue française en Afrique, et en Asie, elle y apporte la puissance, mais aussi des écoles et des dispensaires où l’on parle français. En Amérique du Nord même, en dépit de la perte des possessions acquises deux siècles plus tôt, la « Belle Province », le Québec, qui n’est plus français, restera un pôle de la langue française.

Mais dès la fin du siècle, cette influence française, qui fut un temps sans partage, commence à rencontrer des rivaux. En Égypte, où les établissements éducatifs avaient été un monopole français, des Anglais partent à l’assaut de ce domaine dont on comprend, dès cette époque, combien il est important pour la position d’influence d’un pays. À Beyrouth, ce sont des presbytériens américains qui fondent une université, à Shanghai des Allemands nourrissent le même projet. Partout la France doit innover, se défendre, créer de nouveaux établissements – l’école de droit du Caire, une faculté de médecine à Beyrouth, l’université l’Aurore de Shanghai – pour s’opposer à la concurrence des langues anglaise et allemande, c’est-à-dire à l’influence que les deux grands pays européens entendent lui disputer. Cette concurrence est d’autant plus rude que la France a acquis progressivement une arme internationale remarquable en hissant sa langue au statut de langue diplomatique, la langue universelle rêvée pour faire converser pacifiquement les nations entre elles.

Dès le début du xviie siècle en effet, l’attrait que le français exerce sur les élites européennes a eu pour conséquence de lui donner progressivement le statut prestigieux de langue diplomatique. Le poète Louis Le Laboureur, qui se proclame avocat de la langue française, constate : « La plupart des Cours d’Europe se piquent d’entendre le français et nos ambassadeurs n’y ont plus besoin d’interprètes. » Ce constat va avec le recul du latin dans les relations entre États. Le latin avait prévalu comme langue des actes diplomatiques jusqu’au xviiie siècle, mais il recule alors pour une double raison. Tout d’abord, les latinistes ont voulu le restaurer dans sa pureté classique, ce qui le rend inapte à être un instrument linguistique moderne, au moment même où le français s’impose aux élites. Lors des traités de Westphalie, en 1648, latin et français sont utilisés selon les cas, le français l’emportant dans les négociations sur les Pays-Bas, tandis que les traités avec l’Empire sont encore rédigés en latin. En revanche, trois décennies plus tard, les conversations préparant le traité de Nimègue se déroulent exclusivement en français. Encore un demi-siècle et le traité de Rastatt est rédigé dans une seule langue, le français. Pendant un temps encore certains pays s’efforceront de préserver l’usage du latin en diplomatie, ou du moins de lui réserver une place en insérant une clause particulière dans les traités rédigés en français. Cette clause reconnaissait la primauté théorique du latin, mais à la fin de la guerre de Sept Ans, elle disparaît et le français l’emporte. Ce statut de langue diplomatique acquis par le français devait certes beaucoup au prestige royal et à la volonté des rois de France, mais il fut aussi soutenu et parfois imposé par des souverains que Diderot disait « francisés ». Ainsi Catherine II exigea-t-elle que le traité de Kutchuk-Kaïnardji, qui mettait fin en 1774 à la guerre russo-turque et qui était, pour des raisons tenant à la nationalité des belligérants, rédigé en russe, turc et italien, soit publié en langue française. Par la suite, alors même que la France avait perdu de sa superbe à l’issue des guerres napoléoniennes, le congrès de Vienne, réuni en 1814, se déroula en français et l’acte final fut rédigé en français. Cette victoire de la langue française, ce statut de la langue maintenu en dépit des défaites de la France, c’est Metternich qui l’imposa aux Alliés. N’est-ce pas le signe le plus évident de la puissance acquise au xixe siècle par la France ? À cette époque, tous les pays ont compris que la langue est une arme de politique étrangère d’un poids considérable. Mais aussi chaque pays commence alors à vouloir s’en servir, et c’est alors que le français doit faire face à la montée d’une langue rivale, l’anglais. En 1902, les États-Unis et le Mexique, qui sont en conflit, se tournent vers la Cour arbitrale de La Haye, où l’usage prévalait de débattre et de traiter en français. Les Américains voulurent imposer l’anglais. Le gouvernement français, comprenant l’enjeu, mobilisa à tout va. Théophile Delcassé, remarquable ministre des Affaires étrangères, alerté par Jules Cambon, alors ambassadeur de France à Washington, s’engagea dans un combat d’une extrême violence et il finit par l’emporter. Le français sera à ce moment reconnu comme « langue universelle du droit ». Mais les partisans de la langue anglaise ne renonceront pas à mettre en cause le statut du français. Et en 1919, pour le traité de Versailles, le président Wilson va imposer l’usage de l’anglais à côté du français.

En dépit de la perte d’une position linguistique dominante dans la diplomatie, la France a conservé de grands moyens d’action internationale grâce à sa langue. En premier lieu, elle le doit au réseau des Alliances françaises. En 1883, Paul Cambon, chef de cabinet de Jules Ferry, créait l’Alliance française. C’était un projet hautement politique, il fallait en effet reprendre l’initiative après la défaite de 1870, restaurer le prestige français dans le monde en y portant toujours davantage la langue, la culture et l’esprit des Lumières qui avaient, avant le désastre de Sedan, assuré la présence de la France sur presque tous les continents. L’État soutint sans hésiter l’Alliance française, comprenant que c’était une arme supplémentaire « pour devancer l’action des autres Empires en Amérique latine, en Europe ou ailleurs, pour former des élites nationales ». Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, l’État français a aussi multiplié la création d’instituts français à Athènes, Florence, Londres, Saint-Pétersbourg, Madrid, des écoles d’archéologie au Caire, en Extrême-Orient, des filières universitaires au Liban, en Chine, en Égypte. Partout ces efforts témoignent que l’on a pris conscience de l’importance de l’enjeu linguistique pour assurer la puissance internationale.

La Seconde Guerre mondiale a freiné un temps ces relations culturelles, mais sitôt finie, elle a été suivie par un extraordinaire effort des autorités françaises pour ranimer la présence du français partout dans le monde, et l’étendre afin de contrer la concurrence de l’anglais qui devient alors menaçante.

Il faut rappeler ici l’importance que le général de Gaulle a accordée à la diplomatie culturelle, dont la langue a été le moyen privilégié. Le Général, qui s’imposa à ses partenaires durant la guerre en proclamant – souvent contre l’évidence – que la France était toujours une puissance mondiale, et en revendiquant pour elle le statut de vainqueur, vit reconnaître cette prétention par l’obtention pour son pays du statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. La conséquence première des exigences du général de Gaulle est que, dans le système international qui se met en place après 1945, Nations unies, UNESCO et autres institutions, la langue française, si elle n’est pas la seule langue internationale, en a néanmoins le statut, qu’elle partage avec l’anglais. Certes il faut partager, et cela va s’appliquer dans tous les domaines. Ainsi du sport, où jusqu’au milieu des années 1950 le français était la seule langue utilisée par le Comité international olympique. Le bilinguisme est imposé depuis lors.

Le général de Gaulle fut en toute circonstance intraitable dans sa volonté de faire respecter le français, à égalité avec l’anglais quand sa langue n’était plus en situation de monopole. Conscient de la réalité de la situation de la France d’après-guerre, puissance certes, mais de rang moyen, il s’employa à maintenir et à développer son influence en la fondant dès lors sur ses atouts culturels. La décolonisation, dont il sera l’un des promoteurs, a aussi réduit le champ de la présence française dans le monde, ce qui l’a incité à se tourner encore plus résolument vers les actions culturelles et à proclamer la nécessité des échanges et de la coopération, et il en a multiplié les moyens. Dès 1958 il lançait un plan quinquennal d’action culturelle (1959-1963) pour « faire pénétrer l’influence française partout », « en défendant et étendant le domaine de la langue française » et en menant « une politique culturelle en liaison avec la politique étrangère proprement dite ». Son deuxième plan quinquennal (1964-1968) confirmera cette orientation en précisant : « La langue, la culture et la science sont considérées comme des moyens essentiels de la politique étrangères de la France. » Cette volonté politique aura permis à la langue française de rester présente dans le monde même si l’on ne peut nier qu’au plan institutionnel elle a subi des reculs certains. À l’ONU, la langue de travail de l’administration est l’anglais, et seules une vingtaine de délégations s’expriment désormais en français. Au sein de l’Union européenne, la situation n’est guère plus brillante. Le français avait été fragilisé par l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, et les élargissements successifs n’ont fait que renforcer le recours toujours plus fréquent à l’anglais. Les documents du Conseil européen, ceux de la Commission sont toujours d’avantage produits en anglais. Il en va de même pour l’Organisation mondiale du commerce. Maurice Druon, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, avait voulu obtenir des institutions européennes qu’elles reconnaissent à la langue française le statut de langue du droit et des institutions juridiques. Il avait plaidé devant la Commission et le Parlement européen que le français, langue précise, structurée, issue du latin, qui avait bénéficié de la tradition juridique romaine, était plus propre que d’autres langues, en particulier que l’anglais, à traduire la précision exigée du droit. Et il invoquait à l’appui de son propos l’exemple fameux de l’article 342 de l’accord de 1967 prévoyant l’évacuation par Israël des territoires occupés (version anglaise : occupied territories) ou de tous les territoires occupés (version française). Mais le temps d’une primauté linguistique française – fût-elle réduite au domaine du droit – semblait passé et ce projet fut rejeté sans appel, même si, à la Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg, il semble reprendre vie.

Ces reculs de la langue française dans la vie internationale, qui ne sauraient être contestés, ne doivent pas occulter les avancées considérables de cette même langue, et tout d’abord par la création de la Francophonie. Elle est née de la décolonisation qui aurait pu dans les pays concernés évincer la langue française. Certes le Québec après avoir quitté la France lui était resté fidèle. Mais c’était en 1763, une époque où la France était une puissance incontestée, dont la langue tendait à l’universalité. Au contraire, les États d’Afrique, les États d’Asie sont devenus indépendants alors que la France devait reconnaître que sa puissance déclinait. Les élites de ces nouveaux États qui se sont détachés de la France auraient pu vouloir développer leurs langues, consolider autour d’elles la nation, en faire les symboles de celle-ci. Or ce sont d’anciens sujets de l’Empire français qui vont brandir le terme « francophonie », créé par le géographe Onésime Reclus, qui en 1886 assurait que « la langue française est promise à un avenir mondial ». Les grands esprits qui s’emparent du mot « francophonie », Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori, Habib Bourguiba, le prince Norodom Sihanouk, sont tous les chefs d’États devenus indépendants. Pourtant ils décident que, même si le français leur avait été apporté par le colonisateur, ils veulent conserver et partager cette langue avec tous ceux qui, comme eux, la tenaient pour langue de la liberté et d’une culture ouverte à ceux qui souhaitaient s’en inspirer. Anciennement langue du colonisateur, le français est devenu avec la francophonie la langue d’un choix culturel, la langue du cœur, dira toujours notre confrère Senghor. Certes, la francophonie n’est pas un instrument au service de la France ni de l’influence française, comme l’avait été durablement la langue française. Mais elle répond aux exigences d’une époque de rupture. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le français avait l’ambition d’être une langue universelle, et il y était presque parvenu en dépit de la concurrence de l’anglais porté par la puissance de l’Empire britannique. Mais depuis lors cette position quasi dominante a été mise en cause par la puissance américaine qui favorisait la langue anglaise et aussi par la révolution scientifique et technique qui s’opère essentiellement en langue anglaise, c’est-à-dire dans un américain global primitif, mais jugé propre à la communication. L’influence dont la France avait joui dans le monde, qui lui avait permis de conserver un rayonnement mondial, même si elle avait décliné en termes traditionnels de puissance, risquait fort de perdre son aura face à la concurrence d’un monde américanisé. C’est ici que la francophonie est venue soutenir, voire relayer la politique d’influence traditionnelle de la France, lui offrant de nouveaux moyens d’exister sur la scène mondiale. La francophonie n’est certes pas l’affaire des seuls Français, elle est l’affaire de tous ceux qui y adhèrent en partageant la langue française. Née dans la mouvance de la décolonisation, la francophonie s’est étendue à tous les continents ; elle regroupe les pays francophones et même d’autres qui ne le sont pas, mais pour qui l’univers de la langue française symbolise le partage d’une civilisation, d’une culture, d’une littérature, de principes moraux et spirituels. Ce n’est pas la France qui impose la francophonie, elle résulte du libre choix que font tous les États qui y adhèrent. C’est précisément au temps où la France a perdu son statut de grande puissance – le général de Gaulle en avait fait le constat – que le français, langue de la France, acquiert un statut véritablement universel qu’elle n’avait pas totalement atteint auparavant et qui est destiné à s’affirmer encore. Que l’on songe à l’Afrique, dont la vigueur démographique est une des données du monde du xxie siècle et qui est largement francophone. Si au xviiie siècle, à l’apogée du rayonnement de la langue française, l’Europe parlait français, au xxie siècle, c’est une partie importante du monde, sur les cinq continents, qui parle français.

Certes la France n’est ni à l’initiative, ni le maître d’œuvre de la francophonie. Mais elle s’est attachée à l’accompagner et à contribuer à son organisation et à son développement. Le secrétariat général de la Francophonie a son siège à Paris et bénéficie de l’attention et de l’aide constante de l’État français. C’est le président Mitterrand qui a proposé l’organisation de sommets réguliers de la francophonie, qui, depuis le sommet de l’île Maurice en 1984, se tiennent tous les deux ans dans un pays francophone et permettent à l’organisation de rassembler ses membres, d’en accueillir de nouveaux, d’élaborer des politiques assurant le progrès de cette puissante institution. L’O.I.F. regroupe désormais quatre-vingt-huit États membres et observateurs, et revendique trois cents millions de locuteurs francophones, répartis sur toute la planète. Selon les indications prospectives exposées lors des derniers sommets, la francophonie devrait en 2050 compter sept cent cinquante millions de locuteurs. Les objectifs défendus par la francophonie sont – avec les principes généraux, paix, démocratie, droits de l’homme – la promotion du français, de la diversité linguistique et culturelle, et le développement d’une prospérité partagée et durable. Quand la diplomatie française fait de la défense et de la promotion de la langue française une priorité, ce n’est plus seulement une langue nationale et un intérêt national qu’elle défend, mais elle se fait le porte-parole de cette immense communauté de l’esprit dont sa langue assure l’unité et qui ne cesse de s’étendre. On voit qu’au xxie siècle la France a, grâce à sa langue qui s’impose sur tous les continents, une nouvelle chance de rayonner dans le monde.

À l’apport de la francophonie, il faut ajouter un autre progrès de la langue française à l’époque présente. On a souvent déploré une certaine pauvreté ou insuffisance du lexique français, ce qui permet aux usagers du « globish » de se justifier de le préférer à un français respecté. À l’aube des Lumières déjà, Fénelon, dans sa célèbre Lettre à l’Académie, avait constaté une certaine insuffisance du vocabulaire, dont il analysa la cause : « On a gêné et appauvri la langue française depuis environ cent ans en voulant la purifier, comme ce fut, on le sait, le cas pour le latin que cette exigence de pureté figea dans le statut de langue morte. » Mais Fénelon proposait aussi une solution : « Emprunter des mots à d’autres langues ». Voltaire fit le même constat, qualifiant la langue française de « gueuse fière, dédaignant les secours dont elle a besoin ». Au cours du dernier demi-siècle, on doit constater que la langue française s’est transformée, car « la gueuse fière » s’est enrichie d’un nombre considérable de mots. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les deux dernières éditions du Dictionnaire de l’Académie française, dont l’avant-dernière fut achevée en 1935 et l’autre est sur le point de l’être. Or, de l’une à l’autre le nombre de mots a doublé. Et cet enrichissement lexical, que Fénelon ou Voltaire ont tant recommandé, est dû – et cela est remarquable – moins aux emprunts qu’à l’invention lexicale. Certes la francophonie joue ici son rôle : des mots venus de pays qui partagent l’usage du français, mais ont aussi gardé des vocables locaux, sont venus s’ajouter au patrimoine lexical français. Et un effort considérable est par ailleurs accompli désormais pour dire en français, et non en anglais ou en « globish », les réalités nouvelles que notre monde découvre, celles de la science et des techniques, mais aussi de l’économie, voire des sciences humaines et sociales, où l’on tendait à adopter tout simplement le vocabulaire anglais.

L’État français, les pouvoirs publics ont retrouvé sur cette question l’intuition de François Ier, la conviction que la langue est inséparable de l’État et de la nation, ce qui implique que l’État doit aussi veiller à sa préservation. Les commissions de terminologie chargées d’élaborer la langue des réalités nouvelles ont largement contribué à l’extension du patrimoine lexical que l’on constate dans les dictionnaires.

Comment conclure, sinon en constatant que tout au long de l’histoire plus que millénaire de la France, qu’elle fût puissante au sens traditionnel du terme – par son territoire, sa population, ses moyens militaires et son économie – ou qu’elle ait régressé dans l’échelle de puissance, son rayonnement dans le monde a toujours tenu à la force d’attraction de sa langue et au prestige de la culture portée par cette langue.

Reconnaissons aussi que, trop souvent malmenée en France, la langue française est l’objet d’un respect infini dans le monde extérieur. Elle doit à ceux qui l’aiment et qui l’utilisent sur tous les continents d’attirer toujours plus de locuteurs. Grâce à eux, non seulement elle n’est pas menacée de disparaître, mais c’est à eux aussi qu’elle doit son rayonnement grandissant et l’influence dont jouit notre pays.