Inauguration de la statue d'Alfred de Musset, à Paris

Le 23 février 1906

Jules CLARETIE

INAUGURATION DE LA STATUE D’ALFRED DE MUSSET

À PARIS
Le Vendredi 23 février 1906

DISCOURS

DE

M. JULES CLARETIE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DU COMITÉ DU MONUMENT
ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

 

MONSIEUR LE MINISTRE,
MONSIEUR LE SOUS-SECRÉTAIRE D’ÉTAT,
MONSIEUR LE PRÉFET DE LA SEINE,
MONSIEUR LE PRÉSIDENT DU CONSEIL MUNICIPAL DE PARIS,
MONSIEUR LE PRÉSIDENT DU CONSEIL GÉNÉRAL DE LA SEINE,
MESDAMES, MESSIEURS,

 

J’ai le grand honneur et la très vive joie de remettre à la Ville de Paris le monument élevé à la mémoire, à la gloire d’un des plus grands poètes du siècle passé. Alfred de Musset aura attendu pendant près de cinquante ans une statue que ses admirateurs voulaient lui élever il y a déjà plusieurs années, à une époque on les effigies étaient moins prodiguées et où les hommages, tels que celui que nous rendons aujourd’hui, étaient plus rares. Le Comité dont je faisais partie ne réussit pas à mener à bien son œuvre. Le frère du poète, qui en était l’âme, mourut, et il fallut qu’un admirateur passionné de Musset, qui est en même temps un ami de la Comédie-Française, vint, au moment où j’eus l’honneur d’être nommé Administrateur de cette noble maison, m’offrir de placer là, près de ce Théâtre dont Musset fut et reste une des gloires, l’image du poète d’On ne badine pas avec l’amour.

Ce généreux donateur, qui m’avait demandé de ne pas être nommé aujourd’hui, vous le connaissez ; c’est lui qui, entre autres libéralités, bien inutiles à rappeler devant mes confrères de l’Institut de France, offrit à la Ville de Nancy la statue de Jeanne d’Arc dressée près de la frontière, à la Ville de Lausanne la statue de Guillaume Tell pour remercier la Suisse de l’hospitalité qu’elle donna si noblement à nos blessés en 1871 et de la tombe qu’elle garde à nos morts.

M. Osiris offre aujourd’hui à la Ville de Paris l’image d’un de ses plus illustres enfants.

Et je remercie au nom du comité, ou plutôt du donateur lui-même, la Municipalité parisienne d’avoir bien voulu, une première fois en 1902, par la voix de M. Dausset, et en juillet 1904, sur la proposition de M. Paul Escudier, émettre le vœu, réalisé par M. le Préfet de la Seine, de voir la statue d’Alfred de Musset s’élever à la place où elle apparaît aujourd’hui.

Je ne dois pas oublier la bienveillance de M. le Président du Conseil municipal et l’empressement de son Syndic à nous aider dans la réalisation d’un projet cher aux admirateurs du poète, et il m’est très doux de remercier M. le Ministre de l’Instruction publique d’avoir, en voulant bien accepter la présidence de cette fête de la poésie, honoré les lettres, et M. le Sous-Secrétaire d’État des Beaux-Arts d’avoir ajouté à cette journée une signification artistique.

À vrai dire, c’est aussi une fête parisienne que cette célébration du poète de la jeunesse qui obtient son monument à l’ancienneté. Paris aime Musset comme Musset aimait Paris. L’auteur de Namouna n’est pas seulement, en effet, un poète purement français. — français par la clarté du verbe et la chaleur du cœur — il est Parisien, Parisien d’esprit, Parisien par l’élégance, par son humeur d’indépendante littéraire qui en fait, dans cette grande bataille romantique de 1830, répondant à l’autre bataille que suivait Mimi Pinson avec la cocarde au bonnet, quelque chose comme un franc-tireur d’avant-garde qui combat au premier rang, mais un peu à part. Il est Parisien parce qu’il chanta et charma Paris, et je ne m’étonne pas que sur la muraille de votre bel Hôtel de Ville rajeuni, notre grand Paris ait placé debout dans sa sveltesse l’image d’Alfred de Musset, ainsi dressée comme dans le Panthéon du plein air.

Aujourd’hui, la Comédie-Française est fière d’avoir pour voisin — j’allais dire pour hôte — le poète que des voix autorisées vont officiellement célébrer et que je voudrais simplement saluer, au nom des artistes mes collaborateurs, et des auteurs dramatiques mes confrères, comme un des auteurs les plus chers et les plus aimés de notre grande scène nationale.

Sur les quinze pièces dont se composent les trois volumes des Comédies et Proverbes de Musset, onze ont été représentées à la Comédie-Française. Depuis Un Caprice, joué en 1847, jusqu’à Barberine, toutes ont été tour à tour applaudies et le sont encore, en dépit du torrent et du temps qui emportent les œuvres, les créations et les créateurs.

C’est que Musset, ce Parisien, ce Français de France, est essentiellement humain, et que, même parmi les décors et les prestiges de la scène, l’auteur de Rolla reste un homme. Et par cela même, il demeure le poète de la passion, le dramaturge de l’amour. Il y avait du sang dans son encre. Et toute sa théorie artistique et dramatique se résume en ce vers jeté aux « humains qui chevillent » et « faussent jusqu’aux pleurs qu’ils ont dans les yeux » :

Grands hommes, si l’on veut, mais poètes, non pas !

Je ne regrette point que la brutalité de la saison comme dit Mascarille, nous ait obligés à nous réfugier ici pour célébrer le poète dont l’image est encore recouverte du voile qui tout à l’heure va tomber. L’auteur nous avait prévenus, du reste, lorsqu’il écrivait, Par un mauvais Temps :

Il faisait, dans cette avenue,
Un froid de loup, un temps de chien.

Il semble que Musset soit plus chez lui, tout près de cette scène où les personnages de ses pièces, les visions de ses songes ont passé : Perdican, Calo, Marianne, Louison, Jacqueline, Ballerine, toutes ces figures délicieuses, douloureuses ou redoutables, souriantes ou cruelles, qui forment comme une théorie exquise sortant de quelque forêt des Ardennes pour se perdre dans les horizons bleus des parcs de Watteau.

Puis, c’est ici même, là-haut, qu’il a trouvé pour incarner ces délicieux fantômes, ces créatures de rêve auxquelles il insuffla sa propre vie, des comédiens et des comédiennes qui partageront sa gloire dans l’histoire de son théâtre de fantaisie et de beauté. Je pourrais même rencontrer peut-être parmi les spectatrices de la cérémonie d’aujourd’hui, les trois survivantes des créatrices de ces œuvres devenues classiques, et qui furent choisies par Musset lui-même : celle qui fut le premier soir la Mathilde du Caprice ; celle qui fut, avant les autres Rosettes, la Rosette de Musset ; celle qui, la première, fit entendre et acclamer les vers de la Muse de la Nuit d’octobre.

Tout ce logis est peuplé des souvenirs de Musset, et les ombres mêmes l’y saluent. Mais les vivants le font revivre. Musset est toujours applaudi. Ses héros et ses amoureuses font écouter toujours leurs plaintes ou leurs chansons. Et les comédiens d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, rendent toujours en émotion et en talent à notre Musset ce que le poète leur donne en inspiration et en gloire.

La première fois que le nom d’Alfred de Musset se trouve mêlé à l’histoire de la Comédie-Française, c’est en 1827. Il avait seize ans. Il allait remporter, cette même année, au concours général, son prix de philosophie. Nous le voyons alors signer une pétition des élèves du collège Henri IV, demandant à « MM. les Membres du Conseil du Théâtre-Français » que la Comédie représente pour ces écoliers La Jeunesse de Henri V, d’Alexandre Duval, et Le Tasse du même auteur, afin que les collégiens puissent voir (je cite la pétition que le jeune Musset avait peut-être rédigée) Mlle Mars « avec toutes ses grâces ».

Alfred de Musset pourrait la voir, cette Mlle Mars, Muse de la comédie, faisant face à la Muse tragique, Mlle Rachel, sous ce péristyle, à cette même place où le poète a tant de fois porté ses pas. Il ne se doutait point, le collégien de 1827, qu’il serait un des souverains de la Maison, et que son théâtre à lui ce théâtre où le salon de Carmontelle et de Marivaux s’ouvre comme sur la lande et l’île enchantée de Shakespeare — réduirait en poussière Le Tasse et les comédies historiques des classiques attardés.

Il ne se doutait pas surtout, quand il traçait cette pétition sur le pupitre du collège Henri IV, qu’un maître sculpteur dresserait un jour sa statue sur une place publique de Paris, à quelques pas de la Maison de Corneille, de Racine, de Molière et de Victor Hugo.

Vous allez la voir, cette statue, qui fait honneur au grand artiste, gloire de l’art français, qui l’a signée. M. Antonin Mercié a véritablement évoqué Musset, le Musset jeune, ardent, douloureux des immortelles Nuits. Assis sur le banc de pierre, il songe aux amers souvenirs, aux douloureuses épreuves, aux passagères amours. Et la Muse, la blonde rêveuse, la jeune immortelle, lui répète les mots sublimes où le poète lui-même explique le charme cruel et la nécessité de la douleur :

Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;
Pour vivre et pour sentir, l’homme a besoin des pleurs ;
La joie a pour symbole une plante brisée,
Humide encor de pluie et couverte de fleurs.

Messieurs, c’est dans une autre Nuit, une Nuit de Décembre, que Musset se revoit, en une hallucination poignante, dans la salle d’étude de ce lycée d’où il écrivait à « Messieurs les Membres du Conseil du Théâtre-Français », et vous n’avez pas oublié cette inquiétante vision :

Du temps qu’il était écolier,
Il restait un soir à veiller
Dans une salle solitaire.
Devant sa table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir
Qui lui ressemblait comme un frère.

Et il nous a dit comment cet autre lui-même, au visage triste et beau, l’accompagna partout dans la vie, tantôt lui montrant les cieux et tantôt lui tendant son verre, à Pise, à Cologne, partout, à Florence et près du Lido, où meurt la pâle Adriatique... et où meurent aussi les amours.

Eh bien, cet étranger qui lui ressemblait comme un frère, Musset n’a pu l’entrevoir, le deviner dans sa forme nouvelle, mais nous allons le voir, nous, non plus vêtu de noir comme s’il portait le deuil de ses illusions, mais dans tout l’éclat du marbre blanc et dans la splendeur d’une apothéose.

C’est le visage triste et beau, c’est le rêveur pleurant son pauvre cœur enseveli, — mais c’est l’éternelle image du poète adoré par la Muse et couronné par l’Immortalité !