Inauguration d’une plaque apposée sur la maison natale de Paul Thureau-Dangin

Le 21 mai 1938

Louis MADELIN

Inaugurations d’une plaque apposée sur la maison natale
de Paul Thureau-Dangin

Le samedi 21 mai 1938

 

DISCOURS

DE

M. LOUIS MADELIN
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

Je ne saurais exprimer l’émotion que je ressens à voir célébrer la mémoire de Paul Thureau-Dangin, au seuil de cette demeure où s’est écoulée une vie tout entière consacrée au culte du bien et de la vérité. C’est dans ces murs, en effet, que, accueilli, jeune encore, par un illustre aîné, j’ai, en l’écoutant parler et en le voyant vivre, connu ce qu’une haute conscience peut donner de force au talent comme au caractère.

Paul Thureau-Dangin était alors à l’apogée de son œuvre. Déjà, l’Histoire de la Monarchie de Juillet, terminée depuis trois ou quatre ans, avait assis une renommée que l’Académie française venait de consacrer. J’avais lu, lorsque j’étais étudiant, le grand ouvrage devenu si vite classique, et, comme tout le monde, admiré sa riche documentation, sa parfaite ordonnance et son style impeccable. M. Thureau-Dangin avait, avec cette œuvre, atteint à la maîtrise.

Il ne s’était cependant pas, dans sa jeunesse, destiné à lhistoire, paraissant viser à devenir, non point un écrivain, mais un juriste. La vie dispose de nous, et c’est par une voie imprévue qu’il avait été amené aux études qui devaient illustrer son nom. Inspiré par les convictions religieuses et politiques les plus fortes, il s’était, tout d’abord, porté avec résolution dans la bataille des idées. Catholique, monarchiste et libéral, il s’était associé à de chers amis, au premier rang desquels se trouvait François Beslay, pour soutenir, dans un journal qui eut son heure d’influence, le Français, les idées qui lui étaient chères. Il s’était distingué, dans cette collaboration, par la vigueur et tout à la fois la tenue de sa plume — non sans apporter à la polémique, en dépit d’une modération constante, une certaine acuité. Le Français, fort malheureusement, avait succombé. Sa chute a ravi à la presse un journaliste d’élite, mais elle a valu au pays un grand historien.

La conscience qui dominait le caractère de Thureau-Dangin l’avait poussé, tandis qu’il bataillait, à éclairer sa religion par une étude des événements qui, à la fin du XVIIIsiècle, ont pesé sur la nation et, au cours du siècle suivant, créé la situation dans laquelle, après 1871, la France se trouvait engagée. Il avait voulu savoir quelles idées s’étaient affrontées, quels partis s’étaient combattus, et, remontant jusqu’à la Révolution, cherché, dans l’étude de ces luttes, des enseignements autant que des renseignements. Mais, à manier les textes, il avait senti naître cette vocation, jusque-là inconsciente, qui, peu à peu, se révélait à lui-même par l’intérêt passionné que, tous les jours davantage, ses recherches lui inspiraient.

Il avait, ainsi, été amené à publier trois études qui, tout de suite, le classaient parmi les historiens les plus distingués de son âge : La Question de Monarchie ou de République du 9 Thermidor au 18 Brumaire, l’Extrême-Droite et les Royalistes sous la Restauration, et Paris capitale, et il avait groupé ces trois études sous le titre, d’allure encore politique : Royalistes et républicains. Mais tous ceux qui avaient lu ce qu’il appelait encore modestement des Essais, avaient pu nettement apercevoir un historien en train de se former et de grandir. Rien de plus solide déjà que ces premières études, nourries de lectures et de méditations. La preuve de cette solidité est que, après plus de soixante ans, au cours desquels tant de recherches ont été faites sur l’histoire de la Révolution comme sur celle de la Restauration, ces travaux de jeunesse ont gardé toute leur valeur. En ce qui concerne la première de ces études — celle qui a trait à la lutte des partis après Thermidor, — je peux personnellement témoigner que le livre — richement documenté et d’ailleurs plein de vie — reste l’un des meilleurs de ceux qui ont été écrits sur l’époque révolutionnaire, et que nul ne pourrait étudier la Révolution à son déclin sans le consulter et en faire son profit.

Les mêmes qualités de solidité et de vie se retrouvaient dans un second volume consacré au Parti libéral sous la Restauration.

Ainsi l’historien était-il conduit à la Révolution de 1830, mais il était alors forcé de constater que, si des travaux déjà importants avaient paru tant sur la Révolution que sur la Restauration — dont il avait largement usé, aucun ouvrage sérieux n’avait été publié sur l’âge suivant, le règne de Louis-Philippe, et ce qu’on appelait le « régime de Juillet ».

Or, il avait vu naître en lui, au cours de ces premières études, cette curiosité des événements et des hommes qui est le levain du travail historique, et, d’ailleurs, ce goût de la recherche qui, à se satisfaire, procure à l’historien de telles joies que celui-ci, son livre écrit, se sent déjà, par le plaisir éprouvé, largement payé de ses peines.

Paul Thureau-Dangin, préparé maintenant à aborder une grande œuvre, se mit à réunir les éléments de l’Histoire de la Monarchie de Juillet.

Il fallait, pour affronter un pareil sujet, un certain courage — et même quelque audace. Beaucoup de gens eussent en effet jugé ce sujet peu propre à passionner des lecteurs et, premièrement, l’historien lui-même. Du « régime de Juillet », les contemporains de Paul Thureau-Dangin n’avaient guère l’impression que d’une longue suite de débats parlementaires, de crises ministérielles, d’intrigues politiques, de rivalités entre les partis et les hommes, une longue bataille de tribune et de presse, sur laquelle, le régime ayant sombré, la poussière était venue très vite se poser, effaçant presque ce passé qu’on disait, d’ailleurs, avoir été sans éclat et quasi sans couleur.

C’est précisément le grand mérite de l’historien de la Monarchie de Juillet que d’avoir su rendre vie à ce qui paraissait n’en avoir, pour ainsi dire, jamais eu.

C’est que, lui, voyait, dans cette période de notre histoire, tout autre chose. Partisan convaincu de la monarchie constitutionnelle, M. Thureau-Dangin regrettait précisément que nul n’eût étudié sérieusement ces dix-huit années où, déjà pratiqué avec quelque éclat sous la Restauration, le régime parlementaire avait, en France, connu toute sa réalité. Il fallait montrer comment ce régime s’était, dans les conditions normales, exercé, ne fut-ce — il le dit dans sa préface — que pour constater combien, dans l’âge suivant, il avait dégénéré, gardant un nom devenu mensonger, et compromettant, par là, des institutions où de très grands Français avaient jadis trouvé la formule parfaite de l’équilibre des pouvoirs.

Évidemment était-on quelque peu surpris de lire, à la première ligne de la préface, cette phrase qui, aujourd’hui encore, nous laisse perplexes : « Pour qui place un peu haut son idéal politique, la France, depuis quatre-vingts ans, n’offre pas d’époque plus intéressante que celle où elle a été en possession de la Monarchie constitutionnelle. » On était, on est étonné ; mais les lecteurs de Paul Thureau-Dangin — et c’est là un titre singulier à notre admiration — n’ont jamais eu besoin d’aller jusqu’à la fin du tome VII et dernier de son ouvrage, pas même d’aller jusqu’à la dernière page du tome I, pour que l’affirmation — presque paradoxale — de la préface se trouve dans une large mesure justifiée à leurs yeux.

C’est par un miracle de résurrection, que ces sept tomes de la Monarchie de Juillet attachent le lecteur et lui permettent de vivre ces dix-huit années de notre existence nationale qui n’étaient méconnues que parce que, — chose étrange —, parmi les fils même des anciens sujets de Louis- Philippe, elles étaient presque inconnues.

Thureau-Dangin ne nous les a pas fait seulement connaître : il a fait, je le répète, ce miracle de nous les faire vivre.

Qu’un historien soit consciencieux, cela ne suffit pas. Il faut qu’il apporte à sa tâche une pénétration et une sagacité et, d’autre part, une faculté d’évocation qui lui permettent de mettre en lumière les choses et les hommes. Sous la plume de Paul Thureau-Dangin — au plus haut degré doué de pénétration et de sagacité — choses et hommes apparaissent avec un singulier relief. Ses volumes sont semés de portraits dont certains mériteraient de figurer dans les anthologies : Louis-Philippe, d’abord, puis les ministres du règne : Laffitte, Casimir-Perier, Guizot, Thiers, Molé, Broglie, et, avec les hommes d’État, des soldats tels qu’un Bugeaud et des apôtres tels qu’un Montalembert et un Lacordaire.

Je disais tout à l’heure « relief ». Paul Thureau-Dangin n’est pas un coloriste ; il paraît manier plutôt un burin qu’un pinceau ; sa plume a gardé de sa première profession — celle du journaliste, — cette légère acidité qui, sans excès d’ailleurs, fait de ses portraits des gravures très poussées ; graveur plus que peintre ; mais l’art du graveur est-il inférieur à celui du peintre ? C’est une question de talent personnel, et Paul Thureau-Dangin savait mieux que personne quel artiste peut être un grand graveur ([1]). Aussi bien n’appuie-t-il que très rarement sur le burin : sa parfaite équité et son tact constant le gardent de toute tentation d’outrance ; car il tenait à rester, avant tout, juste, pour se donner, au besoin, le droit d’être sévère. Il visait à l’impartialité, mais cette impartialité n’était nullement de l’impassibilité. On devine facilement ses préférences ; elles ne l’ont jamais empêché de signaler les fautes de ceux vers qui sa sympathie le portait, et, chez ceux qu’il ne goûtait guère, les mérites et les services. S’il est favorable au régime parlementaire tel qu’il fut pratiqué, il n’hésite pas à nous montrer combien les intrigues ; qui, trop souvent, se sont donné cours dans les couloirs du Palais-Bourbon, ont peu à peu détaché et même aliéné l’opinion. Lui-même parfois se montre las de ces jeux de bascule qui, souvent, sont aussi jeux de chausse-trappe, mais l’histoire du régime lui permet quelquefois de respirer un air plus sain : dans des chapitres magnifiques, il suit, à travers l’Algérie, peu à peu reconquise, les soldats qui, au cours de ce règne pacifique, rompent la prescription pour la gloire française, et au premier rang desquels on aperçoit de jeunes princes pleins de valeur, fils chevaleresques du grand roi bourgeois.

C’est qu’il entend ne négliger aucun des chapitres de cette histoire et, en quelque sorte, épuiser une époque. Ainsi sort-il sans cesse des luttes parlementaires pour nous montrer le mouvement des idées — romantisme, catholicisme, saint-simonisme, socialisme — ou pour nous entraîner à sa suite dans les chancelleries où, toujours grâce à sa lucidité naturelle, il débrouille, mieux qu’historien ne l’a jamais fait, les fils souvent emmêlés des grandes intrigues internationales.

Partout, en toute circonstance, il pénètre profondément les choses et les hommes, mais, quand il a réuni tous les éléments de son information, il s’élève soudain aux vues les plus hautes. Arrivé au terme de son étude, marqué par la chute presque inexplicable du régime, il se retourne et, d’un long regard, interroge ces dix-huit années où la France, sans avoir rien perdu de sa gloire, a connu une si grande prospérité. Pourquoi le régime est-il tombé ? Par l’aberration de ceux qui, croyant s’imposer à lui comme ministres, ont essayé de lui faire peur, imprudents qui ont joué avec le feu, ont incendié la maison et ont été les premières victimes de la catastrophe qu’ils avaient déchaînée.

De volume en volume, on avait senti l’historien grandir et s’élever, et il avait entraîné ses lecteurs avec lui. Mais, quand il eût jeté au vieux roi, entraîné vers l’exil, un regard d’adieu, l’auteur lui-même parut soudain vouloir s’évader de son œuvre.

Il en avait assez de l’atmosphère — parfois bien médiocre — des assemblées parlementaires ; il écrivit un volume, inattendu, sur un des grands mystiques italiens, velte manifestation de son talent, une preuve intéressante saint Bernardin de Sienne, et donna, dans cette toute nou de la souplesse et de la richesse de son esprit. Profondément et, en dépit d’une apparence de froideur, ardemment chrétien, il avait, sans doute, après tant d’années de contact avec les passions parfois rapetissantes de l’humanité, aspiré à trouver, dans l’étude de l’âme franciscaine, en quelque sorte, un rafraîchissement de son esprit, et la pleine satisfaction de ses sentiments religieux. Mais c’était, cependant, vers un autre domaine que le portaient ces mêmes sentiments religieux. A l’époque où il était venu, en Italie, réunir les éléments de la Vie de saint Bernardin, il avait passé quelques semaines à Rome ; un grand problème, entre autres, passionnait alors le grand pape régnant et la Curie romaine, celui du renouveau catho­lique qui se manifestait en Angleterre ; je vivais alors à Rome et, par mon cher directeur de l’École de Rome, Mgr Duchesne appelé par Léon XIII à étudier la question de la validité des ordinations anglicanes, je savais l’intérêt que le Vatican attachait à ce problème si complexe. Paul Thureau-Dangin, l’esprit ouvert aux souffles nouveaux, fut lui-même frappé de l’importance du problème. Ainsi s’engagea-t-il dans les nouvelles études qui aboutirent à ce livre, si fort et si neuf : la Renaissance catholique en Angleterre, puis à ce petit volume, si émouvant, sur Newman catholique — doublement émouvant : car on y voit vivre, avec, l’une des âmes les plus nobles — celle du héros, — l’âme, non moins noble, de son biographe.

Dans ces travaux, si différents de ceux qui avaient occupé la première partie de sa carrière, Paul Thureau-Dangin restait l’historien impeccable que connaissaient les nombreux lecteurs de l’Histoire de la Monarchie de Juillet. Il apportait à ces nouvelles études, avec la plénitude d’un talent si longuement éprouvé, cette parfaite conscience éclairée, jusqu’au bout, de cette raison lucide qui frappait quiconque avait recours à son conseil. La parfaite sérénité de son jugement était due à un trait que Pierre de la Gorce a signalé comme la marque de toute sa vie : la « conformité entre sa croyance et ses actes ». Le long de ses jours, il avait mené de front toutes les tâches, rempli tous les grands devoirs. Soutenu par une admirable femme, il avait élevé des enfants qui, dans toutes les voies choisies par eux, lui faisaient si grand honneur ; et il s’était, cependant, voué aux plus belles œuvres charitables et religieuses. Appelé par l’unanimité de l’Académie au secrétariat perpétuel, il apportait à ces nouvelles fonctions cet heureux mélange de fermeté et de finesse qui l’avait imposé à la confiance de ses confrères ; là aussi, il pratiquait ce culte du devoir qui avait été l’armature de toute son existence.

« Conformité de sa croyance et de ses actes ». Je n’avais aujourd’hui mission que d’évoquer son œuvre d’historien, mais, chez un tel homme, on ne peut et c’est à sa gloire séparer l’homme de l’écrivain. De la noblesse de ses grandes études je donnerai une explication toute voisine en disant : « Conformité de la conscience et de l’œuvre. » Je ne connais pas une formule d’hommage plus belle quel que soit l’homme, quelle que soit l’œuvre. Mais, s’il est une profession où pareil témoignage soit précieux, c’est la nôtre, celle de l’historien. Mon maître Gabriel Hanotaux me disait un jour : « Être historien, c’est savoir choisir. » Dans une certaine mesure, quelle que soit la richesse des références que nous apportons au lecteur, il faut bien que celui-ci nous fasse crédit. Mais le crédit sur quoi se fonde-t-il ? Sur l’autorité. Et l’autorité elle-même comment se conquiert-elle ? Par le sentiment donné à qui nous lit, d’une conscience toujours scrupuleuse.

J’ai beaucoup lu les historiens de l’époque contemporaine ; j’en ai personnellement connu quelques-uns, et des plus grands. Parmi ceux-ci beaucoup ont, par leur conscience éclairant un grand talent et soutenant un grand labeur, exercé cette autorité, si nécessaire à qui écrit l’histoire. Je n’en ai pas connu un seul qui ait, par l’évidente alliance de la conscience et du jugement, conquis plus que Paul Thureau-Dangin l’autorité dans la maîtrise.

 

[1] M. Paul Thureau-Dangin avait épousé la fille d’un des plus célèbres graveurs du siècle, Louis-Pierre Henriquel-Dupont.